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CHAPITRE V : DES SAVOIRS TECHNIQUES ET DES FAITS MATÉRIELS DE

A. Héritage d’Ibn Khaldoun

1. Concept de civilisation

Le concept ‘omran, ou hadâra est déjà familier dans la culture arabe ; Ibn Khaldoun le théoricien de la sociologie arabe classique, deux siècles auparavant, l’ayant amplement étudié.

Léon/ al-Hassan, de par son origine andalouse et fassie, est l’exemple du citadin civilisé qui porte un regard différentié et très évaluateur sur les critères et les normes de la civilisation. Il l’exprime lui-aussi à sa manière. Mais des traces d’influence d’Ibn Khaldoun sont à relever dans plusieurs notes à travers le texte de la Description.

Deux principaux paramètres ou variables président à l’évaluation du degré de civilisation. Ce sont d’abord des qualités relatives aux lettres et aux arts dont certaines populations sont douées ou pas. Ensuite la séparation entre vie en ville et vie à la campagne (I, 13-15). Ibn Khaldoun (I, 178, 259) rassemble ces deux indices et en fait un facteur distinctif avec séparation nette des rôles entre ville et campagne : élevage en larges campagnes et métiers en villes et agriculture aux environs de ces villes, dont les marques d’urbanisation constituent autant de traits de civilisation.

Parlant de Taza, l’auteur note :

« Cette ville est la troisième du royaume en dignité et aussi en civilité. Elle possède un

temple qui est plus grand que celui de Fez, trois collèges, plusieurs étuves et hôtelleries. Les marchés sont ordonnés, comme ceux de Fez.

Ses habitants sont des gens vaillants et généreux en comparaison de ceux de Fez. Il existe parmi eux beaucoup de lettrés, d’hommes de bien et surtout de gens riches car les terrains rapportent parfois trente pour un. » (III, 303).

Quant à la notion du nomade ou du désert, qui est un autre topos de la littérature arabe à ce sujet, elle est plus généralement liée tout de même à une absence de civilité, en termes d’activité humaine et d’éloignement des métropoles, par opposition aux régions plus proches de la côte et donc des contacts avec les Européens ou qui se trouvent sur les voies commerciales.

Léon/ al-Hassan, en rapport avec la tradition arabe en la matière, est particulièrement informé sur les régions subsahariennes ; malgré le jugement général stéréotypé d’incivilité, l’auteur confirme concrètement l’aspect plutôt élaboré d’un certain nombre de peuples de l’Afrique noire. Une note stipule justement que l’Afrique « a été complètement inhabitée », y compris la Berbérie et la Numidie, pour plusieurs siècles, « à l’exception de la Terre des Noirs » (DA, 10). Cette note contredit toutes les informations reçues de l’antiquité et va dans le sens des théories archéologiques sur l’origine africaine de l’espèce humaine.

Le degré de civilisation est donc conditionné par le degré d’ouverture sur les autres et les contacts extérieurs commerciaux ou autres entre les régions. (L’une d’eux, par exemple, est « constamment fréquentée par les marchands portugais… » souligne l’auteur (DA, II, 125))

Les habitants de Teoerrega (Taworgha) « un endroit habité aux confins de l'État de

Tripoli... ne sont pas moins démunis de ce qui leur est nécessaire que d’argent, car ils sont confinés dans le désert, loin de tout centre civilisé. » (VI, 445-46). Toutefois la notion de

civilité reste liée à des critères internes, plus intellectuels (ou religieux) et organisationnels que purement matériels ou géographiques. Les habitants de Melli (Le Mali) en constituent l’exemple : « Ils ont plusieurs temples, des prêtres et des professeurs qui enseignent dans

les temples, car il n'y a pas de collèges. Ce sont les plus civilisés, les plus intelligents et les plus considérés de tous les Noirs. Ils furent en effet les premiers à se rallier à la religion de Mahomet. » (VII, 466).

Aucune vision exotique n’intervient dans ces notes. L’incivilisation est due plus au facteur humain qu’au facteur climatique, géographique ou spécifiquement ethnique. L’auteur développe une vision critique sur l’état de la société.

a) Ethnicité :

Le facteur ethnique est toutefois présent dans la considération de l’origine des tribus et des noms de régions et dans la distinction entre des races.

À ce niveau Léon/ al-Hassan reprend la même catégorisation que celle d’Ibn Khaldoun, et classe les Arabes en trois catégories :

-Arabes arabisant -Arabes arbisés et -Arabes berbérisés

(Voir les deux origines des Arabes) (DA, I, 34)

Sur l’origine orientale des Berbères, qui est une question encore d’actualité, Léon/ al- Hassan rapporte les deux thèses sans trancher, vraiment, préférant les concilier. « Plusieurs autres théories »96 existent à ce propos, écrit-il. Il suit en cela l’opinion aussi pas très bien contrastée d’Ibn Khaldoun dans l’Histoire des Berbères97, qui lui aussi établit des liens de parenté entre les Berbères et les peuples des Philistins et fait référence à l’apport des populations phéniciennes et égéenne (peuples maritimes), pour contribuer à la formation de la population capsienne (ancêtre des Berbères actuels) en Libye et Tunisie préhistoriques. Épaulard s’étonne « de voir l’auteur [Léon], parler plusieurs siècles avant la découverte des documents égyptiens de « l’invasion des Peuples de la Mer » (Note 100, I, 12). En effet « le développement de l’égyptologie favorisa également la tradition orientale ».98

96DA, I, 12. Voir aussi I, 16.

97IBN KHALDOUN, 'Abd al-Rahman ibn Mohammad, Histoire des Berbères et des dynasties musulmanes

de l'Afrique septentrionale , Mac Guckin de SLANE, Alger, 1854, Tome II, p.2 sqq ; Tome. III, pp. 182-183.

98 CAMPS, Gabriel, l’origine des Berbères [Islam : société et communauté. Anthropologies du Maghreb,

b) Langues et inscriptions

Le contact des races a pour conséquence le contact des langues. L’attention accordée à l’histoire des langues est représentée dans la Description par l’histoire des rapports entre le berbère et l’arabe, aussi bien clairement discutée par Ibn Khaldoun.

Les explications et développements étymologiques, philologiques au fils du texte de Léon/ al-Hassan témoignent de l’importance de ce contact pour les savants du Maghreb.

Les données linguistiques participent de la même problématique et permettent aussi de défendre ou réfuter telle ou telle thèse. (I, 16). Le terme ‘arabe corrompu’ est un autre terme hérité de la tradition, qui s’occupe de l’histoire des peuples qui ont côtoyé les Arabes.

Au sujet de l’écriture et l’alphabet des Berbères, Léon/ al-Hassan apporte une grande leçon de l’histoire expliquant la disparition d’un élément important de l’identité de la nation berbère, à savoir sa langue et sa graphie notamment. Les vaincus sont obligés d’adopter la langue des vainqueurs ; ceux-ci s’efforcent même de détruire tout symbole de la présence intellectuelle de la nation vaincue (I, 47, 48 ; II, 100). En règle générale, comme Ibn Khaldoun le dit lui aussi (Prolégomènes, T. I, p. 307 ; Histoire des Berbères, T. I, p. 207), et avant lui Ibn Raqiq, « Les sujets sont en effet obligés de suivre les usages de leurs maîtres …) (DA, I, 48)

Concernant les races ‘‘noires’’, l’analyse est plus fine notamment dans l’explication du métissage des populations des régions présahariennes. Ibn Khaldoun, lui, en fait toute une théorie (T. I, p. 171) basée sur le rapport entre les climats et la température et le teint de la peau. Léon/ al-Hassan semble s’éloigner de la tradition en la question et fait la part entre l’effet de la chaleur du soleil ou du climat sur la peau des Noirs de Tehort (VI, 439), d’un côté et la présence de souches ou de races noires (génétiquement parlant) parmi les populations, de l’autre. Pourtant Léon/ al-Hassan ne semble pas trancher et continue ailleurs la même analyse d’Ibn Khaldoun; ainsi, la blancheur des habitants du Rif s’explique par le climat froid des montagnes. (III, 304)