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Les politiques éducatives et leur mise en oeuvre

CHAPITRE 1 PROBLÉMATIQUE

1.2 Les politiques éducatives et leur mise en oeuvre

De multiples tentatives de changements ont vu le jour très tôt dans les milieux scolaires avant les années 1950. Les réformateurs de cette période « progressive » semblaient penser que les bonnes idées allaient d’elles-mêmes traverser les murs des écoles et des classes pour s’installer dans les pratiques quotidiennes des enseignants (Elmore, 2004). La stratégie grandement utilisée à cette époque était la création de mises en place exemplaires5 (Elmore, 2004). Les résultats de cette stratégie furent cependant très peu convaincants :

Il est possible de produire de multiples exemples faisant état de comment les pratiques peuvent être différentes mais nous ne pouvons souligner que quelques exemples, s’il y a en, d’enseignants en grand nombre engagés dans des pratiques établies afin d’éduquer le maximum d’enfants possible dans nos milieux scolaires (Elmore, 2004 : 21).

Malgré ces échecs, et ignorant les leçons à tirer de ces expériences, le gouvernement américain a lancé, à la fin des années 1950 et pendant les années 1960 (l’ère Spoutnik), une première réforme nationale du curriculum à grande échelle. Les États-Unis étaient alors inquiets du fait que leur système d’éducation ne parvenait pas, au niveau scientifique, à accomplir les percées nécessaires. Un leadership national (fédéral) et l’attribution de ressources importantes furent alors vus comme des éléments nécessaires afin d’entamer des réformes majeures du curriculum (PSSC Physics, Chem Study, Chemistry, New Math, etc.), des changements technologiques (instruction par télévision, machines « enseignantes ») et organisationnels (horaires flexibles, team teaching, etc.).

5 Mises en place exemplaires : création de quelques écoles qui font état des nouvelles pratiques développées (exemple : Lincoln School en 1917) (Elmore, 2004 : 15-21).

Au même moment, une autre force majeure, les mouvements pour les droits civils, dénonçait les inégalités présentes. Ces mouvements exigeaient des réformes éducatives immédiates. De nombreuses tentatives nationales eurent lieu, dans différents pays industrialisés du monde, afin d’aider les laissés-pour-compte du système; les systèmes d’éducation étant alors vus comme le véhicule social permettant de réduire les inégalités existantes. Il fallait viser l’excellence académique et l’équité pour les désavantagés sociaux et ethniques. À partir de cette période, une pression immense fut mise sur les milieux scolaires afin que ceux-ci deviennent « innovateurs » et de nombreuses écoles ont adopté des réformes qu’elles ne pouvaient pas mettre en pratique. Les changements étaient adoptés mais de façon superficielle, sans changements réels dans les pratiques des enseignants.

Il fut effectivement clair, à la fin de années 1960, que les résultats des réformes éducatives réalisées étaient quasi inexistants, confinés à certains cas isolés (Sarason, 1990; Fullan, 2000). L’étude de Cawelti (1967) est un exemple frappant de cet état de fait. Celui-ci réalisa une recherche sur plus de 7 000 écoles secondaires des États-Unis et démontra que six changements, sur un total de 27, furent adoptés dans les écoles et que les changements adoptés n’étaient pratiquement pas utilisés et furent en majorité abandonnés au cours des années. L’idée selon laquelle développer des politiques majeures au niveau national et les rendre disponibles aux acteurs sur le terrain entraînerait inévitablement leur adoption dans tous les milieux fut donc remise en cause. Le terme implantation, ou plutôt « implantation ratée », apparu alors, dans les années 1970, dans le vocabulaire des réformes scolaires : Behind the Classroom Door (Goodlad, Klein et al., 1970); The Culture of the School and the Problem of Change (Sarason, 1971), Implementing Organizational Innovations (Gross et al., 1971), Anatomy of

Educational Innovation (Smith et Keith, 1971) et dans une première revue de littérature

sur le sujet documentant les échecs massifs des réformes en éducation (Fullan et Pomfret, 1977).

Les recherches sur le changement en éducation démontrent donc que les approches top-

down ont longtemps dominé dans ce secteur. De nombreux systèmes éducatifs ont

politiques éducatives selon cette approche unidirectionnelle, technique, mécanique et rationnelle (Tyack et Cuban, 1995; Bonami et Garant, 1996; Gather-Thurler, 2000; UNESCO-ACEID, 2001; Legendre, 2002; Elmore, 2004; Fullan, 2005, 2007). Beaucoup de réformes éducatives n’étaient effectivement pas vraiment appliquées sur le terrain, l’étaient sous des formes divergentes, voire contraires aux intentions des réformateurs (Hargreaves, 1989; Holmes, Leithwood et Musella, 1989; Calwelti, 1993; Tyack et Cuban, 1995; Datnow, Hubbard et Mehan, 1998; Gather-Thurler, 2000; Legendre, 2002; Elmore, 2004; Van Zanten, 2004; Fullan, 2007) ou avaient des conséquences inattendues non désirées (Corbett et Wilson, 1990). L’étude des politiques d’éducation ne pouvait donc plus, suite à ces constats, s’arrêter à l’analyse de l’élaboration des politiques par le pouvoir politique et de leur traduction réglementaire par l’administration au niveau central (Van Zanten, 2004). Les recherches sur la mise en œuvre centrèrent alors leur attention sur les éléments à ne pas faire lors de la mise en œuvre et examinèrent, par la suite, les facteurs reliés à une implantation réussie (Fullan, 1994a). Plusieurs chercheurs ont ainsi soulevé l’importance de reconnaître le rôle prépondérant joué par les acteurs sur le terrain (enseignants, directions, etc.), les cultures et les institutions locales pour une implantation effective ainsi que la complexité et la non-linéarité des changements en éducation (Berman et McLaughlin, 1977; Hargreaves, 1989; Holmes, Leithwood et Musella, 1989; Tyack et Cuban, 1995; Datnow, Hubbard et Mehan, 1998; Gather- Thurler, 2000; Fullan, 1994a, b, 2007; Legendre, 2002; Elmore, 2004; Van Zanten, 2004).

Le rôle essentiel joué par les acteurs de terrain lors de l’implantation de politiques étant reconnu et les connaissances nouvelles démontrant les avantages de leur participation dans tout processus de changement, plusieurs réformateurs proposèrent des politiques rejoignant les principes de l’approche « bottom-up » de mise en œuvre. Aux États-Unis par exemple, beaucoup d’états décentralisèrent les pouvoirs vers les écoles (school-based

management6) afin d’impliquer les acteurs locaux dans une gouvernance commune des

6 Gestion centrée sur l’école : « Il s’agit essentiellement du renforcement de l’autonomie institutionnelle des écoles, parallèlement, dans de nombreux cas, à l’augmentation de la possibilité de choix de l’école par les parents, à l’adoption de modalité de financement par élève et à l’introduction de mécanismes de concurrence entre les établissements » (Dutercq, 2005 :157).

établissements (responsabilité pour les décisions concernant le budget, le personnel, le curriculum, etc.) et de leur offrir un plus grand contrôle sur le processus éducatif. Cette décentralisation n’obtint cependant pas les résultats souhaités. Taylor et Teddlie (1992, dans Fullan, 1994a) démontrèrent, par l’étude de 33 écoles d’une même commission scolaire reconnue nationalement comme leader dans le domaine d’implantation de changements (16 écoles pilotes ayant établi le school-based management et 17 ne l’ayant pas encore établi), que les enseignants des écoles pilotes faisaient état d’une plus grande implication dans les prises de décision de l’école, mais aucune différence n’était visible en ce qui a trait aux stratégies d’enseignement utilisées (dans toutes les écoles un enseignement centré sur l’enseignant sans grande implication des élèves prédominait). De plus, très peu de collaboration entre les enseignants était visible et ce, pour 31 des écoles étudiées (les deux écoles faisant état de collaboration n’étaient pas des écoles pilotes). Weiss (1992, dans Fullan 1994a) arriva à des conclusions similaires dans son étude de 12 écoles secondaires de 11 États ayant établi la gestion par l’école (school-based

management). Ces écoles, malgré le nouveau type de gouvernance prôné, ne portaient pas

plus d’attention au curriculum et aux questions pédagogiques que par le passé. Easton (1991), Halllinger, Murphy et Hausman (1991) et Weiss (1992) arrivèrent également à des conclusions comparables dans les recherches qu’ils ont menées, constatant l’absence de changements réels survenus dans les classes malgré les nouveaux pouvoirs dévolus à la base.

Des résultats non désirés par les autorités furent également observables en France, où plusieurs politiques ont été instituées de façon « bottom-up » suite à une nouvelle conception de gestion de l’État : l’autonomie des milieux, la déconcentration administrative et la décentralisation des pouvoirs (1981 : Zones d’éducation prioritaire; 1986 : Lois de décentralisation appliquées à l’Éducation nationale; 1992 : Charte de la déconcentration; 1995 : Loi sur l’aménagement et le développement du territoire): « La diversité des pratiques pédagogiques, désormais patente, accentue l’impression de confusion... » (Derouet et Dutercq, 1997 : 106), « Le problème central de la gestion territoriale est en fait celui de la gestion des interdépendances dans un univers décisionnel fragmenté… des problèmes de coordination… » (Van Zanten, 2004 : 92). Il est cependant possible de se questionner sur ces constats étant donné le caractère traditionnellement

centralisateur du gouvernement français. Est-il possible que son peu d’expérience en matière de décentralisation accentue l’impression de problème et de confusion ? La diversité des pratiques pédagogiques qui découle d’une décentralisation des pouvoirs est- elle par exemple nécessairement mauvaise ? Ces mêmes initiatives, réalisées en d’autres territoires qui ont une tradition de décentralisation (exemple : États-Unis), mèneraient- elles aux mêmes conclusions ? Il s’agit simplement de garder en tête, à ce sujet, que les contextes propres aux pays où sont implantées les politiques peuvent jouer sur les conclusions qui sont tirées.

Fullan (2005) fait aussi état de problèmes survenus en Australie et en Angleterre lors de mises en œuvre réalisées selon l’approche « bottom-up ». En Australie par exemple (tout particulièrement dans l’État de Victoria), les autorités scolaires s’étaient engagées, en 1992, dans une vaste opération radicale de décentralisation des pouvoirs et des responsabilités vers les écoles (Écoles du futur). Suite aux problèmes rencontrés, les autorités se sont affairées à se réapproprier les pouvoirs dévolus avec l’aide de chercheurs de l’Université de Toronto (OISE) et à recentraliser le système. Holmes, Leithwood et Musella (1989), Gather-Thurler (2000) et Elmore (2004) abondent dans le même sens et soulignent différents problèmes reliés aux réformes réalisées et implantées par la base : manque de coordination, changements constants et superficiels, différence d’efforts, manque de temps, absence de focus, absence de pression, bas niveau d’efficacité; les réformes choisies ayant peu d’impact sur l’instruction ou l’apprentissage des élèves, etc. Ces diverses tentatives de changement, qui ont vu le jour au cours des années 1960, 1970 et 1980, permirent aux chercheurs de réaliser que ni les stratégies de centralisation, ni les stratégies de décentralisation ne fonctionnent lorsqu’elles sont utilisées séparément (Fullan, 1994a, b, 2007; Datnow, Hubbard et Mehan, 1998). Des nouvelles stratégies gouvernementales devaient voir le jour et c’est ce à quoi s’affairèrent les chercheurs des années 1990.

La fin des années 1980 et les années 1990 furent caractérisées, dans plusieurs pays, par des conditions économiques changeantes, par des transformations importantes dans les idéologies politiques et le leadership et par une érosion du consensus concernant les

valeurs sociales. La confiance du public en ses institutions et en ses politiciens a diminué (Leithwood, Jantzki et Mascall, 2002). Lors de cette période, les systèmes scolaires furent grandement blâmés de ne pas être parvenus à produire des citoyens à même de contribuer et bénéficier de ce nouveau monde d’opportunités dans lequel nous vivons et où trouver son chemin nécessite des compétences supposément non développées par les milieux scolaires. La publication A Nation at Risk (1983) est à cet égard grandement citée comme l’événement le plus important ayant précipité une période de questionnements sans précédent concernant l’enseignement et l’apprentissage dans les écoles.

Dans plusieurs pays, les gouvernements et les populations démontrèrent ainsi un désir réel de voir rapidement des changements survenir dans les milieux scolaires. Cet état de fait s’explique en partie par le lien incontestable, dans l’esprit des politiciens et des citoyens, entre une économie globale nationale compétitive et la qualité du système éducatif de la nation. Un intérêt pour les réformes à grande échelle a ainsi vu le jour, dans les années 1990, afin de mettre un terme aux attaques à l’encontre des systèmes scolaires et afin de former des citoyens capables de vivre et de se développer dans un monde global qui se complexifie rapidement. Le contexte international encourage effectivement les politiciens des gouvernements à voir l’éducation, les réformes à grande échelle, comme une source de solutions à plusieurs de leurs problèmes économiques et sociaux, à adopter de nouvelles stratégies « hybrides » de mise en œuvre qui assument, notamment, qu’il est nécessaire de responsabiliser et mobiliser les acteurs sur le terrain en leur consentant des pouvoirs réels et qu’une plus grande reddition de comptes de la part des écoles et des commissions scolaires améliorera la performance des élèves (Leithwood, Jantzki et Mascall, 1999). Les raisons de cet appel pour une plus grande reddition de comptes trouvent leur source dans un contexte social, économique et politique plus global duquel les écoles font partie (Leithwood et Earl, 2000). Cette reddition de comptes se définit comme « les processus par lesquels les commissions scolaires et les États tentent de s’assurer que les écoles atteignent leurs buts » (Rothman, 1995, dans Leithwood et Earl, 2000 : 2). Celle-ci semble avoir deux conséquences : elle permet une meilleure correspondance entre les aspirations du public et les buts que les écoles doivent atteindre et améliore la performance des écoles (Leithwood et Earl, 2000).

Ces nouvelles réformes à grande échelle mettent donc de l’avant de nombreuses stratégies gouvernementales « hybrides » à employer afin de réaliser des réformes effectives et durables. Il semble maintenant s’agir d’offrir, en logique « verticale » ou centralisatrice qui donne la direction au changement et encadre les actions des acteurs sur le terrain, une vision claire du changement à entreprendre et des résultats à atteindre, de déterminer les buts, de mettre en place des moyens spécifiques et des ressources, d’établir des standards, des incitateurs et un processus d’évaluation et de reddition de comptes. En ce qui concerne la logique « horizontale » ou décentralisée, il s’agit de donner une certaine autonomie aux acteurs sur le terrain et de développer leur capacité à construire7. On propose également, au niveau de la zone de pouvoir et de marchandage, d’informer les acteurs et la population sur le changement, de les faire participer au processus de changement, c’est-à-dire de les mobiliser, de favoriser les débats et les apprentissages et d’obtenir des consensus, mais les modalités ou stratégies spécifiques permettant d’atteindre ces stratégies générales manquent à l’appel. Ces mêmes problèmes de spécification opérationnelle se présentent lorsqu’il s’agit de déterminer les stratégies qui permettent de s’adapter au fait que les politiques évoluent et se transforment au fil du temps. La dimension « prise en compte du contexte » devient, pour sa part, grandement importante à considérer lors du choix des stratégies d’implantation ainsi que tout au long du processus de changement.

Ainsi, les stratégies « hybrides » permettraient aux réformes éducatives d’avoir le maximum de chances de réussite (Hargreaves, 1989; Fuhrman, 1993; Gather-Thurler, 2000; Legendre, 2002; Tyack et Cuban, 2003; Van Zanten, 2004; Fullan, 2007) mais beaucoup reste à faire afin de comprendre comment ces dynamiques de gouvernement et de terrain, de pouvoir et de négociation, de transformation et de spécification, et de prise en compte du contexte peuvent prendre place.

7 La capacité à construire « fait référence au fait de développer l’habileté collective – dispositions, talents, connaissances, motivation et ressources – à agir ensemble afin de réaliser des changements positifs » (Fullan, 2005 : 4).