4. La perception du temps et les ressources cognitives
4.1. Les modèles attentionnels
Que l’on fasse attention ou non au temps révèle deux manières de percevoir les durées. Ainsi, lorsque l’on demande à des participants de juger explicitement la durée de stimuli, l’attention est portée au temps et cette forme d’estimation est dite prospective. À l’inverse, si on demande une estimation temporelle qu’une fois la durée écoulée, celleci est rétrospective. Cette forme d’estimation repose plutôt sur la reconstitution de la durée en mémoire plutôt que sur l’attention. Il est assez difficile de mettre au point des expériences sur l’estimation rétrospective dans la mesure où elles sont limitées à un seul essai. En effet, dès que l’on a demandé à un participant de juger rétrospectivement la durée d’un évènement, il jugera la durée d’un évènement suivant de manière prospective. Par conséquent, la littérature s’est concentrée sur des paradigmes d’estimation temporelle prospectives. Cela veut dire que dans les tâches d’estimation temporelle couramment utilisées par les chercheurs, deux activités cognitives entrent en concurrence pour des ressources attentionnelles limitées : la perception sensorielle du stimulus et la perception de sa durée. Des expériences ont été conçues pour explorer spécifiquement cette notion de
Chapitre 1 : Le traitement cognitif du temps
partage attentionnel entre traitement temporel et non temporel, lesquelles ont ensuite permis l’élaboration de modèles que nous allons exposer dans cette partie.
4.1.1. Le modèle de Thomas et Weaver
Le premier modèle expliquant l’influence de l’attention sur la perception du temps est celui de Thomas et Weaver (1975). D’après ce cadre théorique, le temps subjectif est une moyenne pondérée de la sortie d’un processeur temporel P(t) et d’un processeur non temporel P(i), lequel traite les aspects du stimulus non liés au temps (comme la couleur, le sens, l’intensité, etc.). D’après le modèle, ces deux systèmes sont en concurrence pour obtenir des ressources attentionnelles limitées (Kahneman, 1973). Un intervalle contenant peu d’informations non temporelles permet une allocation importante de l’attention sur le processeur temporel. À l’inverse, si le participant exerce une tâche cognitivement coûteuse pendant la durée, l’attention est plutôt mobilisée vers le processeur non temporel. Dans ce cas, l’estimation temporelle est rétrospective. Elle repose sur la quantité d’informations traitées durant l’intervalle et la durée est subjectivement d’autant plus longue que le traitement cognitif était poussé. En revanche, lorsque l’attention est allouée au processeur temporel, l’inverse se produit : la durée perçue est plus longue à mesure que le traitement non temporel est réduit.
Si le modèle de Thomas et Weaver permet de comprendre les effets opposés entre estimation prospective et rétrospective du temps, il ne précise pas comment les ressources attentionnelles sont allouées entre les deux processeurs. Surtout, il a été testé avec des durées inférieures à 100 ms. Selon Zakay (1989), ce modèle ne peut pas expliquer l’estimation des durées supérieures à la seconde à cause du fait que les jugements temporels soient basés sur la combinaison des sorties des deux processeurs. Il remarque en effet que les tâches complexes interfèrent davantage avec la perception du temps des durées longues que les tâches simples. D’après le modèle de Thomas et Weaver, P(t) et P(i) sont complémentaires : si davantage d’attention est portée aux propriétés non temporelles,
P(i) fournira davantage d’information temporelle. A l’inverse P(t) est la principale source
d’information sur le temps lorsque l’attention est portée sur la durée. Dans les deux cas, l’estimation temporelle se base sur la sortie de ces deux processeurs. Par conséquent, selon ce modèle, la complexité de la tâche ne devrait pas accroitre la diminution des performances
temporelles. Pour cette raison, Zakay a proposé un modèle permettant de rendre compte de l’effet de la complexité de la tâche non temporelle sur la perception du temps.
4.1.2. Le modèle de l’allocation de ressources de l’estimation temporelle
Le modèle d’allocation de ressources (Zakay, 1989) modifie le fonctionnement du modèle de Thomas et Weaver pour rendre compte de la manière dont les durées longues, à l’échelle des secondes, sont traitées. L’idée initiale d’un traitement temporel soustendu par deux types de processeurs est conservée.
Le processeur d’informations temporelles P(t) soustend l’accumulation d’unités temporelles subjectives (STU) en mémoire à court terme. Cependant, ces unités ne sont pas transférables en mémoire à long terme. Dans ce cadre théorique, l’information temporelle issue de P(t) est donc accessible pendant une période limitée jusqu’à ce que le contenu de la mémoire à court terme se détériore naturellement avec le temps. À chaque fois qu’un stimulus soustendant une durée est présenté, P(t) est remis à zéro pour pouvoir l’estimer efficacement. De plus, le processeur temporel nécessite que l’attention y soit portée pour permettre l’accumulation de STU. Plus de ressources attentionnelles sont allouées, plus de STU seront accumulées dans une durée physique donnée.
Le processeur d’informations non temporelles P(i) traite les caractéristiques non temporelles ainsi que le temps mis à les encoder et à les stocker en mémoire. La sortie de ce processeur emmagasine d’abord en mémoire à court terme la quantité d’informations traitées, la profondeur de ce traitement, et le nombre de changements significatifs qui se sont produits pendant un intervalle. Cette fois, ce contenu mnésique à court terme peut être stocké en mémoire à long terme. Plus l’attention est portée à P(i), plus il est possible de transférer un contenu important en mémoire à long terme.
Dans le modèle d’allocation des ressources, l’estimation temporelle est basée soit sur la sortie de P(t), soit sur celle de P(i), contrairement au modèle de Thomas et Weaver, qui prévoit une moyenne pondérée des sorties de ces modules de traitement. En condition prospective, la source d’information temporelle est P(t). Si l’attention est déviée de P(t), comme c’est le cas en double tâche, il y a moins d’unités temporelles subjectives accumulées, ce qui provoque un raccourcissement subjectif d’une durée donnée. À l’inverse,
Chapitre 1 : Le traitement cognitif du temps le jugement rétrospectif d’une durée se base sur la sortie de P(i). En effet, le contenu issu de P(t) n’étant pas accessible en mémoire à long terme, seule la quantité d’informations traitée par P(i) peut servir de base à l’estimation temporelle. Dans ce cas, plus les ressources sont allouées à P(i) durant l’intervalle, plus la trace en mémoire à long terme est importante et plus la durée sera perçue rétrospectivement longue. Les modèles attentionnels permettent de rendre compte de l’influence fondamentale de l’attention pour pouvoir estimer le temps. Toutefois, ces modèles ne précisent pas la nature de l’information temporelle, ni comment elle est générée par le processeur temporel. De plus, ces cadres théoriques ne permettent pas d’expliquer l’ensemble des propriétés mises en évidence dans la perception du temps, comme la propriété scalaire (Zakay, 2005). 4.1.3. Le modèle de la porte attentionnelle Pour surmonter cette difficulté théorique, Zakay et Block (1995) ont proposé d’utiliser la structure de la théorie du temps scalaire pour spécifier le fonctionnement du processeur temporel P(t) dans son modèle de l’allocation de ressources (Figure 9). Ainsi, P(t) serait soustendu par le pacemaker de la SET, dont la fréquence d’émission des impulsions serait influencée par le niveau d’éveil. Si le participant porte son attention sur la durée d’un stimulus, une porte attentionnelle s’ouvre et permet au flux d’impulsions de se diriger vers l’accumulateur. Ce mécanisme est continu : plus l’attention est dirigée sur le temps, plus la porte est ouverte et plus le flux d’impulsions est important. Ainsi, dans les situations où le sujet est amené à effectuer une tâche en parallèle de l’estimation temporelle, la porte attentionnelle se referme d’autant plus que la tâche interférente nécessite de ressources, ce qui explique pourquoi les estimations de durées sont plus longues quand la tâche concurrente est facile plutôt que complexe. Malgré la présence de la porte attentionnelle, un interrupteur est toujours nécessaire, car il est nécessaire de disposer d’un mécanisme en « tout ou rien » en fonction de la signification temporelle des stimulations. Si un marqueur sensoriel indique le début d’une durée, l’accumulateur est remis à zéro et l’interrupteur ferme le circuit pour permettre aux impulsions d’être comptées. Une fois la durée encodée par ce mécanisme d’horloge interne sensible à l’éveil, à l’attention et à la signification temporelle des stimuli, la durée est stockée en mémoire de
travail puis fait l’objet d’un mécanisme de comparaison de manière identique à la théorie du temps scalaire.
Figure 9: Représentation schématique des processus de traitement constitutifs du modèle de la porte
attentionnelle. Tiré de Block et Zakay (1995).