• Aucun résultat trouvé

Les instruments et le recrutement des compétences :

CHAPITRE II LES ACTEURS ET LES SCÈNES MULTIPLES DE LA

SECTION 3. LA PROMOTION DES CADRES PROFESSIONNELS

5.1. La formation d’un marché du travail humanitaire :

5.1.1. Les instruments et le recrutement des compétences :

Au delà des outils précédemment envisagés, qu’il s’agisse des procédures normatives régulant les rapports entre l’Etat et la CRF, des technologies organisationnelles qui régulent les rapports entre les services et les membres de la CRF, ou des procédures techniques qui guident les activités, d’autres outils existent qui déterminent plus largement le cadre général d’action de la CRF. L’étude de ces outils nous permet de constater précisément les effets du processus de professionnalisation sur les références cognitives de la CRF et le déplacement des catégories de personnels qui en sont porteuses.

On peut désigner ces outils comme instruments en tant que « techniques, moyens d’opérer, dispositifs qui permettent de matérialiser et d’opérationnaliser l’action » et en tant

« qu’institutions au sens sociologique du terme : ensemble plus ou moins coordonné de règles, de normes et de procédures qui gouverne les interactions et les comportements des acteurs et des organisations. »1. Effectivement, les instruments dont il s’agit gouvernent à la fois les rapports de la CRF avec ses bailleurs de fonds et ceux des catégories de personnel CRF. Au sens large, ils impliquent tous les protocoles administratifs qui médiatisent les relations entre différents services et niveaux de hiérarchie, tous les logiciels informatiques à

1 LASCOUMES Pierre, LE GALES Patrick, « Instrument » in, BOUSSAGUET Laurie, JACQUOT Sophie, RAVINET Pauline, Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presse de science po, 2004

partir desquels on traite et présente les informations tous les documents types utilisés par chaque service pour consigner l’information et tous les supports audio-visuels visant à diffuser ces informations. Plus spécifiquement appliqués au fonctionnement de la DOI, ils président à la conception des programmes, définissent l’exécution des tâches de chaque activité et guident l’évaluation des résultats. Il est intéressant de préciser que ces divers formulaires et documents types ont été « promu au milieu des années 1990 par l’UE pour la contractualisation avec les OSI » les incitant à présenter « les programmes et projets comme une collection d’actions ponctuelles inscrites dans une architecture verticale »1.

D’abord, le « cycle de projet », la méthodologie générale à suivre pour la réalisation d’un projet, est définit par ECHO, principal bailleur des OSI européennes pour leurs actions humanitaires. Cette méthode est aujourd’hui vantée et suivie par la plupart des autres bailleurs. Elle entend fournir aux ONG la démarche type à suivre étape par étapes. Issu du

« ECHO manual project cycle management » figure ci-dessous un exemple de cette démarche avec le titre des étapes en anglais et une traduction de la définition en français :

Cycle de projet

Programming : définition de la stratégie globale en fonction du contexte international, des différents partenaires de l’aide internationale.

Identification : proposition d’une opération précise en fonction d’un diagnostic pertinent.

Appraisal :appréciation de ce diagnostic par ECHO.

Financing : décision d’ECHO et anticipation du financement du projet.

Implementation: mise en oeuvre et compte rendu des activités à travers les rapports intermédiaires et finaux financiers et narratifs.

Evaluation: contrôle que le groupe cible ait bien reçut les bénéfices de l’opération

Ensuite, concernant plus particulièrement la demande de financement par les OSI, d’autres documents types existent. On peut donner l’exemple du « formulaire de demande de subvention » imposé par Europeaid, bailleur européen pour les actions de développement, après la diffusion aux OSI d’un « appel à proposition ouvert ».

Formulaire de demande de subventions I. L’action

1. Description : titre, lieux, coût, résumé, objectifs, justification, description détaillée d’activités, méthodologie, durée, plan d’action, consortium.

1 FREYSS Jean, LE NAELOU Anne, Op cit, p. 760.

2. Résultats escomptés : impact sur le groupe cible, résultats concrets, effets multiplicateurs, durabilité,

3. Description : création de la structure, activités principale, membres du conseil d’administration, partenariat.

4. Capacité de gérer et de mettre en œuvre : expérience d’activités similaires, ressources.

5. Demande aux institutions européennes, FED ou Etats membres de l’UE : subventions/contrats/prêts depuis trois ans, demandes à être présentées.

III. Partenaires locaux 1. Identité

2. Déclaration de partenariat

Voici enfin un exemple de « cadre logique » issu des formulaires types du bailleur européen ECHO. A noter que cette méthodologie du « cadre logique » doit être présentée avec le formulaire précédent au niveau de la première partie « L’action ».

Cadre logique de présentation des projets pour ECHO

De plus, les actions menées font l’objet de toute une série de rapports qui en rendent compte dans les moindres détails. On compte par exemple, les « rapports narratifs » intervenant à chaque phase du déroulement de l’action avec les rapports « intermédiaires » et « finaux ». On trouve encore les rapports financiers qui suivent la comptabilité liée à chaque « programme » et « projet ».

L’analyse de ces instruments laisse clairement voir qu’ils cristallisent les références cognitives décrites précédemment (Section 1) et qu’ils sont le produit des mimétismes

administratif et entrepreneurial en ce qu’ils les traduisent et les matérialisent. Cette observation nous rappelle que les «instruments ne sont pas des outils disposant d’une neutralité axiologique parfaite […] ils sont aussi producteurs d’une représentation spécifique de l’enjeu qu’ils traitent »1. En effet, ils sont d’abord définis de façon ad hoc par les bailleurs institutionnels qui les élaborent en fonction de leur logique de fonctionnement propre. C’est ainsi que l’on retrouve dans l’énumération des catégories et critères retenus comme pertinents une conception séquentielle de l’action commune à de nombreuses institutions administratives et qui distingue « les objectifs », « les moyens », « la mise en œuvre » et « les résultats ».

Cette conception est également visible dans les démarches d’ « évaluation » qu’elle commande et qui procède par confrontation des « résultats atteints » aux « objectifs visés ». Il s’ensuit et on y reviendra, que la CRF, comme les autres OSI qui suivent ces protocoles, est directement et de facto soumise aux logiques de ces institutions qui conditionnent leur ressources financières.

De plus, ces instruments sont structurés par une vision techniciste qui guide chaque activité en la divisant en tâches spécifiques tel qu’on a pu précédemment le détailler dans l’étude du mimétisme entrepreneurial. Enfin, l’usage d’indicateurs chiffrés pour rendre les actions quantifiables et mesurables ou l’importance accordée au suivi comptable des « programmes » grâce à la rédaction de « rapports financiers » témoigne d’une rigueur gestionnaire qui n’est pas sans rappeler ce même mimétisme.

Au regard de ces précisions, on comprend que ces instruments requièrent la maîtrise de compétences très spécifiques mettant à contributions des connaissances poussées en matière de comptabilité et une capacité d’orientation dans l’espace institutionnel.

Par exemple, la charge de ces divers rapports implique d’évaluer « l’état d’exécution des budgets », « taux de consommation du budget », « réaffectation budgétaire », autant d’indications à fournir aux bailleurs. Aussi, la maîtrise d’indicateurs chiffrés et de notions précises et relevant d’un code linguistique propre à ces organisations devient incontournable.

Enfin, la connaissance des procédures évolutives des différents guichets de financement public d’urgence et d’aide au développement telles que les services du Ministère des Affaires Etrangères, le bailleur européen pour l’action humanitaire ECHO, la direction générale 8 de la commission européenne et EUROPAID, la Banque Mondiale ou la Banque Africaine de

1 LASCOUMES Pierre, LE GALES Patrick, « Instrument » in, BOUSSAGUET Laurie, JACQUOT Sophie, RAVINET Pauline, Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presse de science po, 2004

développement, semble indispensable pour parvenir à intégrer les circuits des institutions bailleuses de fonds. Il s’ensuit que le recrutement de nouvelles compétences va s’imposer.

On l’a expliqué plus haut, les mutations relatives au passage de l’UNIR aux ERU et la technicisation des tâches qui l’a induite, ont conduit, pour les activités de terrain, au recrutement, hors du champ associatif, de personnels professionnels. De la même façon mais concernant les activités du siège, la spécialisation des fonctions entraînant la création de postes dans des domaines tels que les ressources humaines, la comptabilité et gestion ou la communication, a exigé le recrutement externe de personnel dotés d’un important niveau de qualification. Dans la continuité de ces mutations, la généralisation de nouveaux instruments de gouvernement de l’action humanitaire va obliger à un recrutement externe, pour les activités du siège, de personnels ayant suivi une formation spécialisée sanctionnée par un diplôme.

Alors qu’originellement ou idéalement l’univers associatif repose, on l’a dit, sur l’‘engagement’ et la ‘participation’ de ses membres faisant fi des structurations sociales extra-individuelles et faisant preuve d’initiative, ici, les nouvelles compétences requises par ces instruments, sont plus volontiers acquises dans le cadre de cursus spécialisés. C’est ainsi que se multiplient les options en « développement » en « relation et coopération internationale » ou « droit international humanitaire, droit de l’homme» à partir des deuxième cycle des filières universitaires classiques comme sociologie/ethnologie, géographie, économie, droit…

Ou encore dans les grandes écoles comme les IEP ou les écoles de commerce. Plus significativement, des cursus très ciblés ce sont développés dans les années 90 avec la création de nombreux DESS rattachés aux UFR classiques ou à des Institut spécialisés :

« Développement, coopération internationale et action humanitaire » (Paris 1 Sorbonne, UFR science po), « Développement industriel et évaluation de projets » (IEDES, Paris 1),

« Expertise et coopération en éducation et de la formation » (Paris 5 René Descartes, UFR science de l’éducation), « Pratique des droits de l’homme » (Institut des droits de l’homme de Lyon), « Ingénierie des programmes de coopération » (Institut des sciences économiques et du management, Lille 1), « Gestion de l’humanitaire » (Paris 12 Val de Marne), « Aide humanitaire internationale » (Droit et science po, Aix Marseille 3). On compte aussi quelques formations professionnelles : école « Bioforce », « IUT gestion et développement de l’action

humanitaire » (Gradignan), « Diplôme de formation continue en action humanitaire » (Genève), « DU de l’Institut d’Etudes Internationales du développement »(Toulouse).

Pour ceux des salariés de la DOI qui ont une formation dans l’enseignement supérieur, on relève entre autre:

Chargé de programme ayant un diplôme anglais de relations internationales, chargé de programme diplômé de bioforce, plusieurs assistants diplômés de DESS spécialisés en développement et action humanitaire, assistant diplômé d’école de commerce, assistant diplômé de science po…

Par conséquent, « de nouveaux métiers font leurs entrée : logisticien, administrateur, financier, informaticien, commercial, métier de la communication, leur tâches auparavant subalternes, deviennent essentielles au point de supplanter les anciens corps de métiers fondateurs »1 comme les médecins et ingénieurs agronome dans les OSI d’urgence et de développement ou avocats et juristes dans les OSI de défense des droits de l’homme.

Achevant un mouvement déjà amorcé, il faut cependant saisir l’enjeu spécifique de déplacement des groupes professionnels à l’intérieur de la CRF que recouvre ici le recrutement externe, irréversibilisant une tendance annonçant la fin du militantisme.

Effectivement, à la faveur de ce mouvement, se généralise une nouvelle politique de recrutement moins attentive aux convictions et plus attentives aux compétences acquises hors du champ associatifs dans le sens où « ces organisations rentabilisent des capitaux que l’acteur a accumulé hors champ militant. »2.

Précisons que cet enjeu d’irréversibilisation apparaît plus nettement encore si l’on sait que ces personnels sont, la plupart du temps et de plus en plus, salariés de la CRF.