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les Ejemplares, un défi ludique lancé aux lecteurs

Los latinos a la escuela donde aprenden los muchachos llamaron

ludus, y al maestro, ludi magister, para significar que habían de

aprender jugando y jugar aprendiendo.

Rodrigo Caro, Días geniales o lúdicros

DU REPOS A L’EFFORT

Dans ce texte introductif, l’auteur propose à ses contemporains une image d’eux qui peut intéresser notre recherche :

Sí, que no siempre se está en los templos, no siempre se ocupan los oratorios, no siempre se asiste a los negocios, por calificados que sean. Horas hay de recreación, donde el afligido espíritu descanse. Para este efeto se plantan las alamedas, se buscan las fuentes, se allanan las cuestas y se cultivan con curiosidad los jardines (NE, p. 18).

Le lecteur de récits brefs aspirerait ainsi à l’oisiveté, apparemment : les Ejemplares s’adresseraient à ce même « desocupado lector » qui inaugurait le prologue du Don Quichotte de 1605.

L’important est sans doute, derrière l’affirmation, la volonté implicite que ces nouvelles « exemplaires » puissent s’inscrire, pour des lecteurs empiriques, dans l’univers du jeu, grâce au pouvoir délassant du romanesque. En ce sens, comme l’a rappelé le frère trinitaire Juan Bautista Capataz dans sa censure approbatoire, les récits sont d’« honnêtes passe-temps » qui puisent leur vertu dans l’eutrapélie (« supuesto que es sentencia llana del angélico doctor Santo Tomás, que la eutropelia es virtud, la que consiste en un entretenimiento honesto, juzgo que la verdadera eutropelia está en estas novelas », NE, p. 5). Par ce phénomène physiologique, l’homme retrouve une sérénité qui rompt avec la tension quotidienne224. Le jeu nouvellier se présente dans la

description prologale comme une pure récréation dénuée d’effort. Les récits ne payent le curieux lecteur d’aucune vérité, d’aucun profit ; tout juste ne recèlent-ils aucun danger (« no podrán mover a mal pensamiento al descuidado o cuidadoso que las leyere […], antes me cortara la mano con que las escribí que sacarlas en público », NE, p. 17-19). C’est ce que semble nous dire le début du prologue, notamment si on l’analyse à la lumière des théories de la Nueva filosofía de la

224 WARDROPPER (1982), p. 152 : « [el] hábito de la eutrapelia es el justo medio en actividades

relacionadas con bromas y con juegos. Así como un arco se deteriora si no se afloja de cuando en cuando la cuerda, el hombre necesita distenderse para recrearse ». Voir également JONES (1985).

naturaleza del hombre, que doña Oliva Sabuco de Nantes venait de publier (1587). Le traité

considérait en effet le plaisir comme la panacée en matière de traitement médical225.

Mais un jeu, quel qu’il soit, peut-il s’affranchir réellement d’une rigueur qui guide ses participants ? Jouer ne serait pas sérieux, ou ne supposerait pas le « sérieux » ?

Le mot « ejercicios », que Cervantès emploie pour décrire ses nouvelles, intègre ces deux versants : ils sont à la fois délassement (« exercicio de recreo ») et activité solennelle (« retiro y recogimiento »)226.

Les récits constituent également une « table de billard » (mesa de trucos, p. 21)227. La lecture

cervantine demande donc prioritairement « adresse » et « habileté », deux qualités caractéristiques des « Trucos » (Autoridades) qui font parfois défaut à d’autres pratiques ludiques comme celle du jeu de cartes, où les facteurs du hasard et de la tricherie aiment à se glisser volontiers228.

CERVANTES, MAITRE DU JEU

Le « mystère » et la « vérité » des profondeurs

Simple jeu, la lecture n’en demeure donc pas moins retorse, comme le précise la conclusion du prologue en adjoignant au divertissement un but, une condition à sa réussite : « Sólo esto quiero

225 Le texte évoque notamment le phénomène de l’eutrapélie. Voir MARQUEZ VILLANUEVA (2005),

p. 67-73.

226 Autoridades explicite le terme « Juego » par les deux syntagmes « exercicio de recreo o entretenimiento

honesto ». Concernant le pluriel du vocable ejercicio, le même dictionnaire donne le sens suivant : « Usado siempre en plural. Se entiende comúnmente por el retiro y recogimiento de las personas religiosas en sus celdas, y de otras en alguna Casa de Religión, empleándose en lección, oración y otras obras devotas o penales ».

227 « TRUCO. [...] es una mesa grande, guarnecida de paño muy tirante e igual, sin ninguna arruga ni

tropezón. Está cercada de unos listones y de trecho en trecho tiene unas ventanillas por donde pueden caber las olas ; una puente de hierro [...]; si se salió la bola por alguna de las ventanillas, lo pierde todo » (Covarrubias). « TRUCOS. Juego de destreza y habilidad, que se ejecuta en una mesa dispuesta a este fin con tablillas, troneras, barra y bolillo, en el cual regularmente juegan dos, cada uno con su taco de madera y bolas de marfil de proporcionado tamaño » (Autoridades).

Sur la rapide diffusion de la table de billard à partir de l’arrivée de Charle Quint en 1516, voir TROFFAES (1974), p. 47-50 : « Parmi [les dix-neuf conseillers gantois qui l’accompagnèrent en Espagne], Liévin van der Goes, doyen de la corporation des menuisiers, chargé par l’empereur en puissance d’installer à Madrid trois tables de billard, s’acquitta si bien de cette tâche que, bientôt, tout le peuple madrilène s’enthousiasma pour ce jeu nouveau » ; « en 1938, lorsque les conquistadores Hernando de Soto et Ponce de León s’embarquèrent, le premier à Palos de la Frontera, le second à Moguer près de Huelva, pour la grande aventure, ils entendirent encore une fois se livrer à leur jeu favori et emportèrent des tables de billard vers les fabuleux pays de l’or ».

Sur le lien entre le langage et les jeux, voir Phèdre de Platon (§ 274) : « C’est [Theuth], dit-on, qui le premier inventa les nombres et le calcul, la géométrie et l’astronomie, ou encore les jeux de damier et les dés -et enfin les signes de l’écriture » (1997, p. 204). Sur la correspondance plus précise entre les nouvelles et les jeux (dames ou échecs), voir le début du récit-cadre du Décaméron (1994, p. 55).

228 Voir, au sujet du hasard, la pratique de l’écart (descartarse), par laquelle le joueur rejette « une ou

plusieurs cartes pour en prendre généralement une ou plusieurs autres » (ETIENVRE, 1987, p. 162-168). Sur la tricherie, se référer à la caractérisation de l’art de jouer aux cartes comme « ciencia de la fullería » (art de la piperie) dans la version Porras de RC : ibid., p. 38-39.

que consideres: que, pues yo he tenido osadía de dirigir estas novelas al gran Conde de Lemos, algún misterio tienen escondido que las levanta » (AL, p. 22). Cervantès, c’est le moins que l’on puisse

dire, n’est pas peu directif, puisqu’il appartient au lecteur de retenir une seule chose, en particulier avant d’entamer la plongée dans la fiction.

Nous touchons ici à la lecture visée (la lecture anticipée dans l’acte de création)229, que l’auteur

tente de programmer d’« entrée de jeu ». Contrairement au prologue rabelaisien de Gargantua, le sujet de l’écriture et de l’énonciation ne s’esquive pas, de même que l’acte de lecture ne se résume pas non plus à la « relation livre-lecteur » (Charles, 1977, p. 60). Avec Cervantès, le recueil est bel et bien une « œuvre achevée » (pensons au nombre des nouvelles du recueil), même si elle reste en attente de sens. La découverte d’un sens caché implique qu’un auteur parfaitement lucide ait dissimulé ce sens dans un espace dont le chemin d’accès reste à trouver.

La conception de la littérarité présentée dans le paratexte des Ejemplares retrouve la problématique exprimée dans l’épisode de la clé de Sancho. Le secret du recueil n’a pas moins de réalité que la clé abîmée dans le vin. Au lecteur individuel, ou à la « république » des lecteurs, d’aller retrouver le fer et le cuir de la substance littéraire.

D’ailleurs, le dernier sonnet du péritexte, celui qui vient précéder la « Novela de la gitanilla », insiste à nouveau sur cette ontologie romanesque : l’information –la « vérité »– n’est point dans la surface (« engaste » ; « disfraz »), mais dans la profondeur.

¡Oh tú que aquellas fábulas leíste : si lo secreto dellas contemplaste, verás que son de la verdad engaste,

que por tu gusto tal disfraz se viste! (NE, p. 26)

Dans ce quatrain qui forme les premiers vers du sonnet, Juan de Solís Mejía s’adresse précisément « aux lecteurs » des Nouvelles.

Le plaisir de la difficulté

La dimension ludique de l’exercice lectoral est ouvertement revendiquée par le gentilhomme, qui voit dans le « déguisement » fictionnel une stratégie détournée du delectare : pour cet homme de cour, Cervantès a eu cette habileté d’intégrer la compréhension de la signification dans un parcours dont l’aspect complexe a pour fondement principal le plaisir (« gusto »). Cet intérêt romanesque n’est plus seulement lié à la découverte d’une vérité ; il tient dans la difficulté que permet le travestissement du message. L’écriture-travestissement et, donc, la lecture- dévoilement sont indicielles, puisque Cervantès choisit de parler aux lecteurs par « signes » (« será forzoso valerme por mi pico, que, aunque tartamudo, no lo será para decir verdades, que, dichas por señas, suelen ser entendidas », NE, p. 17).

Le sérieux de la lecture en compréhension n’est plus une variable distincte de la progression, elle en est l’ingrédient supplémentaire et sa composante ludique la plus manifeste. L’ingéniosité cervantine consiste donc, de notre point de vue, à concilier, par le « jeu » de la lecture, le plaisir et l’apprentissage, deux axes que tendaient à séparer les prologuistes de La Celestina et du Guzmán230,

mais que les spécialistes du jeu au Siècle d’or comme Rodrigo Caro jugent inextricablement liés231. Plus qu’un délassement, la lecture impose un parcours intellectif qui convoque la sagacité

de tous les lecteurs potentiels.

L’injonction narratrice (« que consideres : ») crée l’impression au lecteur qu’un défi lui est lancé ; la modalité conditionnelle de la phrase de Juan de Solís Mejía laisse maintenant entendre que ce secret n’est en rien évident et qu’il est intentionnel, auctorial (« por tu gusto tal disfraz se viste »). La lecture prend à nouveau le chemin du jeu parce qu’elle vient lui emprunter cette dimension compétitive que Roger Caillois nomme Agôn232. Il n’est donc pas innocent que Cervantès emploie la métaphore du billard : dans Don Quichotte, cette activité intégrait précisément le paradigme des combats ludiques avec les échecs et le jeu de balle (DQ I, 32, p. 373)233. La

« table à jouer » du prologue configure ainsi le recueil telle une arène sportive, véritable palestra pour les lecteurs sur le point de franchir le seuil des pièces liminaires234. Le chiffre douze, qui

correspond au nombre de nouvelles du recueil, n’est pas davantage accidentel. La collection cervantine dispose autant de récits que le jeu de dames offre de pièces. Rodrigo Caro rappelle, citant au passage l’autorité de Cicéron, que les « piezas o cálculos con que cada parte jugaba [a las damas] fueron, como ahora son, doce » (1978a, p. 202). Le billard et les dames se jouent à deux, un chiffre qui rappelle que les Ejemplares, en conjoignant jeu et difficulté, installent les lecteurs dans une relation de compétition avec Cervantès, cet adversaire et maître d’œuvre qui, délibérément, a placé au cœur du parcours ludique proposé un objectif à réaliser.

Lecteur contre auteur : le défi n’est pas sans intérêt. D’ailleurs, la présence d’un défi, d’un objectif est essentielle au jeu. Certes, pour Juan Luis Vives, il ne faut pas que le jeu établisse une

230 « Unos les roen los huesos que no tienen virtud, que es la historia toda junta, no aprovechándose de las

particularidades, haciéndola cuento de camino ; otros pican los donaires y refranes comunes, loándolos con toda atención, dejando pasar por alto lo que hace más al caso y utilidad suya » (ROJAS, 2000, p. 20). Mateo Alemán allait, lui, jusqu’à réprouver les réactions comiques que pouvait provoquer sa « poétique histoire ».

231 Voir CARO (1978a), p. 142-148 : « No sin misterio aquellos sabios arquitectos de las palabras griegas y

latinas juntaron las voces que significan los muchachos, que significasen también juego ; así del verbo παίξω, que es jugar, dijeron παιδιά, que juntamente es juego y enseñanza ».

232 D’un point de vue anthropologique, le propre de l’homme dans le jeu est de dépasser la liberté

première de la simple distraction pour la conjuguer avec « le goût de la difficulté » (CAILLOIS, 1967, p. 75).

233 Le jeu de dames, les échecs, le billard offrent des « exemples parfaits » de cette « recherche de l’égalité

des chances de départ », « principe essentiel de la rivalité » ludique (CAILLOIS, 1967).

234 Sur la dimension ludique du combat et le rapport de la palestra avec le jeu : voir CARO (1978a), p. 107-

apuesta « tan grande que inquiete el espíritu » mais, sans elle, le divertissement « resulta soso y

enseguida harta » (1994, p. 123).

L’exemplarité à l’horizon de la lecture intellective

Dans cette mise en bouche prologale, peut-on affirmer qu’aucune piste n’est amorcée sous les yeux des lisants ? Contrairement à l’auteur de l’Atalaya, Cervantès fait peu d’allusions au « fin lecteur ». Les nouvelles ne lui sont donc pas exclusivement adressées. Peut-être avait-il l’intention de rendre aisément reconnaissable le « fruit » qu’elles renfermaient. Il est en tout cas probable qu’un auteur désireux que ses valeurs soient perçues et intégrées disposera dans son texte des moyens qui favorisent la perception d’un axe herméneutique pertinent.

Une fois de plus, le chercheur doit revenir au discours prologal pour que lui soit délivré un avant-goût de la matière romanesque : « Heles dado nombre de ejemplares, y si bien lo miras, no hay ninguna de quien no se pueda sacar algún ejemplo provechoso ; y si no fuera por no alargar este sujeto, quizá te mostrara el sabroso y honesto fruto que se podría sacar » (NE, p. 18).

Ce guide péritextuel reprend les deux fonctions principales du seuil auctorial qui consistent à énoncer le « pourquoi » et le « comment » du lire (Genette, 1987, p. 183). Tant l’un que l’autre ne brillent pas par leur originalité. L’exemplarité, sujet du recueil, n’a rien de novateur, et c’est, paradoxalement, l’essence secrète du livre qui se révèle être des plus communes235. Quant au

protocole de lecture –la requête de concentration lectorale commandée par l’expression attachée au verbe « mirar »–, s’il est également un topos, il n’en garde pas moins sa valeur injonctive.

L’important réside dans le fait que le pourquoi et le comment des récits brefs ne vont pas l’un sans l’autre, puisque le second est la modalité d’arriver au premier. Ainsi, comprendre l’ensemble des nouvelles à ses multiples niveaux, tirer profit (« aprovechar ») de son intégrité sémantique, requiert une disposition particulière : « bien regarder » (y regarder à deux fois ?), prendre garde aux moindres signes, tel est le conseil adressé au « tú » lectoral.

Il n’y a pas, à proprement parler, de « contrat de lecture », comme le pense la théorie formaliste ; l’inscription n’est qu’une proposition auctoriale (pôle I), et ne contraint nullement un accord que seul peut accepter, en toute liberté, un lecteur particulier (pôle II). On trouve, en revanche, clairement exprimée la proposition d’une régie de lecture236. Le prologue joue un rôle de mise en garde : l’exemplarité n’est pas immédiate, elle se révèle si on se donne les moyens de la

235 « La pretención de ejemplaridad, que se había transformado en un auténtico lugar común, volvió a

adquirir cierto impulso en la segunda mitad del siglo XVI, cuando […] Giraldi Cinthio dotó por primera vez a las novelle de un auténtico propósito edificante » (RILEY, 1966, p. 171).

236 « L’hypothèse des régies de lecture permet de concevoir le littéraire dans la lecture non pas d’une façon

statique, tel un système de valeurs, un ensemble de propriétés, mais d’une façon dynamique, tel un travail, une activité, une approche du texte. Elle est une situation d’apprentissage, quel que soit son niveau, une gouverne du lire, un mandat de lecture. Elle est en fait cette impulsion qui permet de passer d’une lecture- en-progression à une lecture-en-compréhension » (GERVAIS, 1993, p. 91).

voir. Vouloir jouer, chercher à faire affleurer l’exemplarité, c’est opter pour un mode de lecture déterminé (une lecture mandatée –Gervais, 1992, p. 111-113–), pour une approche de la fiction qui, à l’orée du bois romanesque, situe la conscience en position de vigilance, à « la recherche d’une plus grande compréhension du texte » (ibid.).

Les analyses de Gonzalo Torrente Ballester nous ont appris à repenser l’histoire de don Quichotte sous l’angle du jeu (1984). C’est, nous semble-t-il, dans la même direction qu’il faut chercher un guidage auctorial et une « lecture visée » pour les récits brefs. Par ce biais, chacun des deux pôles de l’activité littéraire conserve son pouvoir d’action. D’un côté, l’auteur met au défi ses lecteurs de retrouver le fruit goûteux qu’il a soigneusement dissimulé au cœur de ses récits, et, à la fois, pose à l’avance les paramètres –c’est-à-dire les conditions auctoriales– de la victoire du lecteur, promu au rang d’adversaire littéraire. D’un autre côté, parce qu’il « fait le jeu » de l’auteur, le liseur s’offre le plaisir ludique de la fiction (mimicry) et l’occasion de mesurer son ingéniosité herméneutique (agôn237).

237 Mimicry et agôn, deux tendances que l’on trouvait déjà dans le comportement d’Alonso Quijano

(« Alonso Quijano juega a ser don Quijote » ; « don Quijote, por definición, sale de su casa para actuar contra alguien; de lo contrario, no iría armado » -TORRENTE BALLESTER, 1984, p. 64 et 91-).

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Le relativisme maîtrisé (II) :