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Les « actes de lecture » : public et solitude

Placée sous le signe de la diversité par la composition de son lectorat et par les goûts romanesques de celui-ci, la nouvelle dépend aussi de la pluralité qui accompagne les manières de la lire. Dans la pratique, la lecture de récits brefs n’est pas seulement celle du for privé. Le texte de Don Quichotte rappelle ainsi que la plupart des lectures se font toujours en public ; et les dernières recherches sur les actes de lecture confirment la réalité des représentations cervantines. Les travaux de Margit Frenk ont fortement insisté sur ce point, afin de réfuter les affirmations de Daniel Eisenberg285 : « si […] no existe una oposición entre lo oral y lo escrito, entre oralidad y

escritura sí hay oposición entre la lectura oral-auditiva y la lectura puramente ocular, entre la voz y el silencio: son dos sistemas, no sólo diferentes, sino contrapuestos » (1997, p. 19).

Notre analyse des effets attendus par les récits brefs cervantins (approche interne) devra s’appuyer sur ces différences empiriques de l’acte de lecture en général. Aussi l’enquête va-t-elle s’appesantir sur les différences entre la lecture silencieuse et la réception orale pour en mesurer les implications lectorales.

LECTURE ORALE, LECTURE PUBLIQUE

Porque la retórica cervantina, con su peculiar elocución, sólo se aprecia en todo su valor cuando entra por el oído

Alberto Blecua, Cervantes y la retórica

Comme l’a remarqué Margit Frenk, non seulement l’écrit était la plupart du temps oralisé, mais, en outre, cette forme de lecture, vocale, était majoritairement accomplie en public286. Roger

Chartier faisait même de ce trait une possible caractéristique espagnole : « [dans] l’Espagne du XVIe siècle, peut-être plus qu’ailleurs, le rapport fondamental aux textes est bien un rapport

d’oralisation et d’écoute » (1990, p. 146). De cet aspect découle, ainsi que le remarque l’historien,

285 « Como hábito generalizado, la lectura silenciosa que hoy practicamos parece existir apenas desde fines

del siglo XVIII o comienzos del siglo XIX », cité dans FRENK (1997), p. 5.

286 « En su mayoría, las presentaciones orales de las obras se hacían colectivamente. Textos de toda índole

une méthodologie littéraire qui, loin de se perdre dans l’abstrait de la théorie formaliste, doit prendre en compte le caractère historique et singulier de la lecture de textes fictionnels :

considérer la lecture à haute voix comme la lecture implicite visée par un grand nombre d’œuvres et de genres littéraires d’entre XVI et XVIIIe e siècles –ainsi la comédie

humaniste ou ses dérivés (par exemple la Celestina), le roman de chevalerie, ou ses parodies (par exemple le Quijote, la pastorale, la poésie lyrique, etc… Le lecteur construit en de tels textes n’est pas (ou pas seulement) un lecteur qui lit en silence, pour lui- même, dans un commerce intime avec le livre. Le lecteur inscrit dans l’œuvre est aussi (et surtout) un oralisateur qui lit à haute voix, peut-être pour son propre plaisir, mais plus généralement pour un auditoire qui reçoit le texte dans une écoute. L’histoire littéraire a trop longtemps été insensible à cette figure de la lecture et trop encline à postuler que les textes, toujours, ont été écrits pour des lecteurs qui les lisaient comme le font les critiques d’aujourd’hui (c’est-à-dire lèvres closes et par les seuls yeux). Même la Rezeptionstheorie, malgré son attention déclarée pour l’historicité du rapport aux œuvres, est demeurée prisonnière de cette manière de voir qui fait de la lecture, en tant qu’elle est une pratique visée par les textes, un invariant transhistorique. À l’inverse, on voudrait postuler que les dispositifs textuels propres à chaque œuvre et à chaque genre s’organisent à partir du mode de réception auquel ils étaient destinés ou qu’on pouvait leur supposer (ibid., p. 141).

e e

Comprendre la prose des XVI et XVII siècles suppose donc une attention toute particulière à la concrétisation orale des œuvres.

On nuancera néanmoins les réflexions de Roger Chartier en précisant qu’avant d’être une lecture « inscrite » ou « construite » par l’auteur, la lecture orale est un fait ; un récit fictionnel, quels qu’en soient ses présupposés lectoraux (pôle I), ne pouvait échapper à la mise en parole d’un lecteur public (pôle II) :

Dada la importancia que la voz seguía teniendo en la trasmisión de los textos, el público de la literatura escrita no se limitaba a sus lectores, en el sentido moderno de la palabra, sino que pudo haberse extendido a un elevado número de oyentes, de todos los estratos sociales, incluyendo a la población analfabeta (Frenk, 1997, p. 25).

Dans ce contexte, Cervantès manifeste-t-il dans Don Quichotte une particulière attention pour la vocalisation de la prose romanesque ?

C’est fort probable. D’abord parce que, si l’on en croit la description faite par Juan Palomeque et les recherches menées par Sara Nalle287, les romans de chevalerie pouvaient être lus

en public. Ensuite, parce que Don Quichotte prétendait, en vertu de ces pratiques populaires, à une réalisation orale et sociale :

parece jugar con la idea de que también su Quijote podría ser leído oralmente, a menos que fuera sólo coquetería el final de II: 25, « comenzó a decir lo que oirá y verá el que le

287 « Cuando es tiempo de la siega, se recogen aquí las fiestas muchos segadores, y siempre hay algunos

que saben leer, el cual coge uno destos libros en las manos, rodeámonos dél más de treinta y estámosle escuchando » (DQ I, 32, p. 369). Sara Nalle confirme la description cervantine après avoir étudié les comptes rendus inquisitoriaux de Cuenca : les connaisseurs de récits chevaleresques n’étaient pas forcément possesseurs des livres en question (1989). Nous ne pensons pas -comme Maxime Chevalier (2004)-, que la description de Juan Palomeque, ne corresponde pas à quelque réalité. Affirmer que l’épisode est « invraisemblable de A à Z » supposerait que cette évocation ait été supportée par une stratégie romanesque de l’« invraisemblance », voire du merveilleux.

oyere o viere el capítulo siguiente » y el epígrafe de II: 66, « Que trata de lo que verá el que leyere o lo oirá el que lo escuchare leer » (Frenk, 1997, p. 28). 288

On peut, alors, logiquement formuler l’hypothèse que la narration « parlée » qui caractérise

Don Quichotte, ce « moyen efficace d’instaurer, entre l’auteur et le lecteur, une relation comparable à

celle qui s’établit entre le conteur et son auditoire » (Moner, 1989, p. 112), pouvait servir à la performance du raconteur en charge de la lecture publique du texte cervantin.

Mais qu’en est-il pour les récits brefs ? Selon Margit Frenk, si, comme le précise Juan Palomeque, les romans de chevalerie étaient habituellement lus à haute voix le soir après les journées de moissons289, les œuvres courtes correspondaient parfaitement aux limites temporelles

d’une veillée : « frente a la chimenea doméstica, en los mesones, durante las largas caminatas se leían novelas cortas o bien se contaban de memoria, sin el libro a la vista » (1997, p. 29)290.

Le témoignage de Lorenzo Palmireno (cité par l’historienne) envisage la demi-heure comme durée raisonnable pour ne point indisposer les auditeurs (il s’agit alors de la durée moyenne d’une nouvelle de Matteo Bandello291). Mais une soirée se limiterait-elle à ce court laps

de temps, l’hiver notamment ?

L’exemple de la lecture du Curioso impertinente montre en fait que le découpage par chapitre d’un récit répond, d’une part, à une dynamique propre à la tessiture narrative, mais aussi, d’autre part, à cette possibilité, pour les lecteurs, de pouvoir interrompre facilement l’œuvre, sans rompre la progression narrative du chapitre. Le séquençage en chapitres n’est donc pas –pour les lecteurs

réels de Don Quichotte– un critère déterminant de patience humaine. Il est même largement

limitatif, si l’on s’appuie sur les exemples fictionnels laissés par Cervantès : cette même journée voit, dans l’auberge de Juan Palomeque, non seulement la lecture des trois parties de la nouvelle florentine, mais aussi la narration tripartite du Cautivo292.

288 Dans la Seconde Partie, d’ailleurs, le Quichotte d’Avellaneda est lu à voix haute dans la chambre d’une

auberge : « Por vida de vuestra merced, señor don Jerónimo, que en tanto que traen la cena leamos otro capítulo de la segunda parte de Don Quijote de la Mancha » (DQ II, 59, p. 1110).

289 Dans le prolongement de MONER (1988b), voir FRENK (1997, p. 18) : « Los capítulos del Quijote rara

vez son largos y tienen una extensión regular, como ocurre también en muchos libros de caballerías, lo mismo que en ciertas crónicas. Se diría que en todos estos casos estaban planeados así en función de posibles lecturas orales, pues en ellas era importante no cansar a los oyentes ». L’important, plus que l’intention auctoriale (pôle I), est sans doute que la dimension des chapitres convenait dans la pratique aux nécessités lectorales des veillées (pôle II).

290 Voir également les descriptions de Paul Delarue (contage lors des veillées ou, même, lors des pauses

effectuées au cours de lourds labeurs), citées par M. Molho (1976, p. 19).

291 C’est apparemment la durée moyenne d’un chapitre du Quichotte apocryphe (« en tanto que traen la cena

leamos otro capítulo »).

292 Même si le récit du captif est intégré comme un récit de vie au sein d’une aimable conversation, il n’en

reste pas moins un « conte », ce qui place les interlocuteurs de Ruy Pérez dans une position d’écoute similaire à celle qui marquait l’histoire d’Anselmo.

Considérons les récits brefs de notre corpus :

Nombre de

signes Débit rapide Débit lent 20 signes 20 signes = 1,25 sec = 1,60 sec Leandra 9 234 10 mn 12 mn El casamiento engañoso 22 706 25 mn 30 mn La fuerza de la sangre 34 491 35 mn 45 mn El licenciado Vidriera 43 084 45 mn 1h La señora Cornelia 63 631 1h 05 1h 15 Rinconete y Cortadillo 61 777 1h 05 1h 20 El celoso extremeño 60 373 1h 05 1h 20 La dos doncellas 66 653 1h 10 1h 30 La española inglesa 73 128 1h 15 1h 40 El curioso impertinente 79 976 1h 25 1h 45 Capitan cautivo 79 791 1h 25 3h 30 1h 45 DQ I, « Primera 80 639 1h 25 1h 50 parte » (1-8) El amante liberal 82 546 1h 25 1h 50 La ilustre fregona 88 689 1h 30 2 h

El coloquio de los perros 103 315 1h 50 2h 15

¾ Certes, on trouve, dans l’univers cervantin des récits brefs de très courte durée : l’histoire de Leandra (DQ I, 51, 9234 signes293) et celle du Mariage trompeur (22 706 signes) ne

dépassent pas la demi-heure, même avec un débit assez rapide294.

¾ Néanmoins, la majeure partie des nouvelles cervantines excède cette durée souvent jugée comme le temps maximal d’attention continue. Avec un débit normalement lent, six « nouvelles exemplaires » ont un temps de lecture orale compris entre 45 minutes et 1 h 30 : La fuerza de la sangre, El licenciado Vidriera, La señora Cornelia, Rinconete y Cortadillo, El

celoso extremeño, Las dos doncellas.

¾ Un troisième groupe peut être détaché : La española inglesa, El curioso impertinente, El capitán

cautivo, El amante liberal, avec un débit de mots similaires, durent entre 1 h40 et 1h50. Or, il

semble qu’il s’agit d’une durée normale d’audition. Ce temps, qui correspond aussi à celui nécessaire pour lire la « Première partie » du Don Quichotte de 1605 (Chap. 1-8), est comparable à la durée d’attention du public du septième art qui oscille aujourd’hui entre 1h30 et 2h10.

¾ Seuls restent donc trois récits, La ilustre fregona, El coloquio de los perros, La gitanilla, dont l’ampleur impose (plus de 88 000 signes), pour un débit lent, deux heures ou plus d’écoute. Cela peut paraître long, mais, si les occasions de se réunir autour d’une fiction plaisante étaient relativement rares, les auditeurs supportaient certainement avec plaisir la lecture de ces textes dont l’auteur était à présent reconnu. D’autant plus que deux heures ne semblent pas une limite insupportable pour un public conquis : dans le Quichotte apocryphe, le fils de Pedro Alonso avait lu à don Quichotte et à Sancho quelques pages d’un roman de chevalerie « pendant plus de deux heures »295. Pour un lecteur réel, le

cumul du Curioso et du Cautivo pouvait dépasser les trois heures...

Il reste que, quelle que soit la durée orale de la nouvelle cervantine, sa lecture publique pouvait mettre en jeu une série de traits (le jeu, le devis et l’emprise) qu’il importe de définir.

293 Édition d’Antonio Rey Hazas et de Florencio Sevilla Arroyo (CERVANTES, 1996).

294 Ce décompte est réalisé en prenant pour référence les lectures que propose la Biblioteca virtual Miguel de

Cervantes : http://cervantesvirtual.com/bib_autor/cervantes/fonoteca/fonoteca.shtml (Curioso, Cautivo, Leandra). Nous prenons comme référence de débit rapide une moyenne de 1,25 seconde pour lire 20

signes (lecture par Camilo García Casar du Curioso impertinente). Le récit de Leandra est lu à un débit plus lent : 1,60 secondes pour 20 signes (notre référence pour ce débit-là).

295 AVELLANEDA (1967), p. 20 : « nos estuvo leyendo más de dos horas [un libro caballeresco debajo de

Le jeu

Du Décaméron (1349-1351 ?) à la Parte segunda del Sarao y entretenimiento honesto de María de Zayas y Sotomayor (1647), nombreux furent les auteurs de nouvelles à tracer un rapport de continuité diégétique entre la fête et le récit bref, comme pour mettre davantage en relief l’aspect joyeux du contage296. Chez Pampinea, l’initiatrice boccacienne du contage, faire la fête est un

véritable impératif : « goûtons à la joie et à la fête que les temps présents peuvent donner : c’est, je crois, la bonne façon d’agir » (Boccace, 1994, p. 50).

Lorsque la narration de récits brefs s’insère le soir (Eslava, 1986 ; Zayas y Sotomayor, 1998, 2000), ce moment dégagé des activités professionnelles diurnes devient alors le temps du loisir. Aussi, les modes de lecture de l’Europe du sud ne doivent-ils pas être bien différents de ceux qui rythment la vie des Allemands étudiés par Hans Erich Bödeker. Chez eux, « la lecture le soir ou la nuit, en tout cas après le coucher du soleil, est encore un phénomène remarquable pour les gens [...]. En tout cas, on utilisa désormais le soir et la nuit pour le plaisir littéraire de la lecture. Les transformations du comportement de lecture et l’apparition des loisirs étaient donc immédiatement liées. L’idée même de loisir créa un espace temporel aussi cohérent que possible, le soir et pendant la nuit » (1995, p. 102).

Un autre auteur de contes, Giovan Francesco Straparola, plus encore que Jean Boccace, ne laissera pas les amusements de sa nouvelle brigata incontrôlés :

comme s’approchaient les derniers jours du Carnaval, voués aux réjouissances et au divertissement, Madame ordonna à tous de revenir le lendemain soir à la réunion, sous peine d’encourir son indignation, afin qu’on pût établir les conventions qui devaient être tenues entre eux (1999, p. 10).

297

La fête, une fois prise dans les filets de la contrainte, prend la tournure d’un jeu , où les énigmes viendront ponctuer les narrations. De même, pour Cervantès, la métaphore du jeu détermine, on le sait, la conception de la lecture de son recueil « exemplaire ».

Il est donc important de remarquer que la définition usuelle du jeu, qui le considère comme un moment coupé du reste du temps humain (Caillois, 1967, p. 37), aide à comprendre l’écart quichottesque. Dans la lecture publique envisagée comme un jeu d’un temps limité (voir infra)298,

des rites d’entrée et de sortie façonnent la compréhension ludique et fictionnelle de l’écoute. Parce qu’elle est mise en contexte, la nouvelle du Curioso impertinente nous fournit un exemple de ce qu’était, en Castille, la réalité de la lecture brève.

296 Cela n’empêche pas la réunion et la narration brève d’avoir une connotation plus funeste par la cause

profonde qui les motive (la peste pour le Décaméron, la peur de la mort pour les Mille et une nuits).

297 Le jeu repose, selon la thèse de Roger Caillois, sur la tension paidia/ludus, improvisation/convention

(1967, p. 75-91). Pour Johan Huizinga, le regroupement autour d’une communauté est un symptôme de la pratique ludique (1951, p. 33).

298 Voir également, sur la performance lors de la lecture à voix haute et en public d’un texte fictionnel,

La lecture à haute voix du manuscrit ne se fait pas sans que les futurs auditeurs ne s’appesantissent sur le texte lui-même, ni sans que le lecteur n’instaure une limite claire entre l’activité commune et dispersée de la discussion ordinaire et le temps du romanesque : « esténme todos atentos, que la novela comienza desta manera : » (DQ I, 32, p. 375). L’attention demandée ne signifie pas que les auditeurs n’étaient précédemment pas attentifs : elle commande le silence et surtout une nouvelle attention, différente, portée par l’« esprit de jeu » (Caillois, 1967). Comme marque de conclusion du temps ludique, le même meneur de jeu fait irruption sur la scène diégétique en reprenant sa voix propre et en rétablissant un impératif du temps ordinaire, à savoir la nécessaire certitude du vrai : « Bien –dijo el cura– me parece esta novela, pero no me puedo persuadir que esto sea verdad; y si es fingido, fingió mal el autor » (DQ I, 35, p. 423).

Par ce rituel introductif et conclusif, le curé de Don Quichotte est semblable à ces conteurs qui aident l’auditoire à abandonner la « peau » des rôles qu’il a pu assumer en dépouillant les personnages du conte de l’apparence de véracité qu’ils auraient pu revêtir (Belmont, 1999, p. 86). Des lecteurs aussi solitaires que le sieur « Quijada » n’avaient évidemment pas le luxe de s’offrir pareil dispositif et prenaient le risque de ne plus faire de différence claire entre la vie quotidienne et celle des merveilleux chevaliers. Cervantès montre donc, par cet exemple concret, les avantages pragmatiques d’une lecture orale, effectuée en groupe sous le contrôle d’un lecteur soucieux des limites entre l’imaginaire du temps fictionnel et le poids empirique de la vie quotidienne.

Enfin, si la lecture publique diffère de l’appréhension silencieuse et se rapproche de l’activité ludique, c’est bien parce qu’elle se produit en public sur un mode parallèle aux récits de paroles représentés dans les recueils de nouvelles ou dans Don Quichotte, qu’elle est véritablement un jeu en partage. Aussi le jeu nouvellier des Ejemplares est-il lancé par Cervantès « sur la place publique » (NE, p. 18), de même que le choix de lire le Curioso avait été fait à deux, entre Pero Pérez et Cardenio : « había tomado Cardenio la novela y comenzado a leer en ella; y, pareciéndole lo mismo que al cura, le rogó que la leyese de modo que todos la oyesen » (DQ I, 32, p. 375). Pampinea, la chef d’orchestre de la musique décaméronienne, avait mis en avant cet aspect fondamental de la lecture commune, qui fait d’elle un moment de grande convivialité au sein d’une restreinte « république » d’amis :

il y a, comme vous le voyez, des damiers et des échiquiers avec lesquels chacun peut se distraire à son gré. Mais si l’on suit mon avis sur ce point, nous ne passerons pas cette chaude partie du jour à jouer (car au jeu l’esprit d’un des partenaires se trouble, sans grand plaisir pour l’autre ni pour l’assistance), mais à conter des nouvelles (ce qui, pendant que l’un de nous raconte, peut combler de plaisir tout l’auditoire) (Boccace, 1994, p. 55).

Pour Boccace, comme pour Cervantès, la réunion autour d’un raconteur est, en somme, l’assurance d’une parfaite entente et d’une appréhension maîtrisée de l’aventure fictionnelle.

Le devis

Mais la convivialité, si elle rapproche les esprits, ne les fond pas pour donner lieu à une seule et même lecture. Conviés à un récit unique, les participants à la lecture publique produisent, chacun, une version différente : les témoignages de l’aubergiste, de sa fille et de sa servante étaient à ce sujet assez explicites299.

D’un point de vue pratique, ce fait a une conséquence dont on n’a certainement pas encore dégagé tout le poids auctorial et lectoral qu’il pouvait supposer alors : la « participation communautaire » et les divergences d’appréciation favorisent de fait l’échange de points de vue300.

La Tragicomedia de Fernando de Rojas en est un exemple probant (Ruiz Pérez, 1997, p. 15-16) ; le texte lui-même, par son prologue, intégra –et stimula peut-être– ce phénomène : « Y pues es antigua querella y usitada de largos tiempos, no quiero maravillarme si esta presente obra ha seído instrumento de lid o contienda a sus lectores para ponerlos en diferencia, dando a cada uno sentencia sobre ella a sabor de su voluntad » (Rojas, 2000, p. 19)301. En se présentant sous la

forme incertaine d’une « tragicomedia », l’œuvre continuait de donner à chacun matière à réfléchir et à évaluer, individuellement, le rapport hiérarchique entre éléments tragiques et éléments joyeux.