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4. La perception du temps et les ressources cognitives 

4.3. L’implication des différentes ressources cognitives 

Des données expérimentales ont précisé le point de vue des modèles attentionnels en  mettant  en  exergue  que  le  partage  des  ressources  entre  le  temps  et  le  traitement  non  temporel  diffère  selon  la  tâche  interférente  (Brown,  1997).  Dans  cette  expérience,  les  participants  devaient  produire  une  durée  de  2  ou  de  5  secondes  de  manière  rythmique.  Selon  la  condition,  la  tâche  concurrente  consistait  à  suivre  le  déplacement  d’un  stimulus  avec un stylet (ressources motrices : tâche de poursuite motrice), à parcourir une rangée de  lettres  de  gauche  à  droite  et  indiquer  à  chaque  fois  que  la  lettre  « K »  est  identifiée  (ressources perceptives : tâche de recherche visuelle) ou à effectuer des calculs sous forme  de  soustractions  de  chiffres  (ressources  cognitives :  tâche  arithmétique).  D’après  les  modèles  attentionnels,  une  interférence  bidirectionnelle  entre  la  tâche  temporelle  et  la  tâche non temporelle devrait être observée. Les résultats montrent que les trois paradigmes  non temporels entraînent effectivement une augmentation de la variabilité des productions  de  durées,  mais  seul  le  calcul  de  soustractions  est  affecté  par  la  tâche  temporelle.  Selon  Brown, il est nécessaire de compléter le modèle d’allocation de ressources attentionnelles  avec  le  cadre  théorique  de  la  mémoire  de  travail  (Baddeley  &  Hitch,  1974).  Il  s’agit  d’un  système de mémoire à court terme permettant la manipulation active de l’information qu’il  contient. Il est constitué d’un calepin visuospatial et d’une boucle phonologique, permettant  de stocker et de manipuler respectivement les informations visuelles et verbales. Au­dessus  de ces deux sous­systèmes dits « esclaves », un administrateur central est impliqué dans les  fonctions  cognitives  de  haut  niveau  et  est  recruté  lorsqu’un  traitement  approfondi  est  nécessaire. Il a été montré qu’une tâche de calcul implique l’administrateur central (Hitch, 

Chapitre 1 : Le traitement cognitif du temps 

1978) et la boucle phonologique (Logie & Baddeley, 1987). De plus, la perception du temps  prospective  est  une  activité  intentionnelle  qui  selon  Brown  nécessite  constamment  de  mettre  à  jour  le  temps  écoulé.  Pour  cette  raison,  l’interférence bidirectionnelle  entre  la  tâche de  soustractions et  la  production  temporelle  résulterait  d’une  compétition  pour  les  ressources  de  l’administrateur  central.  À  l’inverse,  les  tâches  de  recherche  visuelle  et  de  poursuite  motrice  sont  plutôt  prises  en  charge  par  le  calepin  visuospatial,  entraînant  peu  d’interférence  bidirectionnelle  avec  le  traitement  de  la  durée.  Toutefois,  ces  deux  paradigmes exercent bien une interférence unidirectionnelle sur la production temporelle.  Bien que les ressources recrutées soient différentes, le paradigme de double tâche nécessite  de  coordonner  la  réalisation  des  deux  tâches.  Or,  cette  fonction  étant  assurée  par  l’administrateur central, une partie de ses ressources serait déviée du traitement temporel,  entraînant par conséquent une diminution des performances. 

Des travaux plus récents ont permis d’affiner l’implication de l’administrateur central  dans la perception du temps. Cette structure cognitive n’est pas une entité unitaire, mais est  plutôt  composée  de  fonctions  dites  exécutives.  Trois  fonctions  élémentaires  ont  été  identifiées : le shifting (ou switching), le mise à jour et l’inhibition (Miyake et al., 2000). Le  shifting correspond à  la capacité  à passer d’une  tâche  à l’autre. La  mise  à  jour désigne  le  processus  par  lequel  les  entrées  sensorielles  sont  surveillées  de  manière  continue  pour  mettre à jour les représentations en mémoire de travail en cas de changement significatif.  Enfin,  l’inhibition  est  l’action  d’empêcher  délibérément  une  réponse  dominante  et  automatique. Une quatrième fonction exécutive a de plus été isolée, il s’agit de l’accès à la  mémoire sémantique, qui est particulièrement impliquée dans des tâches de fluence verbale  (Fisk & Sharp, 2004). 

Ogden, Salominaite, Jones  et al.  (2011) ont demandé à des participants de produire  une durée de 2 secondes de manière rythmique en situation de monotâche ou de double  tâche.  La  particularité  de  cette  étude  est  d’avoir  choisi  comme  tâche  interférente  des  paradigmes reposant particulièrement sur une des fonctions exécutives décrites ci­dessus.  De  cette  manière,  ils  ont  pu  déterminer  si  chaque  fonction  exécutive  entraînait  une  interférence  bidirectionnelle  avec  la  production  de  durée.  Pour  tester  la  fonction  d’inhibition, les participants devaient faire une tâche de génération de lettre  aléatoire. Ils  devaient générer une séquence de 100 lettres à un rythme de 1 par seconde en ne répétant 

pas les  mêmes  lettres  et en ne citant pas de séquence alphabétique. La  mise  à  jour était  évaluée par un paradigme de soustraction d’un nombre à 3 chiffres. La consigne consistait à  soustraire 7 du chiffre de départ de manière continue pendant 120 secondes. La tâche de  « plus­moins »  permettait  le  recours  à  l’inhibition  dans  laquelle  les  participants  devaient  alternativement  effectuer  une  tâche  d’addition  et  une  tâche  de  soustraction.  L’accès  à  la  mémoire sémantique s’est fait à l’aide d’un paradigme d’association verbale orale contrôlée,  dans lequel les sujets devaient rappeler autant de mots que possible commençant soit par la  lettre F, soit par la lettre S. Les 4 tâches exécutives ont toutes entraîné une interférence sur  la production de la durée de 2 secondes. Par contre, la tâche temporelle n’a affecté que la  performance  au  paradigme  de  mise  à  jour.  D’après  cette  étude,  la  perception  du  temps  requiert par conséquent au moins des ressources de mise à jour de la mémoire de travail.  Les auteurs restent toutefois prudents pour conclure que les autres fonctions exécutives ne  sont pas impliquées dans le traitement temporel. En effet, d’autres études ont montré une  interférence bidirectionnelle avec l’inhibition (Brown, 2006) et le switching (Zakay & Block,  2004).  Ogden,  Salominaite,  Jones  et  al.  (2011)  concluent  que  ces  ressources  exécutives  peuvent être recrutées également dans des conditions où la perception temporelle est plus  difficile. 

Dans  une  étude  ultérieure,  il  a  été  montré  que  différents  paradigmes  d’estimation  temporelle  recrutent  différemment  les  fonctions  exécutives  (Ogden,  Wearden,  &  Montgomery, 2014). Les participants devaient faire trois types de tâches temporelles : une  de généralisation, une de reproduction et une d’estimation verbale. Cette fois, les durées à  estimer étaient inférieures à la seconde. Pour évaluer l’influence des fonctions exécutives,  les sujets complétaient aussi une tâche de fluence verbale (accès), d’empan de calcul (mise à  jour), de génération de lettres aléatoire (inhibition) et un paradigme dit « nombre­lettre »  (switching). Dans cette dernière tâche, les participants étaient confrontés à chaque essai à  une lettre et à un chiffre. Si le couple apparaissait en haut de l’écran, il fallait indiquer si la  lettre était une voyelle. S’il survenait en bas, le sujet devait dire si le chiffre était pair. À la  différence  des  études  précédente,  cette  expérience  ne  consistait  pas  à  mettre  les  tâches  exécutives et les tâches temporelles en interférence. Les participants ont réalisé ces tâches  indépendamment  et  l’analyse  des  données  a  cherché  à  déterminer  si  les  performances  étaient corrélées et si les sujets les plus performants et les moins performants à une tâche 

Chapitre 1 : Le traitement cognitif du temps 

exécutive  présentaient  des  performances  différentes  dans  les  paradigmes  temporels.  Les  résultats montrent que la tâche de généralisation est associée aux ressources de mise à jour  et d’accès. La reproduction dépendrait également de la mise à jour et de l’accès, mais aussi  du  switching.  Le  paradigme  d’estimation  verbale  n’est  par  contre  en  lien  qu’avec  les  performances  de  l’accès  à  la  mémoire  sémantique.  Globalement,  cette  étude  montre  l’importance  de  la  mise  à  jour  qui  permettrait  de  surveiller  et  de  maintenir  en  mémoire  plusieurs durées, tandis que l’accès permettrait de récupérer les représentations de durées  en  mémoire  à  long  terme.  De  plus,  l’implication  différente  des  fonctions  exécutives  dans  différents  paradigmes  d’estimation  temporelle  pointe  la  complexité  de  cette  activité  cognitive, laquelle recrute de nombreux processus additionnels à l’horloge interne.