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CHAPITRE I : CONTEXTE SCIENTIFIQUE

3. Les isotopes stables

3.1. Généralités

Les éléments principaux en biologie (carbone, azote, oxygène, hydrogène...), comme tous les autres éléments, existent sous plusieurs formes isotopiques stables qui possèdent un même nombre de protons et diffèrent par leur nombre de neutrons. Deux isotopes d’un même

élément n’ont donc pas la même masse : les isotopes légers sont distingués des isotopes lourds.

Le ou les neutrons supplémentaires de certains isotopes leur confèrent une instabilité énergétique. Le retour à une forme isotopique stable se fait par l’émission d’une particule : ce sont les isotopes radioactifs. D’autres isotopes ont une configuration constante : ce sont les isotopes stables.

Pour un même élément peuvent cohabiter des formes stables et radioactives. Les isotopes se distinguent par des variations dans leur pourcentage d’abondance naturelle, l’isotope le plus léger étant généralement le plus abondant. Le carbone, par exemple, a trois isotopes : 12C, abondant (98,9%), léger et stable ; 13C, rare (1,1%), lourd et stable et 14C rare (< 10-10%), lourd et radioactif. L’azote a, lui, 12 isotopes dont deux formes stables : 14N, abondant (99,6%) et léger, et 15N, lourd et rare (0,4%).

Les rapports des isotopes stables sont mesurés à l’aide d’un spectromètre de masse de rapport isotopique à flux continu couplé à des analyses élémentaires (IRMS, Isotope Ratio Mass Spectrometer ; cf Chapitre 3, paragraphe 3) (Lajtha et Michener 1994; Peterson 1999).

Les rapports isotopiques des échantillons sont exprimés en termes de déviation (δ) en ‰ par rapport à l’étalon de valeur théorique :

δ (‰) = (Réchantillon / Rréférence – 1) × 1000 avec R = rapport de l’isotope lourd (rare) sur le léger (abondant)

Ces étalons sont utilisés internationalement, normalisés par l’Agence Internationale de l’Energie Atomique et choisis dans le réservoir terrestre le plus abondant de l’élément mesuré. Pour le carbone, il s’agit du V-PDB (Pee-Dee Belemnite), rostre de bélemnite fossile (Belemnita americana). Les teneurs isotopiques en azote sont, quant à elles, exprimées par rapport à l’azote atmosphérique N2 (Mariotti, 1995). La précision de la mesure est de 0,2‰ pour le carbone et l’azote.

3.2. Isotopes stables et réseaux trophiques

3.2.1. Fractionnement isotopique au sein du réseau trophique

Les atomes constitutifs des êtres vivants proviennent des atomes de leur nourriture : il existe par conséquent une relation entre la composition isotopique de la nourriture et celle du consommateur. De Niro et Epstein (1978) ont montré que la composition isotopique d’un

animal reflétait la composition isotopique de sa nourriture, avec un enrichissement moyen en δ13C de 0,8 ± 1,1‰. Des études similaires (De Niro et Epstein 1981; Minagawa et Wada 1984) ont été menées sur le devenir de la signature δ15N dans les réseaux trophiques, révélant un enrichissement en δ15N de 3,4 ± 1,1‰ à chaque niveau trophique. Les rapports isotopiques stables du carbone (13C/12C, δ13C) et de l’azote (15N/14N, δ15N) reflètent donc la composition isotopique alimentaire (Dufour et Gerdeaux, 2001).

Cet « outil » isotopes stables utilisé comme traceur des flux de matière au sein des réseaux trophiques est basé sur une partition métabolique sélective (fractionnement isotopique). En effet, les légères différences de masse entre les isotopes d’un même élément engendrent des propriétés physico-chimiques différentes (densité, volume molaire,….). De même, la vitesse des réactions et les constantes d’équilibre sont influencées par la composition isotopique. Ainsi, au cours des réactions physiques, chimiques ou biologiques, un fractionnement isotopique s’opère. Il en résulte des différences de composition isotopique entre réactifs et produits formés.

Le fractionnement isotopique conduit à une perte préférentielle des isotopes légers au cours des processus naturels tels que la respiration et l’excrétion (De Niro et Epstein, 1978; Rau et al., 1983). En effet, le CO2 respiré est appauvri en 13C bien que le degré de déplétion soit relativement faible dans la majorité des organismes (De Niro et Epstein, 1978). De même, la balance isotopique de l’azote est conservée par l’appauvrissement en 15N des produits d’excrétion azotée : l’enrichissement en 15N du prédateur est en fait compensé par l’excrétion préférentielle de 14N au cours des processus de transamination et désamination des protéines (Minagawa et Wada 1984).

3.2.2. Utilisation des isotopes stables au sein des réseaux trophiques des milieux aquatiques

Les variables continues de δ15N sont de plus en plus utilisées en écologie des réseaux trophiques en tant qu’indicateurs et quantificateurs du positionnement trophique des organismes aquatiques (Vander Zanden et Rasmussen, 1999; Hobson et al., 2002; Vizzini et Mazzola, 2002). Les taux d’enrichissement trophique du carbone (δ13C) trouvent, quant à eux, leur application principale dans la détermination des différentes sources de carbone primaire dans les écosystèmes aquatiques et dans l’évaluation des voies du flux de carbone des producteurs primaires jusqu’aux consommateurs tertiaires (Gu et al., 1996).

- Signature isotopique des sources de matière organique

Les sources de matière organique à la base des réseaux trophiques (producteurs primaires) possèdent des signatures isotopiques différentes (Ostrom et Fry, 1993) résultant de la composition isotopique des éléments minéraux nutritifs et des fractionnements isotopiques associés aux cycles biochimiques utilisés au cours de la synthèse de la matière organique. Le tableau 5 présente les compositions isotopiques typiques en carbone et azote des principaux producteurs primaires en milieu marin.

Tableau 5 : Rapports isotopiques stables du carbone et de l’azote des principaux producteurs primaires en milieu marin (Ostrom et Fry, 1993 ; Riera et al., 2002 ; Riera et Hubas, 2003) δ13 C δ 15N Microphytobenthos -17 à -11 7 à 9 Phytoplancton marin -24 à -18 -2 à 12 Macrophytes benthiques -27 à -10 -1 à 10 Phanérogames marines -16 à -4 0 à 6

Ainsi, le δ13C qui varie de façon importante entre les différents producteurs primaires, est particulièrement efficace pour caractériser l’origine de la nourriture (terrestre/marine, benthique/pélagique) (Michener et Schell, 1994).

- Ligne de base isotopique des réseaux trophiques aquatiques

Le producteur primaire utilisé comme ligne de base des réseaux trophiques aquatiques est le plus souvent le phytoplancton, mais ce choix pose quelques difficultés pour les analyses isotopiques stables :

- lors des prélèvements, il est difficile d’isoler le phytoplancton ou les algues benthiques des autres particules (bactéries, ciliés, détritus, matière minérale) (Perga, 2004). Dans la plupart des études, la composition isotopique du phytoplancton, reflétant en fait celle de la matière organique particulaire en suspension (MOP), est donc particulièrement hétérogène (Del Giorgio et France, 1996; Grey et al., 2000).

- la composition isotopique des producteurs primaires varie rapidement sous l’effet de facteurs environnementaux (changements saisonniers de production primaire, apports en nutriments du bassin versant…) (Zohary et al., 1994; Post, 2002; Cole et al., 2004). Le temps de renouvellement isotopique, c’est à dire le délai nécessaire pour que la composition isotopique d’un organisme soit à l’équilibre avec celui de sa nourriture, dépend directement

du taux de renouvellement cellulaire de l’organisme et donc de la taille de l’organisme considéré (Cabana et Rasmussen, 1996). Il est de l’ordre de quelques jours pour le microplancton (Cabana et Rasmussen, 1996) à quelques mois pour le tissu musculaire des adultes de crustacés décapodes ou de poissons (Hesslein et al., 1991, 1993). La comparaison des compositions isotopiques relatives doit être réalisée dans la mesure du possible à des échelles d’intégration similaires (O'Reilly et Hecky, 2002).

L’utilisation d’organismes intégrateurs, tels que les consommateurs primaires, à longue durée de vie, à donc été proposée par différents auteurs pour l’étude de la structure des réseaux trophiques (Cabana et Rasmussen, 1996 ; Post et al., 2000 ; Post, 2002). Au sein des écosystèmes benthiques, les mollusques suspensivores sont utilisés comme des organismes intégrateurs de la signature phytoplanctonique (ligne de base pélagique) et les gastéropodes brouteurs ceux de la signature périphytique (ligne de base benthique) (Post, 2002).

3.3. Avantages et limites de la méthode des isotopes stables

Jusqu’à présent l’étude du régime alimentaire d’une espèce se faisait par des observations directes in situ ou au laboratoire, l’analyse des contenus stomacaux, ou l’utilisation de traceurs radioactifs (14C ou 3H). Cependant, ces trois méthodes présentent de nombreux inconvénients. L’analyse des contenus stomacaux nécessite une très bonne connaissance taxonomique des organismes et procure la composition spécifique du bol alimentaire d’un individu, c'est-à-dire la nourriture ingérée à un instant donné. Elle n’apporte donc des informations fiables que dans le cas d’espèces dont le régime alimentaire est stable ou si l’analyse est répétée de façon saisonnière (Grey et al., 2000). Les observations directes au laboratoire des relations proies/prédateurs peuvent introduire des artéfacts dus aux systèmes artificiels. Enfin, les techniques radioactives nécessitent une mise en œuvre particulièrement lourde pour des analyses en routine.

En se basant sur l’enrichissement moyen observé (1 ‰ pour le carbone et 3-4 ‰ pour l’azote), la comparaison des signatures isotopiques des sources potentielles de nourriture et des organismes permet de mieux comprendre la structure des réseaux trophiques. Outre l’avantage de caractériser la composition isotopique moyenne de la nourriture assimilée par un organisme, cette méthode nécessite des techniques d’échantillonnage et de préparation relativement simples, et les analyses sont rapides et peu coûteuses. Elle permet également l’étude d’organismes de niveaux trophiques très variés.

Cependant, des précautions sont à prendre quant à l’utilisation des isotopes stables, notamment dans le cas des réseaux trophiques côtiers où la grande diversité des sources de nourriture rend complexe l’interprétation des résultats. De plus, s’il a été prouvé que la nourriture est le premier déterminant de la composition isotopique globale d’un animal, il existe de nombreux autres facteurs de variabilité isotopique (Peterson, 1999) :

- la durée d’intégration du signal environnemental exerce une grande influence sur la composition isotopique des compartiments tissulaires d’un organisme. Cette durée dépend de l’activité métabolique de chaque tissu et de l’âge de l’organisme (Lorrain 2002 ; Lorrain et al., 2002). Les tissus avec un temps d’enregistrement long, comme le muscle, intègrent la signature isotopique alimentaire sur plusieurs mois. Les teneurs en isotopes des tissus avec un temps d’enregistrement court, comme les gonades ou l’hépatopancréas, reflètent le message alimentaire sur une période plus courte (de l’ordre de la semaine ou du mois).

- la composition biochimique des tissus influe également sur la composition isotopique d’un organisme. L’enrichissement trophique dépend des fractions alimentaires (protides, glucides, lipides) et des différentes voies de biosynthèse (Dufour et Gerdeaux, 2001). Ainsi, la composition en isotopes stables du carbone des protéines est proche de celle de la nourriture tandis que celle des lipides est significativement appauvrie en éléments lourds (De Niro et Epstein, 1977). Peu d’acides aminés étant synthétisés de novo dans les tissus du prédateur, ils proviennent essentiellement de la nourriture : leur composition isotopique est conservative. Au contraire, la majeure partie des lipides des tissus d’un organisme provient de nombreuses voies de néosynthèses, conduisant à leur appauvrissement en 13C (De Niro et Epstein, 1977). La proximité de composition isotopique en carbone des tissus d’un prédateur et de ceux des proies dépend donc de leurs compositions biochimiques ; en particulier, les tissus les moins gras auront une composition isotopique proche de celle de la nourriture.

- enfin, l’analyse des isotopes stables ne fournit pas, par elle seule, des informations relatives aux relations directes prédateurs-proies, sauf dans des écosystèmes à faible biodiversité et à réseaux trophiques très simples (Kling et al., 1992).