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Chapitre 4 – Analyse

4.2 Discussion

4.2.3 Finalités et missions de l’université : ruptures et continuités

4.2.3.1 Le continuum et l’évolution de la définition même de l’université.

Les transformations successives qui affectent les différentes missions de l’université (le contrat social, la recherche et la formation) entraînent une évolution de la définition même des universités. Ainsi, l’université n’est pas imperméable au mouvement de balancier insufflé par l’économie du savoir et qui affecte ses missions, et l’éloigne d’une quête de vérité et de la mise en valeur de l’enseignement et de la recherche des savoirs désintéressés, tels qu’ils étaient mis de l’avant dans le modèle allemand. Même le principe de liberté académique, ancré dans l’idéal allemand, se voit muter; la liberté académique pourrait notamment s’incarner par la liberté de choix dans les objets et méthodes de recherche – nous avons vu dans le corpus que de tels choix sont plutôt contraints; par ailleurs, la liberté académique était définie comme nécessaire à l’université pour exercer sa fonction critique, comme le souligne ici Lucier (2006) : « Ainsi, pour exercer la fonction inhérente à la démarche universitaire, il faut en avoir la liberté, privilège qui est fondamentalement un devoir » (p.81) ; on observe pourtant qu’elle tend à être limitée à la liberté dans la gestion des activités, laquelle se contrôle par le biais de l’imputabilité. Cela n’est pas sans rappeler, comme nous le notions précédemment, le passage d’un contrat social à un contrat d’efficience et d’efficacité dont elle doit faire la preuve.

Les politiques publiques définissent ainsi une université qui se rapproche des modèles américain et entrepreneurial, et qui s’éloigne des idéaux incarnés par le modèle allemand.

Nous pouvons ainsi la rapprocher de la fonction adaptative de l’université américaine : sur le plan de la formation, la spécialisation des formations mise de l’avant dans les politiques publiques parle clairement d’une meilleure adéquation aux besoins du marché du travail (tant sur le plan des savoirs à acquérir que sur celui des domaines ou secteurs à prioriser). S’il n’est pas d’hier que l’université forme les travailleurs de demain, Love (2008) apporte une nuance fondamentale : « There is of course an important distinction to be made between an

educational sector that is supported by and feeds into the economy, and one that is governed by the ideals of the economic sector »48 (p.17). La fonction adaptative héritée du modèle américain est poussée dans les filets de l’adaptation aux desiderata du marché. Selon Kezar (2004), « higher education has always served the labor market to some degree, but the

production of highly skilled workers was never its primary goal »49 (p.437). Dans le même ordre d’idée, Tierney (2004) avance ceci : « Education, rather than being seen as a vehicle to

move individuals out of the lower class, is a training agent for business and industry […] »50

(p.16). Il y a là une position idéologique que dans laquelle les politiques s’engagent. Cette fonction adaptative est également présente sur le plan de la recherche : elle doit s’adapter au marché par les domaines à privilégier. Comme le souligne Baillargeon (2011), « la fonction adaptative de l’université l’amène à se contenter de réagir ou de répondre à ce qui est attendu d’elle, et non plus à façonner l’avenir » (p.65).

4.2.3.2 La question centrale de l’utilité sociale versus l’utilité économique

Cette fonction adaptative de l’université est en lien direct avec une notion centrale et pourtant idéologique : la question de l’utilité. Ainsi, il appert que les finalités universitaires découlent de l’orientation que l’on accorde à cette notion d’utilité.

48 Traduction libre : « Une importante distinction est à faire entre un secteur éducatif supporté et nourri par

l’économie, et un secteur éducatif gouverné par les idéaux du secteur économique ».

49Traduction libre : « L’enseignement supérieur a toujours servi le marché du travail d’une certaine façon, mais la

production de travailleurs hautement qualifiés n’a jamais été son but premier ».

50 Traduction libre : « L’éducation, plutôt qu’être perçue comme un vecteur de mobilité sociale, est un agent de

L’exploration des modèles d’université avait fait ressortir que l’université peut concourir à la transmission et la création de savoirs s’étendant sur un continuum : des savoirs désintéressés aux savoirs intéressés. L’exploration de la troisième mission a apporté cette nuance importante pour la notion d’utilité : nous avons en effet proposé une distinction entre utilité sociale ou économique.

L’utilité privilégiée (en lien avec la fonction adaptative évoquée précédemment) est idéologique. Un des auteurs sur lesquelles nous nous sommes appuyée pour faire cette distinction sociale-économique, Pichette (1977), déplore que dans le service à la collectivité, l’utilité soit « réduite aux milieux professionnels, économiques, politiques et technocratiques » (p.35). Il constate l’entrée de l’université dans « l’âge de l’utilitarisme social et économique » (p.43). Selon lui, l’université aurait de plus en plus pour fonction prioritaire de former des « spécialistes, des techniciens et des professionnels des champs qui lui sont et seront déterminés par d’autres « lois » que les lois internes de la science et de la technique » (p.44). Pichette (1977) déplore finalement que l’université réponde désormais à la mission sociale « par la production de programmes et de formation et de perfectionnement professionnels et techniques requis. Par le processus de la promotion individuelle, de la qualification des individus que l’université s’acquitte principalement de sa mission sociale » (p.46).

L’université peut également être amenée à devenir entrepreneuriale par les savoirs auxquels elle vise à former, par exemple par le biais des formations courtes et de la formation continue mises de l’avant, alors qu’il y a là une façon de séduire un nouveau public étudiant, par l’offre de formation aux individus et aux milieux de travail. Limitée par des conditions budgétaires délicates, l’université est contrainte de se tourner vers d’autres sources de financement; la course aux formations courtes et la formation continue devient alors un terreau fertile. Sur le plan de la recherche, la fonction entrepreneuriale est beaucoup plus évidente, avec l’accent qui est sur la commercialisation des résultats de la recherche, sur les bureaux de liaison entreprises-université, les centres de liaisons et de transfert.

Parce que les savoirs sont enracinés dans la conception de l’économie du savoir, on justifie une utilité calquée sur les besoins de cette économie, mais elle pourrait tout aussi bien être déterminée par sa fonction critique et son apport social.

4.2.3.3 Par-delà les dichotomies induites par l’économie du savoir

Tout cela représente des mises en tension : des positions idéologiques (ou politiques) sont prises pour favoriser l’une ou l’autre. Il est toutefois possible de penser que la mission publique de l’université pourrait inclure tout cela. C’est du moins ce qu’estiment East et al. (2004) quad ils avancent que la mission publique de l’université inclut d’offrir une éducation qui outille les étudiants à des professions publiques; de nourrir le débat dans la sphère publique et de préparer les citoyens à y participer; de produire des nouvelles technologies et innovations; et faire avancer la mobilité sociale (p.1619).

Ainsi, derrière cette apparente tension entre les notions de contrat social et de responsabilité sociale, on peut s’interroger sur une éventuelle complémentarité de ces deux approches. En effet, le rattachement de l’université à la chose sociale/publique, telle que conçue à travers le contrat social, ne doit pas faire oublier certains bénéfices sur un plan davantage individuel, et la question des bénéfices de l’université se pose également sur un plan plus personnel. En ce sens, la conception fonctionnaliste du capital humain selon laquelle « qui s’instruit s’enrichit » et dont nous percevons quelques échos dans le corpus, résume bien en quoi l’éducation peut servir le bien particulier (l’individu «éduqué » bénéficie d’un meilleur niveau de vie).

Selon ce même ordre d’idée, l’éducation pourrait être vue comme servant à la fois le bien public et le privé, et plutôt que d’envisager une mise en tension entre ces deux « biens » (doit-elle servir l’un plus que l’autre?), on pourrait davantage mettre l’accent sur la quête d’un équilibre entre les deux. Comme le soulignent Carnoy, Froumin, Loyalka et Tilak (2014) :

What is public and private in education is a political–social construct, subject to various political forces, primarily interpreted through the prism of the state. Mediated through the state, this construct can change over time as the economic and social context of higher education changes (p.359).

Ajoutons enfin que la formation dans des domaines spécialisés n’est pas nécessairement opposée à la transmission de savoirs dits fondamentaux; que les besoins en matière de main-d’œuvre soient plus spécifiques, ou qu’ils nécessitent plus de connaissances technologiques, ne devrait pas nécessairement mener à mettre de côté une formation polyvalente et fondamentale. Comme le souligne Lucier (2006),

Il [n’est] donc pas question d’assimiler formation fondamentale et formation générale. […] même lorsqu’on est en spécialisation, voire en spécialisation professionnelle, la formation suivant la scolarité obligatoire doit dépasser le survol et l’assimilation des contenus pour rejoindre les fondements et les méthodes elles- mêmes (p.41).

En partant de l'idée que l'économie du savoir est un discours utilisé pour justifier voire imposer les orientations au système d’éducation, lesquelles orientations sont présentées comme inéluctables (mais ne le sont pas), cela nous mène à penser que ces orientations sont de nature idéologique. Il serait dès lors possible d’imaginer que les politiques publiques puissent prendre une autre voie. On pourrait d'abord considérer l'idée de mettre de l’avant une démocratie du savoir (« knowledge democracy »), plutôt qu’une économie du savoir (« knowledge economy »), et voir comment l'université pourrait y contribuer, en mettant de l'avant un discours qui fait appel aux solidarités, à une « réelle » ouverture sur le monde, celle- là plus sociale et plus conscientisée. Selon l’interprétation qui est faite du contexte dans lequel nous évoluons, la nature des savoirs diffère forcément. Dans la démocratie du savoir, il est question d’un savoir « transformateur » (« transformative knowledge »), qui fait appel aux solidarités plutôt qu’aux compétitions.

Aussi, nous clorons ce chapitre de discussion par une ouverture proposée par Edgar Morin, qui sort des oppositions stériles pour rassembler des courants de pensées qui peuvent a

priori paraître irréconciliables : « il s’agit de remplacer une pensée qui sépare et qui réduit par

une pensée qui distingue et qui relie. Il ne s’agit pas d’abandonner la connaissance des parties pour la connaissance des totalités, ni l’analyse pour la synthèse; il faut les conjuguer » (p.48).