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Chapitre 2 – Cadre conceptuel

2.2 L’université et ses finalités

2.2.2 Les finalités et principales missions de l’université

L’exploration des modèles d’université permet de faire ressortir un premier objet de tension qui réside dans la présence même des différentes missions de l’université selon les modèles, alors que leur place au sein de l’institution universitaire a été sujette aux débats au fil du temps. En effet, nous avons vu que la mission de recherche est apparue dans l’enceinte universitaire par le biais du modèle allemand, ou encore que la troisième mission de l’université a fait son apparition formelle dans le modèle de l’université américaine. Toutefois, force est de constater que de s’attarder seulement à la simple présence ou non d’une mission n’est pas suffisant pour développer une compréhension globale des enjeux qui la concernent. En effet, le survol des différents modèles d’université mène au constat que des tensions existent également dans la nature même de ces missions, dans le sens qui leur est attribué. Ainsi, pour étudier les finalités de l’université de manière empirique, nous nous appuierons sur l’analyse de ses missions et du sens octroyé à ces missions. La notion de finalités dépasse ainsi celle de missions; si elle s’appuie sur ces dernières, elle pousse la réflexion en adressant les questions « Qui (quel type de personne) veut-on former? Pourquoi? À quoi? » (Gohier, 2002b). Nous cherchons donc à déterminer la finalité de chaque mission pour déterminer la finalité de l’université.

Ultimement, lors de l’analyse, la mise au jour de la façon dont ces tensions sont résolues aujourd’hui dans le contexte de mondialisation permettra de faire ressortir le rapport entretenu (ou souhaité) entre la société et l’université, et d’en dégager la façon dont les finalités sont envisagées dans le contexte actuel. Des modèles de l’université, nous pouvons tirer certaines observations sur des tensions dialectiques relatives à trois missions de l’université : l’enseignement, la recherche et la troisième mission.

2.2.2.1. L’enseignement

La section précédente permet d’observer que l’enseignement est au cœur de la mission universitaire dans tous les modèles présentés. Si sa place dans la vie académique n’est pas

remise en cause, ses orientations le sont pourtant, de même que la nature des savoirs qui y sont transmis.

Tout d’abord, dans l’université médiévale, l’enseignement sert la transmission de connaissances dans une perspective de conservation des savoirs et de prolongement de la tradition. En tant que « propédeutique » aux autres facultés, celle des arts libéraux vise à offrir aux écoliers une base de culture générale. Les autres facultés (médecine, droit canon, savoirs cléricaux) ont quant à elles davantage une fonction de formation professionnelle. Ensuite, dans le modèle allemand, la formation doit transmettre un savoir dit englobé et universel, dénué de toute forme d’utilité, dans la perspective idéale que le savoir rend libre. Une rupture s’observe ensuite à partir du modèle américain. La formation acquiert ici en effet une fonction externe et adaptative, en répondant aux besoins de l’économie et du commerce, notamment parce que l’on s’attend à ce que l’université forme de futurs travailleurs compétents. Tel que noté, ce n’est pas ici le savoir qui rend libre, mais la capacité d’agir sur le monde. L’enseignement y est dispensé dans une perspective vocationnelle, en favorisant une formation axée sur des compétences spécifiques (Renaut, 1995).

On observe ainsi que les savoirs enseignés peuvent être situés sur un continuum allant d’un apprentissage désintéressé des savoirs (dans l’idéal allemand), à une formation utile et vocationnelle (telle que mise de l’avant dans le modèle américain). D’un côté, dans le pôle désintéressé, les savoirs devraient être transmis pour remplir la fonction critique de l’université, c’est-à-dire sa « dimension proprement réflexive et distanciée des savoirs et de leurs contenus » (Lucier, 2006, p.79). Ce pôle se rapporte davantage à ce que l’on appelle une éducation dite libérale, « destinée à doter les étudiants d’une « culture » générale, qui se préoccupe surtout de former l’intelligence par la fréquentation libre (désintéressée) des œuvres de l’esprit humain » (Renaut, 1995, p.212). De l’autre côté, dans le pôle utilitaire, les savoirs sont enseignés dans une optique d’utilité, en formant des travailleurs qualifiés pour le marché du travail.

2.2.2.2 La recherche

Le survol des différents modèles d’université a par ailleurs montré que la mission de recherche a quant à elle été introduite dans l’enceinte universitaire à partir du modèle allemand

et qu'elle est présente dans les deux autres modèles. C’est en effet notamment pour se poser en contre-pied de l’idéologie de l’utilité qui avait préséance dans les écoles spécialisées et pour poursuivre la quête de la science comme telle que les philosophes allemands ont souhaité voir la recherche intégrer le monde universitaire. Dans l’idéal allemand, le « savoir n’est pas un moyen pour l’action », pas plus que la science ne devrait servir de moyen. Elle doit plutôt être cultivée pour elle-même (Renaut, 1995, p.125).

Dans le modèle américain, la recherche doit plutôt servir au progrès des connaissances, alors qu’elle « s’est structurée essentiellement sous l’influence de forces et d’impératifs extérieurs à l’université » (Lucier, 2006, p.69). Le modèle de l’université entrepreneuriale poursuit dans cette veine, et décrit également un fonctionnement de la recherche universitaire intégrée à un système plus large et faisant appel aux partenariats avec des acteurs extérieurs. Le même continuum que celui des savoirs enseignés peut être transposé pour les savoirs produits, s'étendant des savoirs désintéressés (la science pour elle-même, dans une quête de vérité dans l'idéal allemand), à des savoirs utiles (la science visant le progrès dans les universités américaine et entrepreneuriale).

Selon Freitag (1995), dans sa quête de savoirs utiles, la recherche « n’aurait plus grand- chose à voir avec la libre activité intellectuelle orientée vers la recherche critique de la vérité et vers le développement et la synthèse rationnelle […] des connaissances qui étaient structurellement et essentiellement associés à la vie universitaire » (p.29). L’objet de la science ne serait plus la connaissance du monde,

mais la prévision des effets de nos interventions pratiquement finalisées sur le monde. Elle cesse d’être en premier lieu la réalisation d’une volonté de connaissances du monde, et devient le déploiement tous azimuts de notre capacité démiurgique de produire les artifices qui peuvent nous convenir à n’importe quelle fin (p.46).

2.2.2.3 La « troisième mission »

La définition de la « troisième mission », de même que sa nature et ses finalités, a elle aussi été sujette à discussion. Nous verrons dans les lignes qui suivent la justification d’une telle nomenclature, alors que le lecteur est peut-être plus familier avec l’expression « service à la collectivité ». Elle a été formellement nommée dans l’université américaine comme étant un « service à la collectivité », mais on peut également considérer, tel que le rapporte Lucier

(2006), que l’enseignement et la recherche peuvent en eux-mêmes représenter le service à la collectivité par excellence, et il n’y aurait pas en ce sens lieu de parler de troisième mission (p.62).

Il importe également de noter que, parmi ceux qui considèrent que l'université doit poursuivre une troisième mission distincte, les opinions divergent. Pour certains auteurs, la troisième mission consiste en la poursuite d’une visée entrepreneuriale, et cette nomenclature de « service à la collectivité » peut faire « du développement et de la transmission du savoir et de la culture non pas des fins en soi, mais les moyens du progrès économique et social de la nation » (Corbo et Ouellon, 2001, p.18). Il y a donc ici, pour reprendre les termes de Pichette (1977), une forme d’appel économiste et fonctionnel fait à l’université, notamment par « les milieux politique et gouvernementaux, les milieux financiers, industriels et professionnels » (p.83). La fonction entrepreneuriale est décrite par Vorley et Nelles (2008) de la manière suivante : « Le contrat social passé entre les universités et la société a été amendé, sinon révisé intégralement ces 30 dernières années. Désormais, les universités ne sont plus uniquement dédiées à l’enseignement et à la recherche; elles sont considérées comme les moteurs de l’économie de la connaissance » (p.2). Ils précisent que cette troisième mission « est le phénomène dans lequel les établissements d’enseignement supérieur sont encouragés à réaliser, à une échelle plus vaste, leur potentiel socio-économique par le biais des échanges de connaissances et des partenariats » (p.2).

D’un autre côté, le service à la collectivité peut servir à répondre à l’ « appel des laissés-pour-compte de la science et du savoir », à savoir les « couches ouvrières et populaires » (Pichette, 1997, p.83). Dans cette perspective, la troisième mission vise à :

rendre accessibles les ressources universitaires et scientifiques à des individus, des groupes qui n’y auraient pas accès. Cette fonction de services à la collectivité doit être basée sur les principes et la dynamique de la promotion collective et de la promotion culturelle intégrant ainsi l’exercice d’une fonction de critique et de diffusion du savoir (Pichette, 1977, p.83).

Autrement dit, le service à la collectivité consiste ici « à rendre disponibles des ressources éducatives aux organismes du milieu qui n’ont normalement pas accès aux services réguliers de l’université, sous forme de projets de recherche ou d’activités (non créditées) de formation planifiés conjointement » (Doray et Pelletier, 1999, p.46-47). Pour Pichette, (1977) :

L’ouverture réelle de l’université à toute la collectivité passe par la reconnaissance qu’il existe des besoins éducatifs non reliés à des objectifs professionnels ou de spécialisation. Ces besoins éducatifs ont des situations de vie pour point de départ et de retour et/ou des projets reliés à des actions de promotion collective (p.88).

Le sens que peut prendre cette troisième mission nous amène à ajouter une nuance au continuum précédemment associé aux deux autres missions. Nous observons en effet que l'utilité de la troisième mission peut revêtir un caractère économique, mais qu'elle peut également être de nature sociale.

Pour éviter d’avoir à nous positionner sur la nature de cette mission, nous allons l’appeler dans cette thèse « troisième mission »; nous ne présumons donc pas pour l’instant de sa nature et du sens qu’elle prend (celui de service à la collectivité ou d’entrepreneuriat). Cette décision s'inscrit dans la posture hypothético-inductive que nous décrirons dans le chapitre de méthodologie.

2.2.3 En résumé

À travers cette section, nous avons d'abord proposé la description de quatre modèles d'universités. La pertinence de procéder à un tel survol sociohistorique s'appuie sur l'idée que, à travers les différentes époques, les universités ont vu leurs finalités se transformer selon les contextes ponctuels, faisant ressortir ainsi certains points de tension ou conflits. Il est ressorti du survol que si la place des missions avaient été objet de débat, s'attarder à leur nature pouvait s'avérer une piste fertile pour témoigner des finalités d'une manière plus concrète. En effet, la nature des savoirs et missions permet de faire le pont avec les finalités imparties à l'université en offrant un éclairage significatif sur des questionnements tels que ceux soulevés par Gohier (2002a):

doit-elle [l’éducation] viser la formation de l’individu en fonction de son ajustement aux impératifs d’une société paradoxalement marquée par le changement? Le savoir devrait-il alors être instrumental, et servir d’autres fins que lui-même, en étant utile à son détenteur aussi bien qu’à la société pour laquelle il devient une ressource nécessaire? Devrait-il au contraire être « fondamental » et transmettre un patrimoine culturel qui se situe au-delà de contingences par trop mouvantes et inscrire l’individu dans une tradition pour qu’il puisse inventer un futur ancré dans le passé?

En résumé, pour procéder à l’étude empirique des finalités de l’université, nous proposons de nous pencher non seulement sur la présence des missions de l’université (enseignement, recherche, et troisième mission), mais également sur l’orientation qui leur est impartie, en faisant référence à un continuum allant d’une mission désintéressée à une mission utile, sachant que cette dernière peut être d’une utilité sociale ou économique.

Ces considérations nous amènent maintenant à spécifier les questions auxquelles la recherche tentera de répondre.