• Aucun résultat trouvé

II. L’ UTILISATION DES TEXTES HUMANISTES AU XVIII E SIÈCLE

5. Les excursions sur des sommets : Conrad Gessner et Benedictus Aretius

Conrad Gessner, que nous avons déjà abordé en considérant son Historia

animalium, est également l’auteur d’un récit viatique intitulé Descriptio montis fracti245, texte

qui relate une ascension du Pilate effectuée le 20 août 1555. La part viatique de ce récit reste modeste, puisqu’il sert pour l’essentiel de prétexte à une réflexion de Gessner qui aborde différentes questions médicales, tout en faisant l’éloge de la marche en montagne.246 Ce développement, qui représente la partie la plus importante du texte, est

inséré au sein de la description du parcours, qui reste elle succincte. Notons que l’auteur se présente d’emblée comme favorablement disposé à l’égard de l’espace alpin puisqu’il dit entreprendre « tous les ans ou tous les deux ans » une excursion « pour [s]on plaisir et pour [s]a santé ».247 Gessner commence par préciser le temps de marche nécessaire pour

se rendre au pied de la montagne, soit une heure et demie. Il poursuit alors son chemin et parvient dans l’Eigental, vallée située au nord de la montagne. Cette vallée est présentée sous un jour positif à son lecteur, une quantité importante de bétail pouvant y paître. Une citation de l’Illiade indique cependant le caractère idéalisé du discours, qui lie les bergers lucernois à ceux d’Homère. La mention d’une source d’eau et du plaisir occasionné par la possibilité de s’y désaltérer provoque alors l’interruption du récit, Gessner exposant la réflexion mentionnée ci-dessus, durant laquelle tous les désagréments que l’on peut rencontrer en montagne se voient relativisés. Une remarque très positive vient alors clore le développement :

Concluons donc de tout cela que toute excursion faite en montagne avec des amis sera la source des suprêmes plaisirs et des plus vives jouissances pour tous les sens, si rien, ni dans l’état du ciel, ni dans les dispositions de l’esprit ou du

corps, ne vient nous contrarier.248

Le caractère précurseur de ce texte fait dire à Claude Reichler qu'il peut être considéré comme un « modèle originaire du paysage de montagne, bien plus clairement et plus

245 Conrad Gessner, Descriptio montis fracti, in De raris et admirandis herbis, quae sive quod noctu luceant..., Tiguri,

Apud Andream Gesnerum, 1555, p. 43-67. Le texte a été traduit par Coolidge : « Description du Fracmont, ou Mont-Pilate selon le nom vulgaire, près de Lucerne en Suisse par Conrad Gesner », in Josias Simler et Les Origines de l’alpinisme jusqu’en 1600, Grenoble, Editions Glénat, 1989, p. 302-311.

246 Ces questions étant traitées de manière circonstanciée dans un article de Claude Reichler, nous ne les

abordons pas dans notre propos. Cf. Claude Reichler, « Relations savantes et découverte de la montagne : Conrad Gessner (1516-1565) », in Relations savantes : voyages et discours scientifiques, Sophie Linon-Chipon, Daniela Vaj (dir.), Paris, PUPS, 2006, p. 175-189.

247 Description du Fracmont, op. cit., p. 302.

pertinemment que le récit de Pétrarque auquel on se réfère rituellement ».249 Gessner

aborde ainsi la seconde partie de l’ascension en insistant sur l’accueil des bergers :

Après nous être restaurés, dans le chalet de bergers le plus élevé, de lait délicieux et vraiment gras, après avoir soufflé dans le cor des Alpes – qui a près de onze

pieds de long et se compose de deux morceaux250 de bois légèrement courbés et

évidés, adroitement enlacés d’osiers – nous tournons à gauche, sous la conduite du vacher du chalet ; bientôt, sur trois pieds, c’est-à-dire appuyés sur les bâtons dits alpenstocks, qu’on a l’habitude d’armer à leur extrémité d’une pointe de fer, nous gravissons longuement, sans nul chemin, une pente très raide, au point qu’il nous faut par endroits grimper en nous tenant aux mottes de gazon ; et, à travers des pierres et des rochers, à grand-peine, enfin nous atteignons le sommet. La vue, de là, s’étend au loin dans tous les sens, et en particulier à

l’ouest sur le pays soumis à Lucerne, et qui s’appelle Entlebuch.251

La perspective est idéalisante, comme en témoignent les qualificatifs utilisés pour décrire le lait, mais le texte a également une visée informative, notamment en ce qui concerne les données techniques relatives au cor des Alpes. Gessner ne cache pas les difficultés rencontrées dans la fin de la montée sans pour autant négliger les aspects plus attrayants, comme la vue que l’on peut observer depuis le sommet.

Gessner n’est pas le seul à apprécier les excursions en montagne : le Bernois Benedictus Aretius (1522 ?-1574) fait part d’un témoignage similaire dans sa description du Stockhorn et du Niesen.252 Aretius effectue ces deux ascensions en traversée pendant

l’été 1557. Parti de Blumenstein, village situé à l’ouest de Thoune, il monte au Stockhorn (2190m), puis descend à Erlenbach dans le Simmental, où il passe la nuit. Le lendemain, il effectue l’ascension du Niesen (2362m) où il parvient à midi pour en redescendre et se rendre à Sigriswil au nord du Lac de Thoune. Le texte n’est pas linéaire : trois parties distinctes peuvent être identifiées. La première est une description générale de la région dans laquelle Aretius fait un éloge de la marche en montagne ; la deuxième contient la matière viatique du texte et fait le récit du parcours ; la troisième est constituée d’une liste des plantes qui ont pu être observées pendant la traversée. Si cette dernière partie atteste

249 C’est le « sens aigu de la dynamique du regard » qui attire l’attention de Claude Reichler. Cf., « Relations

savantes et découverte de la montagne : Conrad Gessner (1516-1565) », op. cit., p. 187.

250 Il ne s’agit pas d’une erreur de Gessner, les cors des Alpes étaient originellement faits de deux pièces

alors qu'ils sont actuellement le plus souvent faits de trois pièces.

251 Description du Fracmont, op. cit., p. 309. Pour le texte latin, Descriptio montis fracti, op. cit., p. 52.

252 Benedictus Aretius, Stockhornii et Nessi montium in ditione Bernensium Helvetiorum et nascentium in eis stirpium

brevis descriptio, in Conrad Gessner, In hoc Volumine continentur Valerii Cordi Simesussi Annotatione in Pedacii Dioscoridis Anazerbei de Medica materia libros V..., Argentorati, Rihelius, 1561, p. 232. Le texte a été traduit en allemand : Niesen und Stockhorn : Berg-Besteigungen im 16. Jahrhundert : zwei Lateintexte von Berner Humanisten, hrsg., übersetzt und kommentiert von Max A. Bratschi, Thun, Ott, [ca 1992].

de l’intérêt naturaliste de l’auteur, les deux premières permettent de considérer sa perception de l’espace alpin. Dans la première partie, Aretius aborde la région selon un point de vue très enthousiaste. Il insiste notamment sur les riches pâturages qui permettent de produire une importante quantité de fromage, de beurre et de sérac. La production est supérieure à celle nécessaire à l’approvisionnement local. L’exportation assure dès lors un revenu à la population, qui peut de ce fait acheter ce qu’elle n’est pas en mesure de fabriquer elle-même.253 Les considérations de l’auteur ne se limitent cependant

pas à ces informations d’ordre économique. Il met également en évidence les mœurs de ces populations alpines selon une perspective idéalisée ; les habitants des Alpes sont en effet comparés aux Athéniens.254 L’espace est de son côté également abordé selon un

point de vue élogieux :

[...] wer könnte eine solche Gegend nicht bewundern, lieben, gerne besuchen, durchwandern und besteigen ? Wirklich, solche möchte ich torichte Pilze, geschmacklose Fische und träge Schildkröten nennen, die durch solche Dinge nicht ergriffen werden. Ich jedenfalls werde durch einen unerklärlichen Reiz und eine gewissermassen natürliche Liebe zu den Bergen ergriffen, so dass ich mich nirgendwo lieber als auf Bergeshöhen aufhalte, und keine Wanderungen für

mich süsser sind als Gebirgstouren [...].255

Cette description concerne cependant uniquement l’espace préalpin : les Alpes enneigées, bien que visibles depuis le Stockhorn et le Niesen ne sont mentionnées que dans le premier paragraphe du texte dans une description à caractère très général :

Wenn wir Bern verlassen und in Richtung Süden und Südosten gehen, treten uns auf den ersten Blick riesige und unermesslich hohe Berge entgegen – ihre Gipfel verbergen sie zwischen den Wolken. [...] sie sind dermassen verhärtet durch die ewige Kälte des Schnees und durch das unbesiegbare Eis, dass sie auch mitten in der Sommerhitze die Sehkraft der Betrachter durch ihren Glanz schwächen.

Von diesen höchsten Alpen laufen in unsere bernischen Gebiete niedrigere Berge, grasreiche Hügel und schattige Wälder aus, welche äusserst liebliche

Täler umfassen.256

253 Niesen und Stockhorn : Berg-Besteigungen im 16. Jahrhundert, op. cit., p. 39-41.

254 « Wenn Du mit ihnen sprichst, sind sie leutselig, und man könnte sie redegewandter als die Athener

nennen », idem, p. 41.

255 Idem, p. 41-43. « [...] Ego sane nescio qua dulcedine et naturali quodam amore erga montes afficior, ut

nullibi libentius verser quam in montium iugis, nullae sint suaviores mihi peregrinations quam montanae [...] », idem, p. 40-42.

256 Idem, p. 37. L’éditeur et traducteur note que l’auteur fait l’usage d’une citation de l’Enéide de Virgile

Il convient donc de conserver à l’esprit le contexte dans lequel l’auteur fait part de son enthousiasme : on ne peut déduire de ce témoignage que l’espace alpin dans son ensemble retient l’attention de l’humaniste bernois. Les descriptions les plus positives concernent en effet les étages que l’on qualifie aujourd’hui de montagnard et de subalpin. La haute altitude ne semble en revanche pas concernée.257

* * *

Après avoir considéré ce vaste ensemble de sources produites durant le XVIe

siècle, il est déjà possible de tirer quelques conclusions sur les représentations des Alpes qui prévalaient à cette époque. L’héritage culturel et la reprise d’informations, d’un texte à un autre, tiennent une place importante dans le corpus de textes du XVIe siècle. Les

auteurs qui abordent la marmotte entre le XVIe et le XVIIIe siècle se reportent ainsi aux

ouvrages parus précédemment, relayant des informations anciennes, initialement publiées dans la Cosmographia de Münster. Ces passages montrent dans un premier temps que la connaissance de l’espace alpin n’était alors que partielle. La marmotte, animal typique de l’ensemble des régions alpines, n’était en effet pas plus connue que les espèces exotiques, ce qui conduit Münster à utiliser des stratégies descriptives similaires à celles développées dans les textes qui traitent des animaux d’Amérique du Sud tout en fournissant une information pas toujours conforme aux réalités de l’espèce. Bien qu'inexacte, la description de la marmotte ne s’inscrit pas dans un contexte fabuleux, la Cosmographia se voulant une description réaliste du monde, comme le confirme le reste de l’ouvrage. Münster accorde en effet de l’importance à la qualité de l’information qu’il publie, ce qui le conduit à utiliser le concours d’un connaisseur local du Valais pour produire le texte consacré à cette région. D’une façon globale, l’apport des textes du XVIe siècle est

important en raison de leur survivance éditoriale, qui s’avère parfois très longue, notamment en ce qui concerne la Cosmographia de Münster. Cette particularité peut

257 Selon un point de vue scientifique, les Alpes sont partagées en différents niveaux qui correspondent à

des étages de végétation. L’étage montagnard, soit « l'étage du sapin blanc et du hêtre », va jusqu'à 1500 m environ. L'étage subalpin, soit « l'étage de l'épicéa », va jusqu'à environ 2000-2200 m. L'étage alpin, qui correspond à « l'étage des pelouses », va jusqu'à 2500-3000 m. L'étage nival, « l'étage des neiges éternelles », s'étend lui à partir de 3000 m environ. Pour plus de détails sur ces subdivisions, on consultera Elias Landolt, David Aeschimann, Notre flore alpine, [Berne], Editions du CAS, 2005. Nous constatons que les descriptions enthousiastes d’Aretius ne concernent pas l'étage nival, mais des altitudes moins austères.

conduire à une circularité de l’information, bon nombre d’ouvrages se construisant à l’aide d’autres textes déjà édités. C’est notamment le cas du De Alpibus de Simler, mais la compilation n’exclut pas l’apport d’éléments nouveaux. Simler donne des informations très précises, qui trahissent une expérience factuelle de l’espace alpin. Si ses connaissances ne sont pas de première main, mais issues d’informateurs bien renseignés, elle révèlent néanmoins une expérience personnelle de l’espace alpin déconnectée du savoir livresque. Les informations de nature personnelle sont plus fréquentes dans les récits viatiques, davantage susceptibles de contenir des éléments nouveaux issus de l’expérience viatique. Les voyageurs du XVIe siècle témoignent ainsi de leur perception de l’espace alpin,

perception assujettie à leur propre expérience viatique. Si les conditions du voyage et l’expérience des voyageurs influent sur la nature des commentaires, les textes qu’ils nous livrent restent sobres ou peu détaillés, les récits ne s’attardant pas à l'évocation d’un milieu affreux et dangereux. Le regard peut cependant s’avérer parfois très subjectif comme en témoignent les perspectives idéalisantes que l’on peut observer chez Gessner et Aretius, ce dernier comparant les populations alpines aux Athéniens. Le caractère partiel des connaissances sur l’espace alpin peut également être observé dans les descriptions géographiques publiées au XVIe siècle. Les Alpes ne sont pas considérées dans leur

ensemble ; seuls les endroits fréquentés par l’homme sont abordés au sein de ces textes. Quant au milieu, il est traité selon un mode identique, qui se concentre sur les aspects utilitaires. L’homme reste le centre de préoccupation de ces ouvrages qui considèrent l’espace alpin. Cette perception utilitaire de l’espace ne donne pas lieu à des représentations fortement connotées des Alpes, les sources restant dans leur majorité très factuelles. Les Alpes ne sont dès lors pas décrites sur un mode dramatique qui mettrait en évidence les difficultés et les dangers que représente leur passage. En contrepartie, les auteurs ne laissent que rarement apparaître des impressions très positives dans leurs textes. Les récits de Gessner et d’Aretius font dans une certaine mesure exception, leurs auteurs entreprenant ces excursions pour le plaisir, mais il convient de garder à l'esprit l'objet de leur discours qui concerne l’espace préalpin et non pas la haute altitude.