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D U L ECTEUR VIRTUEL AUX L ECTURES REELLES

Perspectives auctoriale (pôle I),

0. D U L ECTEUR VIRTUEL AUX L ECTURES REELLES

AUTEUR ET LECTEUR : LES DEUX POLES EN CHARGE DE LA FICTION

Depuis le derniers tiers du vingtième siècle, les œuvres littéraires, dans leur appréhension critique, ne peuvent plus compter sans une considération de leur destinataire : le lecteur. Depuis la très programmatique « Histoire de la littérature : un défi à la théorie littéraire » d’Hans Robert Jauss (1967)208 et les travaux de l’Ecole de Constance, les années soixante-dix ont vu l’édition

d’ouvrages théoriques importants, qui mettaient la « réception » des textes au centre de leur problématique de recherche. La Production de l’intérêt romanesque (1973), l’Acte de lecture (1976) et la

Rhétorique de la lecture (1977)209 allaient faire mûrir les réflexions littéraires, soit en ouvrant de

nouvelles perspectives (nous pensons au « lecteur implicite » de Wolfgang Iser), soit en exhumant des traditions plus anciennes –c’est le cas de la « Rhétorique » de Michel Charles–.

De telles positions n’étaient pas sans poser problème pour les gardiens de la critique littéraire d’alors. Pour une bonne partie des théoriciens de la deuxième partie du vingtième siècle, l’étude « textuelle » ne devait être qu’une exégèse du Texte et, en tant que telle, pouvait se contenter du « close reading » et d’une approche toute structuraliste. Dans ce cadre, il est évident que l’« Esthétique de la réception », allemande, a la prétention de fonder une nouvelle herméneutique littéraire visant à reconstruire « l’arc entier des opérations par lesquelles l’expérience pratique se donne des œuvres, des auteurs et des lecteurs » (Ricœur, 1985, p. 107).

Il nous semble néanmoins que, dans ce débat épistémologique, il n’y a pas lieu d’opposer un intérêt pour le texte à un intérêt pour le lecteur, les formalistes à la pragmatique de la lecture. Il suffit pour s’en convaincre de questionner le fait littéraire dans sa présence au monde.

L’œuvre de Cervantès a ce mérite d’avoir rappelé la condition humaine des œuvres romanesques : leur humanité est celle des personnages qui les peuplent, mais aussi, et surtout, celle investie par les lecteurs réels (et non virtuels210) qui, tous, donnent vie, temps et espace, à

l’histoire de ces héros, dans l’interstice des lignes noires imprimées sur les folios.

211

La condition d’une œuvre est avant tout mentale , comme le soulignait éloquemment le personnage pétri de souvenir romanesque qu’est don Quichotte. Pour le vieil hidalgo, la lecture

208 Le texte est publié en France dans le recueil Pour une esthétique de la réception (JAUSS, 1978, p. 23-88). 209 Respectivement : GRIVEL (1973) ; ISER (1985) ; CHARLES (1977).

210 Concernant cette distinction, nous renvoyons à JOUVE (1993), p. 23-37.

211 Deux cas nous semblent échapper à ce radicalisme phénoménologique. Pour l’auteur, le texte préexiste

dans son esprit. Ce privilège n’est en fait que limité, puisque, si l’artiste connaît très bien son œuvre, la réalisation de celle-ci, telle qu’il la propose, n’est totale que s’il s’astreint à adopter une position de lecteur (ce qu’il ne manque jamais de faire). Pour les personnes auxquelles on a parlé du livre avant qu’elles ne le lisent, le texte possède déjà une concrétisation qui ne tient pas de la lecture, mais qui, en fait, ne rend pas compte de l’œuvre dans son ensemble.

reste la seule solution pour sortir ces signes linguistiques de leur condition étroitement bidimensionnelle. Charles Grivel le soulignait avec force avant les travaux de Wolgang Iser, d’Umberto Eco : le texte « ne diffère pas de sa lecture […] ; il n’est pas une entité latente » (1973, p. 26). Contrairement à l’intuition, le livre n’est pas le roman, comme le support n’est pas la fiction mentale : une confusion liée à l’analogie spontanée entre l’objet de la perception (le livre) et la fiction émergeant du suivi lectoral (le roman). Lorsque plusieurs personnes parlent d’un roman, elles croient parler du texte en soi qu’elles ont lu ; en fait, elles confrontent des expériences indépendantes, donc, des objets (mentaux) différents.

Parlons de « littérature » plus que de texte, d’expérience plus que de signes linguistiques, pures traces offertes par l’auteur au plaisir du lecteur. « Dans la lecture, par la lecture, le texte se construit comme littéraire », écrivait Michel Charles, il y a déjà presque 30 ans (1977, p. 9). Mais, loin d’une approche de la rhétorique du texte qui verrait essentiellement dans l’étude du lecteur une réception des programmations textuelles, ou une réponse aux stratégies rhétoriques posées comme des pièges par l’auteur (Rhétorique de la lecture, Rhetoric of Fiction212), la conception cervantine

de la lecture, illustrant la multiplicité des réalisations lectorales des romans de chevalerie, aura eu l’avantage de pointer, par l’enquête menée dans un premier temps (voir supra), la quasi suprématie de toute l’œuvre artistique, une fois celle-ci humanisée par le lire.

Dans le panorama théorique actuel, on pourra rattacher notre approche du fait littéraire aux positions de la « Reader-Response Criticism » d’outre-Atlantique (Tompkins, 1980). L’apport fondamental de la critique étasunienne, avec Stanley Fish (Fish, 1980) et David Bleich213, a été, en

effet, de ramener la littérature à sa réalité empirique, comme le montre l’éclairante synthèse de William E. Cain :

Lo que distingue el trabajo de Fish del de sus antecesores es la […] noción de que los lectores participan activamente en la creación del sentido. [Esta noción] supone, para él, una nueva definición del sentido y de la misma literatura. El sentido, según Fish, no es algo que se extrae de un poema como una almendra de su cáscara, sino una experiencia que se tiene a lo largo de la lectura. La literatura, en consecuencia, ya no se mira como un objeto de atención fijo, sino como una secuencia de acontecimientos que se desarrollan en la mente del lector. Análogamente, el objeto de la crítica literaria se convierte en la exacta descripción de la actividad de la lectura […]. Esta nueva definición de la literatura, es decir, que no es un objeto sino una experiencia, destruye la tradicional separación entre el lector y el texto, y convierte la respuesta del lector, más bien que el contenido de la obra, en el foco de atención crítica.214

En résumé, la prose, fondamentalement, est une pratique (l’écriture et la lecture) et, du point de vue du lecteur (qui est celui recherché par l’auteur), une actualisation mentale et physique de

signes auctoriaux, une expérience fictionnelle, vécue sur un mode paradoxal, à la fois ludique et sérieux. Aussi,

nous semble-t-il, les études littéraires doivent-elles reconnaître et assumer la condition physio-

212 CHARLES (1977), BOOTH (1983).

213 Readings and Feelings: An Introduction to Subjectiv Criticism (1975) et Subjectiv Criticism (1978). 214 Traduit dans ALBORG (1991), p. 861.

psychologique de l’œuvre qui fonde leur objet. Le structuralisme avait facilité une illusion réconfortante : une œuvre artistique et littéraire pouvait être étudiée sur le modèle des sciences « dures » comme un objet qu’il était possible de disséquer. Ces illusions perdues (comme celles concernant un Lecteur Modèle) et la nécessité de se réconcilier avec le « plaisir du texte » nous obligent à parler de « lectures » pour un seul et même objet auctorial et éditorial. Si l’entreprise est périlleuse, elle n’en reste pas moins nécessaire si l’on veut sincèrement comprendre la réalité du romanesque, les conditions de sa dimension imaginaire, esthétique et hédonique.

Dans le cas des récits cervantins, cette tâche nous semble plus que naturelle. Si le réel n’existe que parce qu’il est appréhendé par un organisme vivant, voire une psyché (celle de l’Homo

sapiens), l’œuvre artistique ne peut éclore, elle-même, qu’à deux moments d’activité littéraire :

- l’opération de configuration du sujet auteur (pôle I) : cette pratique et ce travail consistent à transformer des données imaginaires et individuelles en signes susceptibles de faire sens pour un lecteur, par essence étranger ; son achèvement est un texte artistique.

- l’opération d’appropriation du sujet lecteur (pôle II) : cette activité transforme des signes scripturaires en données imaginaires et individuelles ; son achèvement est une expérience esthétique et littéraire.

La lecture peut ainsi être envisagée sous ces deux angles :

- elle est, pour l’auteur (pôle I), à la fois un vécu de lecteur, une conception sur la lecture en général (voir supra : I. 1) et une tentative de programmation de la lecture à venir dans un texte propre (voir infra : 3ème partie) ; nous parlerons alors de lecture visée.

- Elle est aussi pour un lecteur (pôle II) une véritable expérience fictionnelle mettant en jeu une grande partie de son activité psychique (voir supra : I. 1). Dans la perspective purement herméneutique de Paul Ricœur, la lecture est une « interprétation » semblable à l’« exécution d’une partition musicale » :

[La lecture] marque l’effectuation, la venue à l’acte, des possibilités sémantiques du texte. Ce dernier trait est le plus important car il est la condition des deux autres : victoire sur la distance culturelle, fusion de l’interprétation du texte à l’interprétation de soi-même. En effet, ce caractère d’effectuation, propre à l’interprétation, révèle un aspect décisif de la lecture, à savoir qu’elle achève le discours du texte dans une dimension semblable à la parole. Ce qui est ici retenu de la notion de parole, ce n’est pas qu’elle soit proférée ; c’est qu’elle soit un événement du discours, l’instance du discours, comme dit Benveniste. Les phrases du texte signifient hic et nunc. Alors le texte actualisé trouve une ambiance et une audience ; il reprend son mouvement, intercepté et suspendu, de référence vers un monde et des sujets. Ce monde, c’est celui du lecteur ; ce sujet, c’est le lecteur lui-même (1986, p. 171-172).

En étant plus concret, comme Cervantès l’avait été lui-même dans sa description des positions de lecture, réaffirmons avec Gilles Thérien l’élément suivant : le lecteur est nécessaire pour que ce qui se limite à une « partition de signes » prenne sa « dimension vivante ».

[Si l’on envisage le problème du texte] sous l’angle du lecteur, on s’aperçoit que la feinte du langage produit des effets sur ce dernier. La simulation d’une scène d’amour pourra provoquer chez lui une passion très réelle. Un passage particulièrement triste lui arrachera peut-être quelques larmes. La situation tendue entre les amants lui rappellera sa propre situation. Autrement dit, ce qui du côté de l’auteur n’est qu’une feinte du langage (selon Searle) devient du côté du lecteur un partage et un effet référentiel (1984, p. 162).

Parce qu’il est auteur et non critique, l’auteur de Don Quichotte ne peut être étranger à une semblable conception du fait littéraire, conçu comme fait humain avant tout ; le livre n’est pas, comme le révèle la Seconde Partie, un volume isolé dans un univers aseptisé, mais un pavé jeté au sein d’une foule d’individus –une « République » (NE, prologue)–, un monde d’émotions auctoriales projeté sur la scène imaginaire de chaque esprit (voir supra).

LES MODALITES FONDAMENTALES DE LA LECTURE

L’œuvre est aussi, nous l’avons vu, une expérience tellement vive et prenante qu’elle peut captiver littéralement l’esprit du lecteur. Cette impression, née surtout d’une réflexion sur la réception des romans de chevalerie, a porté Cervantès à parler de folie, de magie noire ou d’ivresse. Le phénomène d’investissement lectoral (d’emprise fictionnelle) est néanmoins beaucoup plus complexe, surtout si l’on envisage le processus d’une façon globale, non limitée à l’étude des excès provoqués par les romans de chevalerie.

D’un point de vue cognitif, la théorie de la lecture a défini l’expérience fictionnelle sous l’angle d’un double phénomène : celui de la progression et celui de la participation (voir supra)215. La

loi du plaisir romanesque commandait un double lien au récit chevaleresque : attachement à ce qui va suivre et emprise de ce qui est déjà.

Ce panorama, établi à la suite des mises en scènes cervantines, est néanmoins partiel, car le fonctionnement réel de chacune de ces deux modalités lectorales tient à la tension qu’elles entretiennent avec leur double complémentaire (il ne s’agit pas de leur contraire) : la compréhension et la distanciation.

215 SCHAEFFER (1999) parle plutôt d’« immersion ». Sur la variable de la participation, de l’illusion nulle

Les modalisations lectorales : participation et distanciation

On dit la lecture distanciée dès lors que le roman est perçu comme artefact et artifice humains, et non plus comme expérience fictionnelle (participation). Cette « modalisation »216

correspond à une perspective critique : le lecteur s’interroge sur l’écriture ou son auteur ; le monde narratif n’est plus un vécu pour le lecteur qui assimilait, par exemple, les personnages à des personnes mais un objet cerné avec lucidité. Le chanoine est un modèle de cette lecture, puisque, ne réussissant pas à « rentrer dans » les textes, il adopte ainsi une position distanciée. Jean-Louis Dufays présente ainsi la distanciation :

¾ comme une compréhension externe, puisqu’elle « saisit le sens comme une construction, comme une combinaison de procédés et des stéréotypes » et

¾ comme une évaluation externe des contenus « non plus en terme de vérité "directe", mais en termes de cohérence et de pertinence » (1994, p. 185).

Mais, au-delà de la distinction participation/distanciation, la tension fondamentale du lire doit être cherchée, comme le précise Bertrand Gervais, entre les « économies complémentaires » que sont « progresser et comprendre » (1993, p. 43). Nous ne reviendrons pas sur la variable de la

progression, qui a été illustrée par les cas de Quijano et d’Anselmo (voir supra). Tout juste

voudrions-nous préciser que la compréhension s’effectue simultanément à la progression et qu’elle « varie selon l’investissement du lecteur ».

Les variables de la lecture : progression et compréhension

Le lecteur, insiste B. Gervais,

peut se contenter d’une implication minimale et, par conséquent, de ce qui lui permet de progresser dans sa lecture ; comme il peut décider de s’engager plus à fond et de chercher à atteindre une compréhension plus complète, à défaut d’être exhaustive, du texte. Dans le premier cas, la fin du livre correspond à la fin de la lecture ; tandis que, dans le second, elle correspond au contraire au début d’une nouvelle entreprise […]. L’attention ou compréhension fonctionnelle est donc l’équivalent du seuil de cette économie. C’est cette compréhension qui permet de passer à travers le texte en le comprenant. Sans qu’il s’agisse là d’une adéquation simple, cette attention est à l’œuvre habituellement lors de la lecture première d’un texte, où le lecteur accepte comme un acquis ce que lui dit le texte et s’en sert comme base à sa propre progression (ibid., p. 51-53).

C’est une évidence, la lecture passe toujours par une compréhension, mais lorsque celle-ci s’accroît, elle peut infléchir la force de la progression, « soit parce que le lecteur est à la recherche d’une signification autre, non littérale, soit parce que le texte offre des difficultés de lecture importantes » (ibid., p. 47). Par voie de conséquence, la progression a tendance à ralentir,

216 Le lecteur ressemble alors au « lecteur modèle de 2° degré… (qui) entend découvrir la manière dont

puisqu’en régime de compréhension, « le lecteur doit compléter le plus possible ses inférences » (il ne s’agit pas seulement de savoir lire ce qui est écrit mais aussi d’en « saisir la portée »)217.

Une fois de plus, les réflexions cervantines peuvent apporter un complément aux modèles théoriques. Au cœur du premier Don Quichotte, Cardenio somme Alonso Quijano, son auditeur manchègue, de ne point l’interrompre avant d’entamer son récit autobiographique. Cette requête, savoir silence garder, constitue un « protocole » de la tradition orale (Moner, 1989, p. 175-181). D’un point de vue pragmatique, le personnage incite indirectement le lecteur réel de Don Quichotte à adopter un régime de compréhension, une lecture-en-compréhension. On aura aussi remarqué que Campuzano, par son heureux sommeil, permet à Peralta de lire attentivement la transcription de son expérience nocturne. On ne s’étonnera donc pas que le licencié ait ainsi pu prendre la mesure de l’« art » et de l’« invention » de ce récit (CP, p. 623). Lors d’une lecture solitaire, comme c’est le cas ici, le silence favorise une attention plus soutenue ; grâce à lui, le lecteur a tout loisir d’établir avec la nouvelle ce « commerce » profond avec l’œuvre tant loué par l’humaniste Michel de Montaigne , bref, d’entretenir un régime de compréhension (plus de détails : infra). 218

Croiser les modalisations

En résumé, et afin de mieux percevoir l’importance du modèle proposé par Bertrand Gervais (celui des variables de la progression et de la compréhension), nous avons intégré à celui-ci le modèle plus connu des modalisations lectorales (participation/ distanciation). La notion de

variable lectorale est fondamentale car elle fonctionne tant dans la perspective participante que dans

celle de la distanciation, comme le montre le schéma que nous proposons ci-dessous :

Progression Compréhension

Participation : Tendance hallucinante Tendance intellective lecture fictionnelle (lecture participante) (lecture intellective).

Distanciation : Distanciation participative Compréhension distanciée lecture distanciée (Participation poétique -supra-)

217 GERVAIS (1992), p. 111. On parle de « régime » de compréhension ou de « lecture-en-

compréhension » quand le lecteur adopte cette variable comme mode prioritaire de lecture. En « régime de

progression, […] la compréhension fonctionnelle est caractérisée par des inférences jugées minimales ; le

lecteur s’y contente bien souvent des données présentes dans le texte et des inférences qui servent immédiatement à la poursuite de la lecture ».

218 Pour l’écrivain bordelais, le commerce avec les lettres est « bien plus sûr et plus à nous » que ne l’est

En somme, une lecture à forte emprise fictionnelle n’est pas incompatible avec une compréhension poussée de l’œuvre. Porter des jugements de valeur sur les personnages n’oblige pas le lecteur à se désolidariser de son engagement fictionnel (voir DQ I, 1) ; son vécu tend, seulement, à être plus intellectif.

C’est le cas notamment de la lecture basée sur l’articulation (« dans l’articulation, le lecteur fait coïncider directement le contenu du texte avec sa propre expérience »)219. Par ce phénomène,

la lecture participante en compréhension ne porte pas son attention exclusivement sur l’univers fictionnel : elle le fait également sur le monde de référence du lecteur, qui s’abstrait momentanément du monde fictionnel pour mettre en relation, articuler, le monde lu avec son monde empirique. La participation à la fiction n’est pas nécessairement moindre, puisque le lecteur ne fait qu’associer des éléments diégétiques comme les personnes fictionnelles avec des éléments empiriques comme les êtres « réels ». Ainsi, lorsque le lecteur vient à penser que tel personnage lui ressemble, il ne met pas forcément à distance la réalité fictionnelle, il n’en fait pas forcément un artifice. Quand Alonso Quijano raconte les parallèles que sa grand-mère traçait entre Quintañona et une duègne de son entourage, lui et son aïeule ne marquent pas de rupture ontologique entre l’univers fictionnel (la référence romanesque célèbre) et le monde réel (DQ I, 49, p. 566). Non seulement le personnage romanesque de la duègne Quintañona n’est pas mise en cause dans sa facticité, mais en outre il sert, en tant que référence utile, la compréhension du réel. Sanson Carrasco ne fera, dans la Seconde Partie, que rappeler cette pratique à la fois fictionnelle et empirique, ce subtil entrelacement, fatal chez notre protagoniste manchègue : « [Su historia] es tan trillada y tan leída y tan sabida de todo género de gentes, que apenas han visto algún rocín flaco, cuando dicen: "Allí va Rocinante" » (DQ II, 3, p. 653).

De la même façon, la distanciation ne suppose pas une rupture radicale de la participation. Lorsque le lecteur se laisse porter par le plaisir du verbe, et non plus du fictionnel, il ne rompt pas avec la magie du romanesque. C’est ce qu’évoque, avec ironie et sur le mode du pastiche, le premier chapitre de la Première Partie de Don Quichotte :

de todos, ningunos le parecían tan bien como los que compuso el famoso Feliciano de Silva, porque la claridad de su prosa y aquellas entricadas razones suyas le parecían de perlas, y más cuando llegaba a leer aquellos requiebros y cartas de desafíos, donde en muchas partes hallaba escrito: "La razón de la sinrazón que a mi razón se hace, de tal manera mi razón enflaquece, que con razón me quejo de la vuestra fermosura". Y también cuando leía: "Los altos cielos que de vuestra divinidad divinamente con las estrellas os fortifican, y os hacen merecedora del merecimiento que merece la vuestra grandeza…" (DQ I, p. 36).

La progression lectrice centrée sur le plaisir du discours s’intègre de fait dans la perspective participante : l’intérêt que recherche la lecture-en-progression s’est juste quelque peu déplacé, de