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Les explications : l’importance du changement des enjeux

Dans le document Comprendre les mutations du vote des ouvriers (Page 182-187)

Changement social, évolution des enjeux et banalisation du vote des ouvriers

3.1. La dynamique du vote des classes sociales en France

3.1.3. Les explications : l’importance du changement des enjeux

La modélisation des évolutions du vote des classes sociales au cours de la Cinquième République a permis d’identifier deux grandes dynamiques : (1) une forme de déclin du vote de classe, avec le rapprochement du vote des différentes catégories de salariés ; (2) une forme de transformation du vote de classe, avec le développement d’une nouvelle ligne de fracture entre les travailleurs indépendants et les salariés. De prime abord, ces deux dynamiques sont contradictoires. Elles sont en fait complémentaires en ce qu’elles résultent essentiellement de la banalisation du vote des ouvriers.

L’explication de ces deux processus soulève plusieurs enjeux. Le plus important tient à la réversibilité des dynamiques à l’œuvre. Si les mutations du vote de classe sont liées à des transformations de la structure sociale, un retour en arrière est peu probable. En revanche, si elles renvoient à des changements dans la stratégie et le positionnement des partis politiques, un rétablissement des anciens alignements est possible. C’est tout le sens de la confrontation des deux principaux modèles d’explication des dynamiques du vote de classe, le modèle du changement social et le modèle des choix politiques.

Le modèle du changement social

Le test du modèle du changement social est relativement simple : si la transformation des structures économiques et sociales a effectivement brouillé les frontières de classe forgées par la révolution industrielle et modifié les liens traditionnels entre classe et vote, un contrôle statistique de la dynamique du vote des classes sociales par les principales variables rendant compte des nouvelles sources d’hétérogénéité sociale doit affaiblir les changements observés.

1 Les rares données relatives à l’inscription et à la non-inscription sur les listes électorales révèlent

des dynamiques similaires. Sur ce point, on peut lire HERAN François,ROUAULTDominique,

« La présidentielle à contre-jour : abstentionnistes et non-inscrits », Insee Première, 397, 1995.

2 Cette discussion est limitée aux scrutins d’enjeu national, les élections législatives entre 1962 et

1978, l’élection présidentielle depuis 1988. Des conclusions très différentes pourraient être tirées si les données portaient sur les élections locales ou sur les élections européennes.

En d’autres termes, si l’explication par le changement social tient, l’introduction conjointe du niveau d’instruction et du niveau de revenu dans le modèle de base doit à la fois estomper le rapprochement du vote des salariés et atténuer la différenciation du vote des indépendants. De manière très concrète, les coefficients d’interaction décrivant le changement dans le temps du vote des classes sociales doivent nettement diminuer, voire devenir non significatifs1.

Le test est sans appel : les coefficients d’interaction mesurant l’évolution des chances de voter pour la gauche plutôt que pour la droite modérée ne bougent quasiment pas entre le modèle 3.1 et le modèle 3.2 (tableau 3.1). En clair, les nouvelles oppositions sociales résultant du niveau d’instruction, du niveau de revenu ou des autres contrôles sociodémographiques inclus dans le modèle 3.2 peinent à rendre compte des transformations du vote de classe. La représentation graphique des probabilités prédites d’un vote de gauche par le modèle 3.2 ne laisse planer aucun doute : après contrôle, la banalisation des ouvriers, le rapprochement des salariés et l’éloignement des indépendants restent patents (figure 3.6). Si les contrôles avaient fonctionné, les courbes seraient devenues parallèles.

Figure 3.6

Les évolutions du vote de gauche en France contrôlées par le changement social

NB. Ce graphique présente les probabilités moyennes d’un vote de gauche pour chacune des classes sociales. Ces probabilités ont été prédites à partir du modèle de régression 3.2, dont les coefficients sont reportés dans le tableau 3.1. Elles sont exprimées en pourcentages.

1 Le contrôle par le niveau d’instruction et le niveau de revenu peut également affecter fortement

les coefficients mesurant l’effet net de chaque classe sociale. De telles évolutions ne seraient pas étonnantes : après tout, l’instruction et le revenu sont deux dimensions constitutives de la classe sociale. De fait, l’intérêt du test porte essentiellement sur les dynamiques dans le temps.

0 20 40 60 80 1962 1967 1968 1978 1988 1995 2002 2007

I - Cadres supérieurs II - Salariés intermédiaires III - Employés IV - Indépendants V - Techniciens VI - Ouvriers

Pour autant, à ce stade, le modèle du changement social ne peut pas être entièrement rejeté : conformément à ses prédictions, les évolutions du vote des classes sociales suivent un mouvement régulier, sans ruptures notables. Certes, le nombre relativement limité de points d’observation ne permet pas de déterminer avec une très grande précision la chronologie de ces évolutions, mais la réfutation complète du modèle du changement social aurait nécessité un déclin brutal du vote de classe lors d’une élection ou de plusieurs élections proches. Quoi qu’il en soit, l’introduction des variables de contrôle dans la modélisation permet également de mieux comprendre les bases sociales du vote d’extrême droite : les principaux contrastes entre les classes sociales renvoient à des différences en termes de genre et d’instruction1. Le modèle des choix politiques

Le test empirique du modèle politique n’est pas aussi direct. La structure des données empêchant d’introduire la position des partis dans les modèles de régression2, le test consiste simplement à confronter la dynamique du vote des classes sociales aux changements dans la polarisation entre les partis sur les enjeux économiques, afin de vérifier si les deux processus s’inscrivent effectivement dans les mêmes temporalités. Si ce modèle tient, la banalisation du vote des ouvriers à partir du début des années 1980 doit nécessairement correspondre à une période de très forte dépolarisation entre les partis de gauche et les partis de droite modérée sur les grandes questions économiques3.

De prime abord, les résultats sont assez probants (figure 3.7). Deux périodes peuvent immédiatement être distinguées. Dans un premier temps, des élections législatives de 1958 aux élections législatives de 1986, l’écart entre la position moyenne des partis de gauche et la position moyenne des partis de droite modérée se creuse de manière progressive. Puis, dans un second temps, à partir de l’élection présidentielle de 1988, cet écart se réduit rapidement. Ces deux périodes font largement écho aux grandes évolutions du vote des classes sociales : la première période correspond au glissement des nouvelles classes moyennes vers la gauche et au maintien de l’alignement des indépendants sur la droite, tandis que la seconde période correspond au recul du « vote de classe ouvrier » en faveur de la gauche.

1 Pour une analyse plus détaillée des bases sociales du vote d’extrême droite en France, utilisant

les mêmes données, GOUGOU Florent, MAYER Nonna, « The Class Basis of Extreme Right Voting

in France: Generational Replacement and the Rise of New Cultural Issues (1984-2007) », in RYDGREN J. (dir.), Class Politics and the Radical Right, Londres, Routledge, à paraître.

2 L’introduction des positions des partis suppose le passage à une modélisation multiniveaux. Or

le nombre limité d’enquêtes pose problème : les modèles multiniveaux nécessitent un minimum de 30 à 50 cas au plus haut niveau d’analyse pour que les estimations ne soient pas biaisées. Sur

ce point, on peut notamment consulter MAAS Cora J.M., HOX Joop J., « Sufficient Sample Sizes

for Multilevel Modeling », Methodology: European Journal of Research Methods for the Behavioral and

Social Sciences, 1 (3), 2005.

3 Le degré de polarisation des partis français sur les enjeux économiques est calculé à partir d’une

simple soustraction entre la position moyenne des principales formations de gauche et de droite modérée lors de chaque élection.

Figure 3.7

Les évolutions de la polarisation des partis français en matière économique

NB. Le niveau de polarisation est calculé à partir d’une soustraction entre la position moyenne des partis de droite modérée et la position moyenne des partis de gauche sur les enjeux économiques à chaque scrutin. Les scores positifs indiquent que les partis de droite modérée sont plus « à droite »

que les partis de gauche modérée. Les données sont issues du Comparative Manifesto Project.

Toutefois, les choses ne sont pas aussi simples. Ces deux grandes périodes cachent en fait quatre phases, qui complexifient fortement le tableau initial. La première phase couvre la première décennie de la Cinquième République et marque une première augmentation de la polarisation entre les partis : les enjeux économiques reprennent progressivement du poids à l’agenda après la domination des enjeux institutionnels entre 1958 et 1962. La seconde phase débute après les élections législatives de 1967 et s’achève lors des législatives de 1973 : elle se caractérise par une stabilisation de la polarisation sur les questions économiques en dépit de la montée en puissance des nouveaux enjeux sociétaux apparus lors des mouvements de mai 1968. La troisième phase s’ouvre après les élections législatives de 1973 et se referme avec les législatives de 1986 : elle marque une nouvelle augmentation de la polarisation sur les enjeux économiques, dans un contexte dominé par les chocs pétroliers, la crise du keynésianisme et l’avènement du paradigme néolibéral. La quatrième phase s’engage avec la présidentielle de 1988 : elle se distingue par une nette dépolarisation entre les partis, qui résulte largement du ralliement de la gauche, et notamment du Parti socialiste, au paradigme néolibéral.

Au final, les trois dernières phases correspondent assez fidèlement à la dynamique du vote des classes sociales, les mouvements de polarisation et de dépolarisation sur les grandes questions économiques coïncidant effectivement avec des changements dans les alignements électoraux. En revanche, la première phase dévie fortement du schéma général. Si le modèle politique fonctionnait aussi simplement, l’augmentation de la polarisation entre 1958 et 1967

-1 0 1 2 3 1958 1962 1967 1968 1973 1978 1981 1986 1988 1993 1997 2002

aurait dû se traduire par des évolutions significatives dans le vote des classes sociales. Or, la stabilité prime. Qui plus est, le niveau relativement faible de la polarisation aux débuts de la Cinquième République est a priori contradictoire avec les très fortes différences entre le vote des classes sociales observées à ce moment-là.

Pour résoudre ce double paradoxe, la question du paradigme économique dominant est déterminante. Jusqu’à la fin des années 1970, le paradigme keynésien fait consensus. Les partis de droite soutiennent les politiques interventionnistes car elles assurent le plein emploi et une forte croissance économique. Et ils acceptent le « compromis social-démocrate » car les taux de croissance élevés permettent de satisfaire le travail sans pénaliser le capital1. Dans ce cadre, les mouvements de polarisation et de dépolarisation sur les questions économiques ne font pas nécessairement sens pour les évolutions du vote des classes sociales : au fond, il n’y a pas réellement d’affrontement sur le contenu des politiques économiques à mener.

L’intégration de la question du paradigme économique dominant dans le modèle des choix politiques apporte également un éclairage nouveau sur la phase de dépolarisation qui s’ouvre dans la seconde moitié des années 1980. De prime abord, le fait que les positions des partis de gauche et des partis de droite modérée se soient fortement rapprochées en matière économique suffit à expliquer pourquoi le vote des ouvriers s’est banalisé : les ouvriers n’ont plus aucune raison de voter massivement pour les partis de gauche dès lors que ces derniers renoncent à défendre leurs intérêts. Mais le mouvement est plus complexe : la dépolarisation s’inscrit dans un contexte de changement de paradigme économique et renvoie également à une transformation des enjeux à l‘agenda. De ce point de vue, le nouveau cadrage associé au rôle de l’Etat dans l’économie est révélateur, la question des privatisations se substituant à la question des nationalisations. Le changement est décisif. Les partis de gauche sont désormais dans une posture défensive : ils subissent les recettes néolibérales et ne peuvent plus politiser à leur avantage les questions économiques. De la sorte, la dynamique de dépolarisation entre les partis de gauche et les partis de droite modérée semble moins importante pour expliquer la banalisation du vote des ouvriers que le contexte idéologique dans lequel elle s’inscrit. Et au final, le modèle des choix politiques fonctionne seulement à condition d’admettre que ses prédictions varient selon le paradigme économique dominant : à chaque paradigme doivent être associées des hypothèses spécifiques quant aux évolutions du vote de classe.

1 Dans un contexte de croissance élevée et de plein emploi, la redistribution n’est pas une entrave

à la rémunération du capital et à la progression des taux de profit. LAVELLE Ashley, The Death of

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