• Aucun résultat trouvé

B) Une performance esthésique du sujet culinaire par le sonore : le régime synesthésique

2. Les corps synesthésiques comme relais sensoriels

L’expérience sensorielle est donc catalysée par une ambiance sonore heureuse, liée au culinaire, où l’imaginaire du mangeur est enrichi « en un jeu d’inattendues correspondances. Car le plaisir est là, dans une forme d’attention accrue au réel. »229 A ce titre, la psychanalyse230 rappelle que l’oralité alimentaire des nouveaux nés conduit à une expérience de la corporalité, où le lait s’accompagne de chaleur, d’odeur, de contact tactile et sonore. Ce bain sensoriel opère comme un second contact synesthésique avec le monde (il survient après celui de la gestation dans le ventre maternel). Par la bouche et par, d’une certaine façon, le lien culinaire, s’ouvre un monde de sensualisme et d’affects. C’est pourquoi, le plaisir culinaire passe par la convocation des sens qui, réunis, éveille le corps au monde. Dans un épisode de Casseroles, une des invités résume bien : « Moi manger pour manger ça n'existe pas ». La plaisir de manger, et le plaisir du culinaire, vient de ce qu’il transcende le seul besoin et le seul acte de se nourrir, en appelant à toutes les sensorialités. Ainsi, la corporalité sensorielle du culinaire est avant tout rendue par des corps, jouisseurs et désirants, qui expérimentent le culinaire ; chose que ne peut directement faire l’auditeur. Si la matérialité du culinaire est donnée à entendre dans sa volupté, c’est parce que les corps ambiants des acteurs des podcasts culinaires la ressentent et l’expriment sensuellement. A la manière d’un désir mimétique, l’auditeur en vient à désirer ce que ce corps désire. L’ambiance sonore et culinaire est donc également portée par des corps témoins, qui expriment la sensation et permettent de « faire ressentir » à l’auditeur. Le cadre du podcast, à savoir l’intimité d’une voix parlant à l’oreille, rend singulièrement compte des corps vivants et des sensations à l’œuvre en les faisant entendre. En effet, l’expérimentation des corps, associée au fétiche de l’écoute, précisément, met en correspondances les différents sens, témoignant d’une synesthésie certaine, par laquelle « [l]es parfums, les

couleurs et les sons se répondent »231. De cette façon, l’odeur est évoquée au prisme des corps qui éprouvent la situation olfactive, et la donnent à entendre :

« [bruits de crépissements intenses s’ajoutent à la musique]

[Voix de Georgina en arrière-plan sonore] : Alors là je vais bien les saisir puis les faire tourner pour qu’elles

soient bien saisies de l’autre côté…et cette odeur ! Ca c’est l’odeur où tout le monde a envie de venir chez toi ! Tu passerais devant une maison, tu sentirais cette odeur, tu aurais envie de rentrer dans la maison. »232 Dans cette séquence, profondément synesthésique, l’auditeur se trouve plongé dans l’expérience culinaire. Les bruits de crépitements, saisis en gros plans sonores mêlés à la musique extradiégétique du podcast, rentrent en écho avec l’odeur décrite, dont le bruit est, en un sens, le signe ou la marque synesthésique. La matière culinaire se laisse offrir à travers les sens qui la trahissent et en font un objet de sensations et d’émotions totalisantes et irrésistibles. L’idée d’une perspective sonore, par laquelle il y aura des premier-plans et des arrière-plans sonores forme également cette enveloppe auditive, singulièrement sensorielle et immersive. Dans Le Plat du

Dimanche, la seule évocation des bonnes odeurs, suffit à communiquer l’attrait du plat et de la préparation :

229 Ingrid Astier, « Un parfum de paradis terrestre », Revue de la Bibliothèque nationale de France n°49, 2015 230 Bernard Brusset, « Oralité et attachement », Revue française de psychanalyse, vol. vol. 65, no. 5, 2001, pp. 1447-

1462.

231 Charles Baudelaire, « Correspondances », Les Fleurs du Mal, Le livre de Poche, 1972 232 « Episode 2 : le chant des boulettes de Georgina », Casseroles, Binge Audio, 22.03.2018

« [V. Malone] : On arrive près de ma marmite-casserole, et je vais l’ouvrir, et là on a envie de faire « mmh

ça sent très très bon », et on l’ouvre et [tous les trois, en choeur] « Mmmh ça sent boooon » !

[Wael] : Olalala, les odeurs ! Mmmh, ah oui ! »233

Les interjections de plaisir, communiquant la pure émotion et la pure sensation, brute sous forme de bruits instinctifs, sont ici accentuées par Vincent Malone qui en demande la répétition en chœur. La sensation apparaît dès lors quasiment surjouée, de façon à souligner le plaisir existant. L’immersion, par la sensation ressentie et communiquée du podcast à l’auditeur, semble se décliner pour chaque sens associé au culinaire. Le sonore est évidemment caractéristique d’une ambiance liée au culinaire, élément que nous avons étudié à l’aune de la représentation, et qui à l’aune du plaisir, rend compte d’une forme de festivité conviviale. La musique peut donc être associée à l’univers culinaire, créant une véritable polysensorialité de l’expression sonore. D’un point de vue extradiégétique, Le Plat du Dimanche, comme objet sémiotique, peut ainsi être rythmé d’extraits musicaux. Recevant un certain Yvan Loiseau, l’épisode proposera des extraits de la chanson de Michel Fugain, jouant sur la blague et créant des liens musicaux et sensitifs entre les scènes culinaires du podcast, le nom de l’invité, et la musique inséré à destination des auditeurs :

« [V. Malone] : Et ! je suis aussi avec Yvan, qui est un peu l’homme libre, de la situation et de la cuisine, libre

comme un Loiseau, j’ai envie de dire…[rires]

[rires se poursuivent sur la musique, en extradiégétique, de Michel Fugain]

[Le refrain « Fais comme l’oiseau, ça vit d'air pur et d'eau fraiche, un oiseau, d'un peu de chasse et de pêche, un oiseau. Mais jamais rien de l'empêche l'oiseau d'aller plus haut »] »234

Il arrive également à Vincent Malone de diffuser de la musique pendant la préparation culinaire. Hawa Touré, venue lui préparer un mafé, réclame, de ce fait, un album de Selif Keita afin de consacrer le thème malien, amorcé par le choix du plat. Enfin, la question du goût est aussi portée par un corps autre que celui de l’auditeur, rendant la modalité gustative du culinaire par son expression sensorielle :

« [Wael] : Je veux bien goûter !

[V. Malone] : Alors, voilà tu nous dis, si c’est bon, pas bon, si ça te plaît… j’en sais rien, moi ! [Wael] : Je mettrais peut-être un tout petit peu plus de sel…mais vraiment un tout petit peu ! [Hawa] : D’accord !

[Wael] : Sinon c’est super bon, ce que j’aime bien, c’est que ça n’est pas trop gras, aussi ! Il n’y a pas trop

d’huile de tournesol, c’est parfait ! »235

La sensation gustative, ne pouvant être absolument partagée, est néanmoins communiquée sur le mode du plaisir et de la sa sensation. Jean-Jacques Boutaud rappelle, en citant le neuroscientifique André Holley, que « de la sensation à la perception gustative, s’opèrent des mécanismes de production d’images sensorielles, de formes sensorielles, d’activité perceptives »236. La sensation gustative, ainsi suggérée, associée à une ambiance

233 « Le Maffé d’Hawa », Le Plat du Dimanche, Le Poste Général, 31.05.2018

234 « Les nouilles et blabla d’Yvan », Le Plat du Dimanche, Le Poste général, 25.05.2018 235 « Le Maffé d’Hawa », Le Plat du Dimanche, Le Poste Général, 31.05.2018

236, Jean-Jacques Boutaud, « L’esthésique et l’esthétique. La figuration de la saveur comme artification du culinaire. »,

synesthésique qui tend à nous faire ressentir plus encore que penser, procède ainsi d’images sensorielles, indubitablement liée à l’image sonore que nous avons étudiée précédemment :

« Sans doute recrée-t-il en imagination (effort pour maîtriser cet univers purement sonore) les éléments

absents de la performance. Mais l’image qu’il suscite ne peut que lui être intimement personnelle. La performance s’est intériorisée. »237

La performance sonore engendre donc des représentations individuelles de la sensation. Il est une représentation iconique de la sensation, née du désir de connaître, de voir. La communication sensorielle permet de deviner les contours et les sensorialités de la matière culinaire. Son iconicité se meut ainsi en quelque chose de purement sensitif et sensoriel par lequel le récepteur ressent la matière et entre en relation physique avec le podcast culinaire. L’expérience orale de la sensation culinaire, de son plaisir, apparaît ainsi totale voire holistique. Elle enveloppe et entend agir concrètement sur l’auditeur, l’invitant à saliver. La performance sonore doit donc s’entendre dans son aspect performatif. A la manière du chien de Pavlov, le son fait saliver, il embarque l’auditeur. Si les corps des acteurs témoignent de leur propre corporalité, en tant qu’êtres sensitifs, la sensation s’accomplit pleinement dans le corps de l’auditeur, qui, en ressentant, se représente plus fortement encore. D’une certaine façon, les podcasts culinaires font du corps de l’auditeur lui-même une véritable expérience sensorielle. L’auditeur-récepteur est, par la sensation, replacé au cœur de la relation de communication des podcasts culinaires. L’ouïe fait imaginer et donc pénètre les pensées de l’auditeur. L’écoute induit ainsi une forme d’abandon dans la sensation : on ne voit pas, on ne sent pas, on ne goûte pas mais on nous fait ressentir, grâce aux différentes modalités sensorielles (ambiance sonore, son, voix). La performance sonore se situe dès lors du côté de la sensation et de la synesthésie par laquelle le son communique. En effet, le son se prête à la communication du plaisir, et à une communion des différents corps, jouisseurs, désirants, aimant le plaisir culinaire.