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CHAPITRE 1 – DEFINITION, CHAMPS D’APPLICATION ET MOTIVATIONS DE PARTICIPATION

5. Les inconvénients du recours au crowdsourcing

5.1. L’incertitude quant à la qualité des idées de la foule

Comme tout processus innovant et nouveau, le crowdsourcing a des limites qu’il convient de souligner. Le premier point qu’il convient de soulever est que, contrairement à l’externalisation fermée, le crowdsourcing est un processus d’externalisation ouvert et incertain (Brabham, 2010a; Le Nagard & Reniou, 2013; Morgan & Wang, 2010). Non seulement cela constitue-t-il un manque de contrôle tout à fait nouveau dans le monde de l’entreprise (Lebraty & Lobre, 2010), mais cela induit aussi d’accepter l’incompétence de certains participants, dont les contributions peuvent être de mauvaise qualité (Le Nagard & Reniou, 2013; Renault, 2013b). En 2007, le New York Times souligne les ressources importantes que mobilisent le recueil et la modération du contenu créé par les internautes dans le cadre de concours créatifs, dont la majorité est médiocre (Story, 2007). Des responsables d’entreprises utilisant le crowdsourcing en Inde partagent le même constat : le PDG de Zomato, un portail en ligne de restaurants ayant décidé de recourir au crowdsourcing pour sa publicité TV, affirme que 10% des entrées étaient de qualité acceptable, et qu’aucune n’avait le niveau de qualité suffisant pour passer à la télévision.

46 Voir http://eyeka.pr.co/63979-shazam-crowdsources-music-tagging-visualization-with-eyeka (consulté le 30

Dans un concours pour un opérateur téléphonique, une proportion similaire a été retrouvée : 216 entrées reçues, 70 de qualité acceptable et 20 de bonne qualité (Kar, 2012). Il semble donc que ce qui est produit via un processus de crowdsourcing est de mauvaise qualité47, comme le soulignent Trompette, Chanal et Pélissier (2008) en citant Jeff Howe, dont l’interview n’est plus en ligne aujourd’hui. Ce phénomène est aussi connu sous le nom de « loi de Sturgeon » selon laquelle 10% des idées générées par quelques rares contributeurs sont de qualité similaire voire supérieure à des idées d’experts, les 90% restants étant de mauvaise qualité voire même sans valeur (Howe, 2006b). Lobre et Lebraty (2010) parlent quant à eux de "cercles de qualité" selon lesquels "90% de la foule propose des idées insignifiantes, 9% des idées intéressantes, 1% des idées très intéressantes". Bayus (2013) souligne que seule une minorité des participants soumettent des bonnes idées sur une plateforme de crowdsourcing, et que la qualité des idées tend à décroître avec le temps lorsque la foule n’est pas « stimulée » avec des nouvelles tâches. La foule ne produit que rarement de la qualité. Vernette et Hamdi-Kidar (2013) proposent de réduire ce « bruit » en ciblant, en fonction de leurs compétences, les participants à l’intérieur même des communautés de co-création. A notre connaissance, cette approche est encore peu utilisée.

5.2. Les soucis de confidentialité liées à la divulgation

d’informations stratégiques

Un autre inconvénient de l’aspect ouvert du crowdsourcing est que l’entreprise doit divulguer des informations potentiellement confidentielles pour permettre à la foule d’y trouver une solution. Par exemple, lorsqu’une organisation souhaite trouver de nouvelles idées de produits et services éducatifs pour les enfants... elle doit divulguer qu’elle souhaite s’engager dans cette direction, dévoilant potentiellement cette intention à ses concurrents. Similairement, dans une opération de crowdsourcing totalement ouverte, c’est-à-dire dans laquelle les contributions de la foule sont visibles à tous, ces mêmes contributions peuvent être vues par les concurrents de l’entreprise initiatrice, qui perd donc l’avantage compétitif d’être la seule bénéficiaire des idées de la foule (Renault, 2013b). Cette problématique est particulièrement importante lorsque le crowdsourcing est utilisé à des fins stratégiques,

47 "The biggest strengths of crowdsourcing is actually in filtering as opposed to creating content (...) 90% of

comme le développement de nouveaux produits ou la résolution de problèmes complexes (Lakhani & Panetta, 2007). D’après Le Nagard et Reniou (2013), qui ont observé la manière dont les entreprises peuvent innover avec des clients, le recours aux concours (ou tout autre mécanisme de co-innovation) n’est envisagé que lorsque le degré d’innovation anticipé est faible. Autrement dit, les entreprises ne vont pas co-innover avec des clients ou des consommateurs lorsqu’il s’agit de développer des innovations de rupture, moment auquel elles vont privilégier de travailler en interne, comme les entreprises l’ont traditionnellement fait.

5.3. Les soucis de management liés à une résistance interne ou

externe

Les initiateurs d’une opération de crowdsourcing peuvent aussi être confrontés à une résistance interne considérable, car les créatifs ou les techniciens peuvent percevoir cela comme une mise en doute de leurs compétences (Lebraty, 2009; Trompette et al., 2008). La littérature consacrée à l’innovation ouverte parle d’une attitude de rejet de la créativité venant de l’extérieur (not invented here) en parlant de cette résistance, en soulignant que les entreprises pionnières adoptent une attitude favorable à l’ouverture (Hustoun & Sakkab, 2006). Ceci a plusieurs implications importantes : tout d’abord, l’entreprise doit adopter une posture positive vis-à-vis des compétences des individus de la foule, et reconnaître que leurs idées peuvent avoir de la valeur – on parle aussi dans la littérature de posture « proudly found elsewhere » (Brabham, 2010a; Cova et al., 2010). De plus, il doit y avoir un soutien managérial important au sein des entreprises, reconnaissant que les idées de tiers peuvent avoir de la valeur et défendant l’approche de crowdsourcing auprès du reste de l’organisation (Gebert, 2014). Un autre moyen est d’avoir des « champions » du crowdsourcing au sein de l’entreprise, qui sont à l’écoute de ces idées venant de l’extérieur, qu’elles soient sollicitées ou non, et dont le rôle est de filtrer puis d’implémenter les meilleures d’entre-elles (Alexy et al., 2012; Bayus, 2013).

Non seulement une entreprise risque de se confronter à de la résistance interne, mais elle peut aussi se heurter à une critique fréquente dans le débat sur le crowdsourcing : celle qui présente cette technique comme un mécanisme précarisant et injuste, puisque les personnes travaillant sur une problématique d’entreprise ne sont pas rémunérées avec

certitude (Favreau, Roth, & Lemoine, 2014; Henry, 2015; Massanari, 2012; Renault, 2013b; Trompette et al., 2008). Comme nous l’avons souligné, le crowdsourcing repose sur la participation volontaire de certains individus de la foule. La logique de concours impliquant une sélection des meilleures contributions, laissant la majorité des participants sans récompense. Ceci pousse même certains auteurs à comparer la situation de la foule à une situation d’esclavage : « vis-à-vis de la quantité de travail fournie et sa valeur sur le marché du travail, les montants versés à la foule rapprochent [le crowdsourcing] de l’économie de l’esclavage » (Brabham, 2008a).

L’avantage selon lequel le crowdsourcing permet de mobiliser une grande foule à un coût faible n’est donc pas exempt de tout reproche : une entreprise court toujours le risque de voir les contributeurs se rebeller en critiquant l’entreprise, et donc d’endommager la réputation (Chanal & Caron-Fasan, 2010; Djelassi & Decoopman, 2013; Renault, 2013b, 2014a; Whitla, 2009). Le site de l’Alliance Française des Designers (AFD), par exemple, tient une liste noire des appels d’offres et des « concours bidons » car elle considère ce type de techniques comme « précarisantes » pour les métiers de la création48. Le terme de crowdsourcing est explicitement mentionné comme une pratique néfaste et de nombreux leaders du marché comme 99designs, Creads, ou eYeka sont mentionnés. D’autres parlent49 même de « gangrène du créatif ».

Les marques peuvent être affectées par l’image négative qui peut être associée au crowdsourcing : Moleskine a créé la polémique en ayant recours à la foule pour un concours de design50 (Salt, 2011), et un concours créatif sponsorisé par Coca-Cola a également soulevé des protestations au sein de l’industrie créative51. Plus récemment, un concours d’illustration lancé sur le réseau social Facebook par le magazine Biba et le blog A Little Market a été vivement critiqué par les internautes jusqu’à être annulé à cause de « remontées très virulentes »52. Ce type de réactions négatives, qui entraînent souvent une

48

Voir http://www.alliance-francaise-des-designers.org/blog/2010/12/15/liste-noire-des-appels-d-offres-de- design-et-de-communication-1.html (consulté le 12 juin 2013)

49

Voir http://www.lesgraphisteries.com/2012/10/15/wilogo-creads-co-la-gangrene-du-creatif-par-le- crowdsourcing/ (consulté le 31 janvier 2014)

50

Voir http://www.theincslingers.com/2011/10/how-to-lose-fans-annoy-advocates-the-moleskine-story/ (consulté le 31 janvier 2014)

51 Voir http://www.netmagazine.com/news/antispec-slams-coca-cola-crowdsourcing-122266#null (consulté le

1 août 2014)

couverture médiatique peu valorisante pour les marques représentent une menace, surtout en France où ce type de polémique semble être plus fréquent qu’à l’étranger (Henry, 2015).

5.4. Les soucis de management liés à la gestion de l’opération de

crowdsourcing

Un autre risque est inhérent à toute initiative participative : celle d’être confronté à des comportements frauduleux ou manipulatoires (Brabham, 2010a). Ainsi, lorsque des initiatives de crowdsourcing comportent une phase de sélection par votes publics par exemple, des internautes pourraient être tentés de voter pour certaines idées, en falsifiant leurs informations, en crént de multiples compte ou en demandant à des amis de voter pour une de leurs créations dans un concours. D’autres peuvent s’inspirer des idées d’autres participants et l’améliorer sans réellement apporter de contribution personnelle (Frey, Lüthje, & Haag, 2011; Lakhani & Panetta, 2007; Morgan & Wang, 2010; Wang et al., 2012). Le New York Times donne l’exemple de ce type de comportements en évoquant le Pepsi Refresh Project, un projet de crowdsourcing lancé par la marque en 2010, dans lequel un « Mr. Magic » proposait à certains participants de voter contre rémunération : « c’est de la responsabilité des organisations de réagir rapidement à ce type de problèmes, sinon cela remet en cause toute la légitimité de l’opération »53. Un autre risque est celui de récompenser des productions créatives plagiées, et de mettre ainsi en cause sa marque sans avoir connaissance du plagiat, et de perdre en légitimité auprès des consommateurs54. Cependant, la perte de légitimité n’est pas le seul problème induit par les comportements éthiquement incorrects, mais ils peuvent également biaiser les résultats d’une opération de crowdsourcing. Lorsque ce type de comportements opportunistes se manifeste, il n’est pas possible de considérer les résultats comme authentiques voire même représentatifs, car la foule n’est pas constituée d’éléments indépendants entre eux. Une entreprise doit donc être prudente dans son appréhension des résultats, et toujours faire confiance à son expertise pour différencier les bonnes des mauvaises idées (Gassmann et al., 2010). Füller55

53

Voir http://www.nytimes.com/2011/01/06/business/06charity.html (consulté le 31 janvier 2014)

54 Voir http://videocontestnews.com/2010/07/02/mysterious-act-of-plagiarism-in-mofilm-contest/ (consulté le

31 janvier 2014)

55 L’article original est en allemand. Il a été traduit par le doctorant sur son blog, voir

http://yannigroth.wordpress.com/2012/07/09/the-dangers-of-crowdsourcing-johann-fullers-post-on-harvard- business-manager/ (consulté le 7 mars 2014)

donne trois points de friction importants avec la foule : l’injustice, la suspicion et la manipulation. Pour éviter ce type de dérives, l’entreprise se doit d’être réactive et authentique afin de ne pas frustrer la foule, et afin que la participation soit perçue comme juste par ces individus (Djelassi & Decoopman, 2013; Le Nagard & Reniou, 2013).

5.5. Tableau de synthèse des bénéfices et inconvénients du

recours au crowdsourcing

Le tableau suivant résume les avantages et les risques du crowdsourcing, tels que nous les avons décrits ci-dessus.

Caractéristique du crowdsourcing

Avantages & opportunités

Principaux auteurs Inconvénients &

risques Principaux auteurs Nombre de contributeurs potentiels Accès à un grand nombre d’individus, donc à une grande diversité de compétences et d’expériences (Bogers et al., 2010; Brabham, 2008a; Burger-Helmchen & Penin, 2011; Lakhani & Panetta, 2007; Lampel et al., 2012; Lobre & Lebraty, 2010; Renault, 2013b; Schenk & Guittard, 2011)

La majorité des résultats peut être non pertinents ou de mauvaise qualité. Risque de perte de contrôle

(Howe, 2008; Lakhani & Panetta, 2007; Lebraty, 2009; Morgan & Wang, 2010; Renault, 2013b) Motivation des participants Principe d’auto- sélection, seuls les individus motivés et compétents participent

(Afuah & Tucci, 2012; Brabham, 2010b; Morgan & Wang, 2010; Whitla, 2009) Comportements frauduleux, peut se retourner contre l’entreprise si les participant sont déçus, incertitude quant au niveau de participation (Brabham, 2010a; Burger-Helmchen & Penin, 2011; Lakhani & Panetta, 2007; Renault, 2013b; Schenk & Guittard, 2011) Coût relativement faible Coût relativement faible de l’opération (Burger-Helmchen & Penin, 2011; Frey & Lüthje, 2011; Howe, 2008; Liotard, 2010; Schenk & Guittard, 2011)

Image négative chez certains publics, reproche d’exploitation (Brabham, 2010a; Djelassi & Decoopman, 2013; Renault, 2014a; Whitla, 2009) Vitesse de la collecte de contenu De nombreux contributeurs travaillent indépendamment (Brabham, 2010a; Whitla, 2009) Temps à consacrer à la collecte des contributions et aux relations avec les participants

(Afuah & Tucci, 2012; Burger- Helmchen & Penin, 2011; Schenk & Guittard, 2011) Attitude vis-à-vis de l’ouverture vers l’extérieur Nouveauté et créativité des idées, stimulation des équipes de R&D (Burger- Helmchen & Penin, 2011; Jeppesen & Lakhani, 2010a; Le Nagard & Risque de résistance interne vis-à-vis d’idées externes, sentiment de méfiance chez les salariés (Gebert, 2014; Hustoun & Sakkab, 2006; Lakhani & Panetta, 2007; Lebraty, 2009)

Reniou, 2013) Authenticité des contributions Obtention d’idées venant de consommateurs, émergence d’une « sagesse de la foule » sous certaines conditions (Brabham, 2010a; Le Nagard & Reniou, 2013; Lobre & Lebraty, 2010)

Non-représentativité des résultats

obtenus, biais induits par des effets de foule (Brabham, 2010a; Gassmann et al., 2010) Complémentarité de la foule avec les compétences de l’entreprise Distribution du risque, baisse de dépendance envers les fournisseurs, créativité des idées

(Burger-Helmchen & Penin, 2011; Frey & Lüthje, 2011; Poetz & Schreier, 2012; Trompette et al., 2008) Risque de ne pas obtenir de réponses satisfaisantes de la foule, dépendance envers la foule, perte de savoir-faire (Burger-Helmchen & Penin, 2011; Gassmann et al., 2010; Schenk & Guittard, 2011) Gestion de la propriété intellectuelle Intégration de compétences externes, révélation d’idées par la foule

(Bogers & West, 2012; Burger- Helmchen & Penin, 2011; Lebraty, 2009; Morgan & Wang, 2010) Nécessité de divulguer une problématique, peu de précédents ou de jurisprudence en termes de droits sur les idées

(Lakhani & Panetta, 2007; Le Nagard & Reniou, 2013; Morgan & Wang, 2010; Schenk & Guittard, 2011)

Tableau 5: Avantages et inconvénients potentiels du recours au crowdsourcing Comme le révèle ce tableau, le crowdsourcing présente à la fois des avantages et des menaces pour les entreprises. Alors que les bénéfices sont à conserver voire à développer, les inconvénients et les risques peuvent être considérablement diminués en faisant appel à un intermédiaire spécialisé dans l’organisation d’opérations de crowdsourcing pour le compte d’entreprises clientes. Alors que les premières opérations participatives étaient souvent organisées par des entreprises de et/ou leurs agences, on remarque qu'aujourd’hui de plus en plus d'initiatives de crowdsourcing sont mises en place et/ou gérées avec ou par des organisations spécialisées dans ce type de tâches (Lampel et al., 2012; Williams, Corbett, Rose, & Gownder, 2011; Williams, Gownder, & Wiramihardja, 2011). En 2015, dans un rapport sur l’utilisation du crowdsourcing par les grandes entreprises, l’entreprise eYeka révélait que ces dernières ont trois fois plus de chances56 d’utiliser des plateformes pour leurs opérations de crowdsourcing que de le faire eux-mêmes, via les réseaux sociaux ou sur des sites propres (Roth, Petavy, & Céré, 2015).

56 En abscisses, le pourcentage cumulatif de marques ayant déjà utilisé le crowdsourcing pour l’innovation

Figure 5 : Evolution des types de sites que les grandes marques utilisent pour leurs opérations de crowdsourcing créatif (source : eYeka, 2015)

La partie suivante vise à présenter les plateformes créatives et à expliquer leur rôle dans la mise en place d’initiatives de crowdsourcing.

6. Le rôle facilitateur des intermédiaires spécialisés et des