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La vie politique en Allemagne depuis 1949

Enjeux, clivages et réalignements

1.3. Les réalignements en France et en Allemagne

1.3.2. La vie politique en Allemagne depuis 1949

A ce jour, la théorie des réalignements n’a jamais été utilisée pour analyser l’histoire électorale allemande d’après-guerre1. Certes, quelques césures importantes ont été identifiées dans le développement du système partisan, mais aucune périodisation ne fait consensus au sein de la littérature. Et à leur façon, toutes les élections ont été, à un moment ou à un autre, considérées comme des élections décisives dans l’histoire du pays2.

De manière schématique, deux approches de la vie politique allemande peuvent être opposées. La première, centrée sur le format du système partisan, utilise le critère du nombre de partis représentés au Bundestag et aboutit à un découpage en quatre grandes phases3 : (1) une phase de concentration, de 1949 à 1961 ; (2) une phase à trois partis, entre 1961 et 1983 ; (3) une phase à quatre partis, entre 1983 et 1990 ; (4) une phase à cinq partis, depuis 1990. La seconde, centrée sur la composition de la coalition au pouvoir, s’intéresse aux relations entre les partis qui gouvernent et permet d’identifier cinq périodes4 : (1) une période d’hégémonie de la CDU de 1949 à 1969 ; (2) une période d’hégémonie du SPD entre 1969 et 1982 ; (3) une nouvelle période d’hégémonie de la CDU de 1982 à 1998 ; (4) une période de domination du SPD entre 1998 et 2005 ; (5) une période de domination de la CDU depuis 2005.

Contrairement à ces deux approches, la théorie des réalignements ne se contente pas d’un seul critère d’analyse, mais articule de manière systématique les évolutions électorales, les transformations du système partisan et le changement des enjeux à l’agenda. A ce stade, elle suggère une périodisation originale, distinguant une phase de reconstruction du système partisan (1949-1961), deux phases de réalignement (1983-1990 et 2005-…) et deux périodes de politique ordinaire (1961-1983, 1990-2005)5.

1 Pour la période 1949-1987, seule l’Allemagne de l’Ouest est concernée. Avant la réunification, il

n’existait pas de système partisan compétitif en Allemagne de l’Est, de sorte que l’utilisation de la théorie des réalignements ne ferait pas sens : le système partisan est-allemand se réduisait à la

SED. Sur ce point, JESSE Eckhard, « Die Parteien in der SBZ/DDR 1945 bis 1989/90 », inGABRIEL

O. W., NIEDERMAYER O., STÖSS R. (dir.), Parteiendemokratie in Deutschland, 2002, p. 84.

2 PARTCH Richard D., « The Transformation of the West German Party System: Patterns of

Electoral Change and Consistency », German Studies Review, 3 (1), 1980, p. 96.

3 NIEDERMAYER Oskar, « Die Entwicklung des bundesdeutschen Parteiensystems », in DECKER F.,

NEU V. (dir.), Handbuch der deutschen Parteien, Wiesbaden, VS Verlag für Sozialwissenschaften,

2007. Dans cette catégorie, on retrouve aussi LEES Charles, Party Politics in Germany, 2005, p.

131-132 ; PAPPI Franz U., « The West German Party System », West European Politics, 7 (4), 1984 ; et

POGUNTKE Thomas, « The German Party System: Eternal Crisis? », German Politics, 10 (2), 2001.

4 JESSE Eckhard, « Die Parteien im westlichen Deutschland von 1945 bis zur deutschen Einheit

1990 », in GABRIEL O. W., NIEDERMAYER O., STÖSS R. (dir.), Parteiendemokratie in Deutschland,

2002, p. 70-75. Le chapitre d’E. Jesse s’arrête en 1990, mais l’analyse peut être prolongée. Dans la

même veine, on peut lire CONRADT David P., DALTON Russell J., « The West German Electorate

and the Party System: Continuity and Change in the 1980's », Review of Politics, 50 (1), 1988.

5 Cette périodisation constitue une première ébauche : elle doit être conçue comme un ensemble

d’hypothèses sur le développement du système partisan allemand. Ce travail ne permettait pas d’effectuer une analyse aussi détaillée que nécessaire, notamment sur le contenu des campagnes électorales et le poids des enjeux dans le vote des électeurs.

Ce découpage de la vie politique allemande contemporaine est basé sur l’analyse des résultats des élections législatives et des élections européennes depuis 1949. Les principales données empiriques mobilisées sont résumées dans les tableaux 1.1 et 1.2. Les évolutions des rapports de force électoraux sont opérationnalisées à partir de quatre variables : les résultats de la CDU/CSU, les résultats du SPD, la somme des résultats du SPD et de la CDU/CSU1, et la différence entre les résultats de la CDU/CSU et du SPD. De manière générale, ces variables sont lissées afin d’écarter les déviations temporaires que la théorie des réalignements n’a pas vocation à expliquer2. Les mutations du système partisan sont elles opérationnalisées à partir de deux variables : le nombre de coalitions qui peuvent être arithmétiquement majoritaires au Bundestag d’une part, le nombre de coalitions qui sont politiquement envisageables d’autre part. Elles permettent de comprendre comment sont structurées les relations entre les partis.

Tableau 1.1

La répartition des sièges au Bundestag (1949-2009)

1949 1953 1957 1961 1965 1969 1972 1976 1980 SPD 131 151 169 190 202 224 230 214 218 FDP 52 48 41 67 49 30 41 39 53 CDU/CSU 139 243 270 242 245 242 225 243 226 Autres 80 45 17 - - - - - - Total 402 487 497 499 496 496 496 496 497 1983 1987 1990 1994 1998 2002 2005 2009 PDS / Die Linke - - 17 30 36 2 54 76 SPD 193 186 239 252 298 251 222 146 Grünen 27 42 8 49 47 55 51 68 FDP 34 46 79 47 43 47 61 93 CDU/CSU 244 223 319 294 245 248 226 239 Total 498 497 662 672 669 603 614 622

NB. Avant la réunification, le Bundestag comptait parmi ses membres des députés de Berlin-Ouest

(19 en 1949, 22 de 1953 à 1987). Ces députés ne sont pas décomptés dans le tableau car ils n’avaient pas formellement le droit du vote et ne participaient donc pas à la constitution des coalitions.

1 Cette variable peut aussi être conçue comme une mesure du score des tiers-partis. Elle permet

d’analyser les rapports de force électoraux sans poser d’hypothèse sur l’idéologie des partis et leur position dans l’espace de la compétition politique : la somme SPD + CDU/CSU exprime la force d’intégration des partis qui ont reconstruit le système partisan après guerre.

2 Pour chaque élection, le résultat retenu est la médiane entre le résultat de l’élection considérée,

le résultat de l’élection précédente et le résultat de l’élection suivante. Dans ce cadre, seules les évolutions de plus de 4 points sont considérées comme significatives. Ce seuil est arbitraire.

Tableau 1.2

Les résultats du SPD et de la CDU/CSU aux élections législatives et européennes depuis 1949

B1949 B1953 B1957 B1961 B1965 B1969 B1972 B1976 E1979 B1980 B1983 E1984 SPD

Allemagne de l’Ouest 31,8 36,2 39,3 42,7 45,8 42,6 40,8 42,9 38,2 37,4

Ouest sans la Sarre 29,2 28,8 31,9 36,3

CDU/CSU

Allemagne de l’Ouest 50,2 45,3 47,6 46,1 44,9 48,6 49,2 44,5 48,8 45,9

Ouest sans la Sarre 31,0 45,2 50,1 45,2

SPD + CDU/CSU

Allemagne de l’Ouest 81,9 81,5 86,9 88,8 90,7 91,2 90,0 87,4 87,0 83,4

Ouest sans la Sarre 60,2 74,0 82,0 81,5

B1987 E1989 B1990 E1994 B1994 B1998 E1999 B2002 E2004 B2005 E2009 B2009 SPD Allemagne de l’Ouest 37,0 37,3 35,9 34,0 37,6 42,4 32,7 38,3 23,0 35,2 21,9 24,2 Allemagne réunifiée 33,5 32,2 36,4 40,9 30,7 38,5 21,5 34,2 20,8 23,0 CDU/CSU Allemagne de l’Ouest 44,3 37,8 44,2 40,5 42,2 37,2 51,0 41,0 47,3 37,7 39,9 34,9 Allemagne réunifiée 43,8 38,8 41,4 35,1 48,7 38,5 44,5 35,2 37,9 33,8 SPD + CDU/CSU Allemagne de l’Ouest 81,3 75,1 80,1 74,5 79,8 79,7 83,7 79,4 70,3 72,9 61,8 59,1 Allemagne réunifiée 77,3 71,0 77,8 76,1 79,4 77,0 66,0 69,4 58,6 56,8

La refondation du système partisan : concentration et démocratisation

Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, la reconstruction du système partisan allemand est très étroitement supervisée par les Alliés. Des licences sont délivrées au sein de chaque zone d’occupation pour empêcher la reconstitution de partis ouvertement opposés à la démocratie. En Allemagne de l’Est, ce système est rapidement détourné par les Soviétiques et conduit à l’hégémonie du SED. En Allemagne de l’Ouest, en revanche, il joue parfaitement son rôle en réduisant drastiquement le nombre de partis, qui avait littéralement explosé lors des dernières années de la République de Weimar.

Les élections législatives de 1949 intègrent largement cette nouvelle donne1, mais elles confirment également la rupture provoquée par la percée soudaine des nazis à l’occasion des élections au Reichstag de 1930. Elles accélèrent la recomposition de la droite entamée dans les années 1930, avec la constitution d’un pôle démocrate-chrétien aux dépens des catholiques et des conservateurs. Les élections de 1953 marquent une première étape déterminante dans la reconstruction du système partisan, avec la liquidation quasi définitive des partis opposés au nouveau système politique. Cette phase de reconstruction est placée sous le signe du miracle économique et de la consolidation de la démocratie. Elle s’achève lors des élections de 1961 par une concentration du système partisan autour de trois partis, le SPD, la CDU/CSU et le FDP. Le nouvel ordre électoral est caractérisé par l’hégémonie des deux Volksparteien, par la domination du paradigme de l’économie sociale de marché et par les enjeux internationaux. La phase de reconstruction du système partisan, 1949-1961

Les élections au Bundestag de 1953 marquent un tournant décisif dans le processus de refondation du système partisan allemand qui s’engage après la Seconde Guerre Mondiale. Bien qu’elles interviennent dans une phase de transition et ne correspondent pas strictement à l’effondrement d’un ordre électoral, elles signent la mort définitive du système politique de la République de Weimar et sont les élections les plus importantes de la période.

Le changement concerne toutes les dimensions de la compétition politique. Il touche d’abord le cadre institutionnel, avec l’introduction d’un nouveau mode de scrutin associant représentation proportionnelle et désignation directe des députés par un système original de double vote2. Il se manifeste ensuite dans l’arène électorale, avec une très forte poussée de la CDU/CSU aux dépens des nombreux partis de droite qui s’étaient formés dans l’après guerre (figure 1.2). Il s’exprime enfin dans l’arène parlementaire, avec la marginalisation brutale du Zentrum et la disparition du Parti communiste au sein du Bundestag.

1 FALTER Jürgen W., « Kontinuität und Neubeginn: Die Bundestagswahl 1949 zwischen Weimar

und Bonn », Politische Vierteljahresschrift, 22 (2), 1981.

2 Pour une comparaison avec les modes de scrutin utilisés pendant l’Empire et la République de

Weimar, on peut se reporter à ROBIN Maurice, « Le système électoral de la République Fédérale

Trois enjeux dominent l’agenda au cours de cette phase de reconstruction du système partisan : la reconstruction de l’économie, la consolidation de la démocratie et les relations Est/Ouest. Le moment de réalignement intervient lors des élections législatives de 1961, avec l’émergence d’un nouvel ordre électoral dominé par les deux partis politiques qui ont permis le retour du pluralisme, le SPD et la CDU/CSU. La date n’est pas anodine : ces élections ont lieu un mois seulement après la construction du Mur de Berlin et elles sont premières depuis le ralliement des sociaux-démocrates à l’économie sociale de marché (Soziale Marktwirtschaft) lors du congrès de Bad Godesberg en 1959.

La phase de reconstruction est marquée par une profonde recomposition du paysage politique : de 1949 à 1961, le nombre de partis représentés au Bundestag passe de 11 à 3. Cette dynamique de concentration du système partisan résulte essentiellement de la capacité de la CDU/CSU à absorber les partis régionalistes et les autres formations de droite en surfant sur les vagues du « miracle économique ». Mais elle renvoie aussi à la mise en place de nouvelles règles du jeu politique prolongeant les premiers effets du système de licences imposé par les Alliés1, notamment l’interdiction des partis antidémocratiques2 et la fixation du seuil d’accès à la répartition des sièges pour le Bundestag à 5 % des suffrages exprimés au niveau fédéral3 (ou trois élus directs au scrutin uninominal à un tour).

Les évolutions électorales sont également très impressionnantes. De ce point de vue, les élections au Bundestag de 1957 constituent un moment clé, bien qu’elles ne soient que des élections de transition : la CDU/CSU confirme sa très nette poussée de 1953 en obtenant plus de la moitié des suffrages exprimés, tandis que les deux partis dominants rassemblent pour la première fois plus de 80 % des voix (figure 1.6). Pour l’essentiel, le réalignement s’opère à droite de l’échiquier politique, avec l’affirmation de l’hégémonie des chrétiens-démocrates. Il aboutit à une très forte asymétrie entre les deux grands partis, à l’avantage de la CDU/CSU : inférieur à 2 points en 1949, l’écart entre chrétiens-démocrates et sociaux-démocrates passe soudainement à 16 points en 1953, avant d’être finalement ramené à 9 points en 1961. De fait, cette asymétrie constitue une des principales caractéristiques du nouvel ordre électoral. Mais ce n’est pas tout : le réalignement se manifeste aussi par une réorganisation de la géographie électorale, avec la constitution d’un bastion CDU/CSU dans le Sud catholique4.

1 KREUZER Marcus, « How Party Systems Form: Path Dependency and the Institutionalization of

the Post-War German Party System », British Journal of Political Science, 39 (4), 2009.

2 Cette procédure, introduite dans la Loi Fondamentale, a été utilisée à deux reprises : la première

contre un parti néo-nazi, le SRP, en 1952 ; la seconde contre le KPD, en 1955.

3 Ce seuil existait déjà pour les élections au Bundestag de 1949, mais il s’appliquait alors au niveau

des Länder : tous les partis dépassant 5 % dans un Land avaient accès à la répartition des sièges.

4 Dans le Bade-Wurtemberg, la domination de la CDU est actée dès les élections au Bundestag de

1953, où elle obtient 52,4 % des suffrages exprimés. Ses résultats se stabilisent ensuite autour de 50 % jusqu’en 1983. En Bavière, l’hégémonie de la CSU se construit en deux temps : elle obtient 47,8 % en 1953 puis 57,2 % en 1957. Ses résultats fluctuent ensuite entre 55 et 60 % jusqu’en 1987.

Sur le cas de la Bavière, on peut lire MINTZEL Alf, « Regionale politische Traditionen und

CSU-Hegemonie in Bayern », inOBERNDÖRFER D., SCHMITT K. (dir.), Parteien und regionale politische

Figure 1.2

Les résultats de la CDU/CSU aux élections nationales depuis 1949

NB. Ce graphique reprend les données présentées dans le tableau 1.2. Quand deux scrutins ont lieu la même année, le résultat retenu est la moyenne arithmétique des deux scores.

Figure 1.3

Les résultats de la CDU/CSU aux élections nationales après lissage des données

NB. Ce graphique reprend les données de la figure 1.2. La technique retenue pour le lissage est une médiane d’ordre 3 (la médiane sur trois points consécutifs).

25 35 45 55

49 53 57 61 65 69 72 76 79 80 83 84 87 89 90 94 98 99 02 04 05 09

Allemagne de l'Ouest Allemagne

25 35 45 55

53 57 61 65 69 72 76 79 80 83 84 87 89 90 94 98 99 02 04 05

Figure 1.4

Les résultats du SPD aux élections nationales depuis 1949

NB. Ce graphique reprend les données présentées dans le tableau 1.2. Quand deux scrutins ont lieu la même année, le résultat retenu est la moyenne arithmétique des deux scores.

Figure 1.5

Les résultats du SPD aux élections nationales après lissage des données

NB. Ce graphique reprend les données de la figure 1.4. La technique retenue pour le lissage est une médiane d’ordre 3 (la médiane sur trois points consécutifs).

20 30 40 50

49 53 57 61 65 69 72 76 79 80 83 84 87 89 90 94 98 99 02 04 05 09

Allemagne de l'Ouest Allemagne

20 30 40 50

53 57 61 65 69 72 76 79 80 83 84 87 89 90 94 98 99 02 04 05

Figure 1.6

La somme de la CDU/CSU et du SPD aux élections nationales depuis 1949

NB. Ce graphique reprend les données présentées dans le tableau 1.2. Quand deux scrutins ont lieu la même année, le résultat retenu est la moyenne arithmétique des deux scores.

Figure 1.7

La somme de la CDU/CSU et du SPD aux élections nationales après lissage des données

NB. Ce graphique reprend les données de la figure 1.6. La technique retenue pour le lissage est une médiane d’ordre 3 (la médiane sur trois points consécutifs).

50 65 80 95

49 53 57 61 65 69 72 76 79 80 83 84 87 89 90 94 98 99 02 04 05 09

Allemagne de l'Ouest Allemagne

50 65 80 95

53 57 61 65 69 72 76 79 80 83 84 87 89 90 94 98 99 02 04 05

La période de politique ordinaire, 1961-1983

L’ordre électoral qui émerge lors des élections législatives de 1961 est structuré par les enjeux économiques et par les enjeux de politique étrangère : depuis l’interdiction des partis ouvertement antidémocratiques, la question de la consolidation de la démocratie n’est plus à l’agenda. La dynamique de concentration du système partisan, qui a rythmé l’ensemble de la phase de reconstruction, aboutit à la constitution d’un « système à deux partis et demi » (two-and-a-half party system)1, avec deux partis dominants et un parti pivot. En dépit d’un mode de scrutin proportionnel, ce système se distingue par une faible fragmentation : seuls trois partis sont représentés au Bundestag et les deux grands rassemblent systématiquement plus de 80 % des voix. Mais surtout, il se caractérise par une absence de segmentation : aucun parti n’a la majorité absolue des sièges au Bundestag et toutes les coalitions sont envisageables.

La période 1965-1969 est décisive dans la consolidation du nouvel ordre électoral. En dépit du retrait de Konrad Adenauer en 1963, les élections de 1965 confirment la structure de compétition qui s’est cristallisée lors des élections de 1961 : les chrétiens-démocrates gardent l’avantage dans les urnes, mais aucun des partis représentés au Bundestag n’est en mesure de gouverner seul. Dans un premier temps, la coalition CDU/CSU-FDP se maintient au pouvoir et reconduit Ludwig Erhard au poste de Chancelier. Toutefois, la situation ne dure pas et dès 1966, la démission des ministres libéraux provoque une crise. Le nouveau Chancelier, Kurt Georg Kiesinger, prend alors la tête d’une grande coalition avec le SPD. Ce changement de gouvernement est capital : les sociaux-démocrates accèdent pour la première fois au pouvoir national depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale2. Et la dynamique ne s’arrête pas là : les élections de 1969 conduisent à la première alternance, avec la formation d’une coalition SPD-FDP. De prime abord, ces élections marquent une « rupture » : les chrétiens-démocrates sont soudainement écartés des responsabilités alors qu’ils gouvernaient sans interruption depuis 1949. Pourtant, ce n’est pas le cas : la formation d’une coalition sociale-libérale n’entre pas en contradiction avec l’ordre électoral de 1961. Au contraire, elle révèle le bon fonctionnement du « two-and-a-half party system » : toutes les coalitions sont possibles entre les trois partis qui sont présents aux Bundestag, et toutes sont effectivement réalisées3.

La consolidation du nouvel ordre électoral passe également par l’échec de l’extrême droite lors des élections législatives de 1969. En dépit de plusieurs percées au niveau régional dans la seconde moitié des années 1960, le NPD ne parvient pas à dépasser la barre des 5 % nécessaires pour faire son entrée au Bundestag : sa dynamique résultait essentiellement d’un recul de la polarisation entre les deux grands partis au moment de la grande coalition, et il ne peut résister au rétablissement d’une situation concurrentielle en vue des élections fédérales.

1 BLONDEL Jean, « Party Systems and Patterns of Government in Western Democracies », Canadian Journal of Political Science, 1 (2), 1968, p. 185.

2 De ce point de vue, l’accession des sociaux-démocrates au pouvoir peut être considérée comme

le dernier acte de la consolidation démocratique : la grande coalition prouve que tous les partis peuvent faire des compromis, une situation qui tranche avec la République de Weimar.

De la sorte, le système partisan ne connaît aucune altération pendant la période de politique ordinaire et les libéraux ne sont pas menacés dans leur rôle de parti pivot : bien que le poids de leur groupe parlementaire varie fortement selon les élections, ils suffisent toujours à faire l’appoint pour les deux grands partis. Au fond, ce rôle particulier correspond à leur position dans l’espace de la compétition politique : les libéraux sont du côté des chrétiens-démocrates sur le clivage de classe, mais du côté des sociaux-démocrates sur le clivage religieux1.

Le nouvel ordre électoral atteint son apogée lors des élections au Bundestag de 1972 et de 1976 : la participation dépasse 90 % des inscrits et les deux grands partis rassemblent plus de 90 % des suffrages exprimés. Toutefois, cette très forte capacité d’intégration du système partisan ne signifie pas stabilité électorale. Au contraire : la période de politique ordinaire est marquée par une progression constante du SPD jusqu’aux élections législatives de 1972, où il prend pour la première fois l’avantage sur la CDU/CSU. L’asymétrie originelle entre les deux grands partis, qui résultait du rôle moteur des chrétiens-démocrates dans les recompositions de la compétition politique au cours de la phase de réalignement, s’était déjà réduite lors des élections de 1961, après le ralliement des sociaux-démocrates à l’économie sociale de marché. La dynamique se déploie ensuite pendant la période de politique ordinaire (figure 1.4)2, bien aidée par le développement des nouvelles classes moyennes3. Ainsi, la poussée du SPD et sa stabilisation au-dessus de 40 % s’inscrivent dans la logique de l’ordre électoral de 1961. Le réalignement des années 1980 : fragmentation et réunification

Les élections législatives de 1983 ouvrent une première phase de réalignement dans la vie politique allemande d’après guerre. La rupture est provoquée par l’entrée des Grünen au Bundestag : les libéraux perdent soudainement leur statut de parti charnière et condamnent le « système à deux partis et demi » qui s’était fixé lors des élections de 1961. La déstabilisation est accentuée par le recul des sociaux-démocrates, qui tombent sous la barre des 40 %.

La phase de réalignement est marquée par l’irruption de nouveaux enjeux à l’agenda, parmi lesquels figurent l’environnement et l’immigration, et par l’imposition du paradigme néolibéral. Elle s’achève de manière inattendue lors des élections de décembre 1990, qui font suite à la réunification : l’immigration, qui s’était imposée comme la nouvelle priorité depuis la percée des Republikaner lors des élections européennes de 1989, est brusquement reléguée