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de l’évidence à l’existence chevaleresque

Pour déterminer les effets de la lecture participante, nous allons suivre les trois axes que Paul Julian Smith détache au sujet de l’enargeia dans la poésie du Siècle d’or. Pour lui, en effet, l’enargeia est fondamentale dans sa « signification » car d’elle dépend « notre compréhension du temps, de l’espace et de l’identité personnelle » (1995, p. 61, nous traduisons)112.

Rappelons d’abord cette phrase de Michel Picard : « espace différent, temps différent, logique différente, on ne prend jamais assez garde à cette différence essentielle entre l’univers de l’illusion ludique et celui de la vie courante » (1986, p. 104). Le roman de chevalerie va exploiter pleinement ce décalage du fictionnel spatial et temporel.

VIVRE EN PAYS FICTIONNEL

L’immensité

D’un point de vue synchronique, l’espace admirable est un espace vaste, pluriel et pléthorique. L’œil de l’évidence se nourrit d’éléments à profusion, comme lorsqu’il s’approche d’un lac bouillonnant. Souvenons-nous de ce passage : « se muestra delante de nosotros un gran lago de pez hirviendo a borbollones, y que andan nadando y cruzando por él muchas serpientes, culebras y lagartos, y otros muchos géneros de animales » (DQ I, 50, p. 569).

De même, la constitution de l’imaginaire du locus amoenus par le lecteur se fait selon une multitude d’images lancées à coup de déictiques :

Aquí descubre un arroyuelo […] ; acullá vee una artificiosa fuente […] ; acá vee otra […]. Acullá de improviso se le descubre un fuerte castillo o vistoso alcázar […]. ¿Y hay más que ver, después de haber visto esto, que ver salir por la puerta del castillo un buen número de doncellas [...] ? (DQ I, 50, p. 570)

Verte prairie et immense château sont autant de cadres qui dessinent un espace gigantesque où se perd le sujet percevant qui accumule les images.

112 Il sera, on s’en doute, difficile de ne pas voir, dans ce tissu étroit de relations, bien des aspects du

« chronotope » bakhtinien, qui concentre une triple interdépendance : celle du temps avec l’espace, et chacun des deux avec une certaine « image de l’homme » (BAKHTINE, 1978, p. 237-238).

Le plaisir de la nouveauté, des sens et de la liberté

La dimension syntagmatique de l’espace chevaleresque offre au lecteur le plaisir du changement et de l’étrangeté113. Le chevalier erre par définition ; le voyage est alors le mode

spatial par excellence de la lecture participante, évidente : 114

Cuando menos, sin duda, en medio del ocio de nuestros espíritus, que despiertos andan ocupados en esperanzas vanas, y por decirlo, en sueños cualquiera, con tal viveza nos persiguen las visiones de la fantasía, a que me estoy refiriendo, que nos parece que fuésemos de viaje, que navegáramos, que nos encontrásemos en una batalla, que habláramos al pueblo, que dispusiéramos de riquezas, que no poseemos, que no lo estuviésemos pensando, sino realizándolo (Quintiliano, 1999b –VI, II, 30–).

Plus largement, pour Charles Grivel, le voyage sert de canal privilégié à « l’opération fondamentale de l’imaginaire » romanesque (1973, p. 183). Ainsi, dans la description de don Quichotte, passe-t-on du lac à un paysage de bocage, pour finir notre chemin dans un château.

Le sens du parcours fictionnel prend sa source à la fois dans la richesse exceptionnelle qui est donnée à voir au personnage-embrayeur et dans l’absolue liberté de ses mouvements. Une fois devant le château, la « royauté » du personnage est entière : une jeune fille du plus haut rang vient prendre par la main le chevalier pour le faire rentrer dans le palais ; il pénètrera dans toutes les salles et y jouira des plaisirs les plus mondains. Tout voir revient à la virtualité du tout faire, quitte à rompre les limites de l’intimité d’autrui (comme le fera constamment don Quichotte).

Le second phénomène observable est à situer dans certaines formes des loca amoena traditionnels. Qu’est-ce ici, dans la description de don Quichotte, sinon un tendre bombardement de sons et d’images délicieuses à la conscience ? Plus encore, la particularité de ce que nous pourrions appeler le « romanesque aimable » est sa réalité exclusivement mondaine115. Le lieu de

plaisance chevaleresque est lieu de jouissance ; il a la substance du réel immédiat et s’offre aux sens plus qu’à l’esprit.

LE TEMPS FICTIONNEL :

ASPECTS EXISTENTIELS DU ROMANESQUE CHEVALERESQUE

Le temps lectoral est solidaire de l’événementialité voyageuse de la fable. Tempo narratif, déictiques et verbes ménagent des ruptures, créent une dynamique, rythmant ainsi le temps fictionnel du lecteur.

113 Le roman de chevalerie fonde sa progression narrative sur le « chronotope de la route », comme sur un

« monde étranger », tous deux caractéristiques du roman grec d’aventures (BAKHTINE, 1978, p. 249- 254).

114 Jorge Larrosa attribue au symbole du voyage une place centrale dans son panorama des métaphores de

la lecture : « En la metáfora del viaje, leer es como viajar, como seguir un itinerario a través de un universo de signos que hay que saber interpretar correctamente si uno no quiere perderse » (1998, p. 35).

115 Point de dimension paradisiaque, si par ce qualificatif on entend le caractère funeste du lieu (Elysée

Et pourtant… Le temps mis en relief par l’hidalgo à la fin de la première partie semble à cet égard paradoxal car il est événementialité dans un éternel maintenant.

Le présent éternel

Pour Ernst Robert Curtius, qui a su faire le lien entre la Nature et la Divinité, la « nature aimable » poétisée est plus qu’une intensification sensorielle : elle est « transfiguration » (1956, p. 304). Dans Don Quichotte (1605), ce même paysage, qui, mis devant les yeux du chevalier du lac et des lecteurs, se donne comme le « pays de l’éternel printemps »116, n’est plus printemps, simple

époque du cycle cosmique et changeant, mais bien éternité.

Sans passé ni avenir, le temps de l’évidence jouissive multiplie et dilate le présent : l’enargeia aime s’inscrire dans la durée. Pour Cervantès, le temps du romanesque chevaleresque construit un « temps labile »117 plus qu’un temps humain : il est pure immédiateté et suppose donc une

perpétuelle répétition du même, et du sensuel.

Le présent de narration dit l’indépassable immédiateté iconique des aventures chevaleresques. Par l’insistance dont Quijano fait preuve dans ses verbes, le discours cervantin affiche ouvertement le processus d’intériorisation du temps romanesque118 : « ahora se muestra

[…]. ¿Y que apenas el caballero no ha acabado de oír la voz temerosa, cuando se arroja en mitad del bullente lago, y cuando […] se halla entre unos floridos campos […]. ¿Qué es ver, pues, cuando nos cuentan […]? » (DQ I, 50, p. 269-271). D’autres techniques renforcent la présentification romanesque. La structure syntaxique apenas…cuando crée une forte insistance quant à la vivacité des actions et, donc, des évocations mentales. Les dialogues redoublent quant à eux ce présent de narration : « Tú caballero […] el temeroso lago que estás mirando […]. »

Ne retrouve-t-on pas là le temps même de l’image, celui de l’évidence pure ? L’exemple narratif qui vient d’être donné révèle que l’esthétique de la représentation oblige à une lecture conjointe de la présence et du présent. Le rythme romanesque se réduit à la temporalité « aberrante » dont parle Gilles Deleuze à propos de l’image cinématographique, cette subordination du mouvement au profit de la coulée contemplative119.

Un supplément d’existence : désir de conquête, holisme et infantilisme

Lorsque l’on compare l’expérience romanesque à l’expérience quotidienne, il apparaît en outre que les deux caractères distinctifs de sa temporalité fictionnelle (durée et éternité) ouvrent

116 CURTIUS (1956), p. 306.

117 Nous empruntons le concept à Bernard Sève (SEVE, 2002, p. 302-303).

118 Cervantès parle d’« appréhension » (« por la aprehensión que tengo de que fueron como sus historias

cuentan », DQ II, 1, p. 636).

une durée tellement intense qu’elle se distingue de la temporalité empirique et découvre aux lecteurs la possibilité toujours renouvelable d’un supplément d’existence120.

Loin d’une quelconque folie, Juan Palomeque défend ainsi l’intérêt des gens pour les livres : « verdaderamente me han dado la vida, no solo a mí, sino a otros muchos » (DQ I, p. 369). L’état de lecture s’inscrit dans la vie courante comme une rupture de l’activité physique ; elle peut favoriser ainsi une intensification des impressions qui, habituellement, se dissolvent dans la conscience sous le poids des contraintes et de la monotonie quotidiennes121. Mais, selon l’expression radicale

de l’aubergiste, la lecture n’apporte pas un surplus d’existence : tout simplement, elle la fournit, comme si le temps qui précédait la lecture n’était rien et comme si, à l’instar des lectures hagiographiques d’Ignace de Loyola (Ribadeneyra, 1967, p. 23-24), l’expérience fictionnelle des hauts faits avait bouleversé sa vie au point de lui « redonner vie ».

Dans un récent ouvrage, Marc-Mathieu Münch, s’interrogeant sur une définition de la beauté littéraire dans nombre d’arts poétiques du globe, finit par découvrir dans ces textes théoriques un consensus anthropologique au sujet du texte « réussi ». Les grandes œuvres étaient telles parce qu’elles créaient un « effet de vie » : elles ne produisaient pas tant un effet de réel ; plutôt, elles tendaient à mobiliser l’entier des facultés humaines en créant une « autre vie » :

Cette nouvelle vie […] tend à envahir de proche en proche toutes les facultés sans en oublier une seule. Dire que la vérité fondamentale de la littérature est l’effet de vie, c’est affirmer qu’elle ne vise pas l’imagination ou la sensibilité ou la raison, etc., mais et l’imagination, et la sensibilité et la raison, etc., sans oublier le plaisir et ceci quelle que soit la grille de lecture des facultés que l’on utilise (2004, p. 35).

Plus précisément, cet « effet de vie » confine à l’absolu temporel. L’aubergiste comme A. Quijano jouissent de l’éternité conférée par la rhétorique de l’évidence. Plus que d’autres, le romanesque chevaleresque préserve les lecteurs des affres du temps. Jean Burgos a très justement mis en évidence l’effet poétique d’une rhétorique de l’accumulation et du combat : « Remplir tout l’espace, c’est occuper tout entier le présent, c’est arrêter le temps, le figer là où nous sommes, l’empêcher d’aller plus loin » (1982, p. 157). Si l’on relit attentivement l’épisode du chevalier du lac de don Quichotte, qui se clôt sur un éblouissant dîner en musique, on comprendra avec le théoricien que l’écriture de la conquête est celle d’une révolte devant le temps chronologique, d’un imaginaire qui « ne peut pas attendre et veut s’asseoir sans tarder, ici et maintenant, à la table des Dieux » (ibid.).

120 Jorge Larrosa parle alors de moment extatique :« [en la experiencia extática], en todas las situaciones en

las que el hombre renuncia a dominarse y a poseerse, no rige el tiempo objetivo, secuencial y numérico […]. La experiencia de la literatura, como el trance, interrumpe la continuidad del tiempo » (LARROSA, 1998, p. 80).

121 On pourra se référer aux sens voisins du vocable « vida » dans Autoridades : « VIDA. Metafóricamente se

llama cualquier cosa gustosa, o que causa suma complacencia, como por ponderación de que pende de ella la vida » ; « DARSE BUENA VIDA. Phrase que vale entregarse a los gustos, delicias, y pasatiempos ».

De fait, la pleine possession de l’espace par le chevalier du lac fait naître, en lecture, le désir de « maîtriser le temps, de le retenir en un présent arrêté » (ibid., p. 158-159). L’emprise romanesque n’est donc rien sans l’accord tacite du lecteur, retenu prisonnier dans un hors-temps idyllique, loin des préoccupations quotidiennes et de la conscience de la finitude122. Hors lecture,

c’est paradoxalement l’immobilité du liseur manchègue dans sa pièce privée qui fait redondance avec le voyage du chevalier médiéval. En effet, comme le souligne Jorge Larrosa, qui a étudié la conception de la lecture chez Michel de Montaigne, il y a avec les murs de la bibliothèque comme une « muraille érigée contre l’usure du temps » (1998, p. 176).

Une autre caractéristique, non plus liée à l’espace, mais au personnage, fait du temps lectoral, le point fort du roman de chevalerie : il s’agit de la constitution en cycle des fictions et le caractère récurrent, d’œuvre en œuvre, d’un même personnage (Amadís, par exemple dans Las

Sergas de Esplandián). Pour Daniel Aranda, qui a étudié les effets de lecture d’un tel personnel

romanesque,

en refusant de faire mourir ses personnages reparaissants, un romancier engage le lecteur dans une autre voie, celle d’une identification sans terme ni contrepartie. Le lecteur n’a plus à pâtir de la supériorité du héros. Son immortalité devient désormais la sienne, une fois pour toutes, pendant la durée de la lecture […]. Umberto Eco remarque à propos des séries policières que le lecteur y trouve "un plaisir où la distraction tient au refus du développement des événements, au fait de se soustraire à la tension passé-présent-futur pour se retirer vers un instant, aimé parce que récurrent". Mieux que tout autre, et pour peu qu’il fasse l’objet d’une identification sans réticence, le héros de série populaire procure au lecteur cette expérience de pérennité.

En fournissant au lecteur les moyens d’une identification dégagée des contraintes temporelles, le personnage récurrent risque de susciter une lecture aux vertus pathologiques. Dans les romans de consommation, le retour peut bloquer toute évolution du lecteur (Aranda, 2001, p. 415-416).

Sur ce plan-là encore, les romans de chevalerie s’opposent aux récits christiques ou hagiographiques. Fuir le quotidien et la mort, telle est bien la spécificité d’une certaine lecture profane, contrairement à son pendant sacré, tout polarisé sur le destin mortel de l’humanité (Darnis, 2005a, p. 447-448). L’écart entre la vieillesse de l’hidalgo et le temps réduit alloué à la vie du chevalier du lac est révélateur d’un effet de vie excessif, purement tourné vers une jeunesse éternelle.

Le second trait distinctif du temps de la lecture quichottesque tient donc dans sa dimension anti-historique. Pour reprendre la distinction anthropologique et romanesque de Jean Fabre, nous

122 Jean Fabre fait une constatation similaire dans son étude sur le merveilleux : « Toute a-temporalité

verticalisante sécurise le lecteur, qui ne se trouve plus concerné. La participation se dilue dans l’imprécision chronologique comme dans l’éloignement temporel » (FABRE, 1992, p. 104). Plus précisément, on trouve, dans le domaine espagnol du Siècle d’or, ce témoignage de Fray Luis de León : « Como la muerte sea la última de las cosas terribles… ver un hombre despreciador y vencedor deste temor tan natural, causa grande admiración en los que esto veen… Pues esta admiración es tan común a todos y tan grande, que viene a tener lugar no sólo en las cosas verdaderas, sino también en las fabulosas y mentirosas. Y de aquí nace el gusto que muchos tienen de leer estos libros de caballerías fingidas » (cité par IFE, 1992, p. 30-31).

dirons que le temps des romans de chevalerie, tel qu’il apparaît dans la lecture qu’en fait don Quichotte, est pur holisme, « temps de la totalité »123. Pour le critique, cette temporalité implique

tout à la fois stabilité (fixisme), temporalité cyclique et passé idéal. En fait, on pourrait dire qu’elle a perdu son caractère humain, car elle n’est plus vécue sur le mode de l’événementialité et de l’historicité : « l’homme archaïque, magique, oppose une sorte de stabilité voire une immobilité temporelle où la confusion de l’infini et du présent tend à faire disparaître toute trace de la linéarité angoissante » (1992, p. 20).

Ces aspects existentiels de la lecture jouaient certainement pour beaucoup dans le bonheur pris à lire les histoires chevaleresques. Mais, pour Cervantès, l’identification (associative) ne fait pas que déraciner –temporairement– le lecteur de sa chronologie humaine. L’exemple d’Alonso Quijano, personnage bien âgée pour la moyenne de son temps, est le signe d’une régression existentielle :

L’avènement de Don Quichotte révèle la toute-puissance du désir (et le désir de toute puissance) qui est le propre de la pensée infantile. À cinquante ans, le chevalier, redevenu l’enfant qu’il est depuis toujours au fond, descend au niveau psychique du petit être déçu, tout à la fois aimant, haineux, boudeur, dont les aspirations contradictoires se cherchent une issue dans une refonte totale des données de sa vie (Robert, 1972, p. 191).

La composition de sa bibliothèque est extrêmement significative. Alonso Quijano ne possède aucun texte de dévotion, à la différence de don Diego de Miranda124.

Les Amadís et autres Palmerines sont, certes, pour l’époque, des œuvres destinées à « passer le temps » (Nalle, 1989, p. 85) et ils s’adressent, comme le Don Quichotte de 1605, aux lecteurs oisifs (« Desocupado lector », DQ I, p. 9) ; mais, quand le désœuvrement couvre tout l’emploi du temps d’une personne, comme c’est le cas d’A. Quijano (« los ratos que [el hidalgo] estaba ocioso […] eran los más del año », DQ I, 1, p. 37), sans doute faut-il chercher un autre paradigme de compréhension pour cerner son activité lectorale. C’est pourquoi considérer la lecture de l’hidalgo comme un retour à l’enfance nous semble bien plus pertinent que l’idée qui la comprenait comme un simple passe-temps.

En ce qui concerne strictement la bibliothèque du chevalier, elle semble être, pour Edward Baker, celle d’un « jeune homme plein de fougue » (1997, p. 139) : « [los libros] de caballerías eran por excelencia, aunque no con exclusividad, lectura de jóvenes (Eisenberg, 1982, p. 93), y las personas de edad avanzada tendía con los años a deshacerse de ellos y, en general, de los libros de entretenimiento (Laspéras, 1980) »125. Pour les psychologues de l’inconscient freudien, l’enfant en

123 Concept de FABRE (1992), p. 22-23.

124 DQ II, 16, p. 754 : « Tengo hasta seis docenas de libros, cuáles de romance y cuáles de latín, de historia

algunos y de devoción otros; los de caballerías aún no han entrado por los umbrales de mis puertas ». Or, ainsi que le relève Edward Baker, l’« honnête littéraire » du Siècle d’or pouvait difficilement être démuni de culture classique (BAKER, 1997, 138).

nous persiste et signe : « cet enfant qui lit en nous n’a pas d’âge […], il les a tous à la fois. Chez lui se télescopent, en une incurable complaisance narcissique, la confiance absolue du nourrisson en sa mère, la duperie pré-ludique si proche encore des satisfactions hallucinatoires, la tension avide de l’audition des contes, l’abandon maximal des lectures d’enfance et d’adolescence » (Picard, 1986, p. 116).

Il ne serait pas surprenant que Cervantès ait configuré son personnage principal selon les catégories de l’enfance. D’ailleurs, il n’y a pas que ses lectures qui relèvent de la jeunesse, il y a aussi sa lecture, la modalité intensive (Engelsing, 1974) de celle-ci. Comme l’avait parfaitement perçu Sigmund Freud, il est normalement « difficile de décider un adulte à relire un livre qu’il vient de lire alors même que ce livre lui a plu. Chez l’adulte, la nouveauté constitue toujours la condition de jouissance […]. L’enfant, au contraire, ne se lasse pas de demander à l’adulte la répétition d’un jeu »126.

Le problème, par ailleurs, avec « Quijada » (ou « Quesada », …) c’est que l’enfant (« don Quijote ») a pris le dessus ; si l’on pense à présent aux premiers pas de don Quichotte, au sortir de chez lui, comme le montre Michel Picard, la régression suit chaque étape de l’expérience manquée :

- dès l’arrivée à l’auberge, le héros, coincé dans son armure rafistolée, avait dû se faire nourrir comme un bébé […],

- lorsqu’il rencontrera et défiera des marchands : le voilà vagissant, incapable de se mouvoir seul –un nourrisson […],

- [après] le combat contre les marchands, sa lance, phallus dérisoire, se casse en plusieurs morceaux, dont chacun lui est brisé sur le corps avec un acharnement guignolesque ; un laboureur passant par là fera un fagot rustique de ces verges avant de ramener le vieil enfant "à la maison", dans son lit (1986, p. 125-126). 127

L’escapade d’Alonso Quijano ne pouvait manquer de passer, à l’époque, pour un « jeu d’enfant ». Notre homme est d’ailleurs étonnamment proche de la jeune Sainte Thérèse, amatrice de vies de saints. Celle-ci, happée par la grandeur des actions, réduit l’imitation hagiographique à sa pure dimension actantielle128 : reproduire, copier, dans la littéralité, les actes passés des héros

du christianisme :

126 Cité par PICARD (1989), p. 40.

127 L’auteur a d’ailleurs raison de préciser que l’archétype du Château (voir celui du Chevalier du lac, DQ I,

50) et celui de l’Auberge entretiennent une relation dialectique principe de plaisir / principe de réalité : « l’auberge, lieu où il faut bien descendre si l’on veut vivre (manger, boire, dormir), où l’hospitalité est vendue et où s’éprouve la transformation des valeurs d’usage en valeurs d’échange […] : c’est précisément pourquoi Don Quichotte, qui d’ailleurs n’a pas d’argent sur lui, s’empresse de lui superposer un Château imaginaire, où l’hospitalité serait donnée, dans le contexte d’un système de valeur féodal -et selon un