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A) Une performance esthétique du sujet culinaire par le sonore : la représentation comme

3. Le désir comme plaisir partagé

Dans la « Cuisine ornementale », chapitre des Mythologies209, Roland Barthes voit dans les mises en scènes culinaires du magazine Elle l’accomplissement d’une forme d’« économie mythique » de ce qu’est le désir : les plats défilent au fil des pages, ils sont pures décorations, et apparaissent inaccessibles au public. La « cuisine ornementale » aurait dès lors pour but de faire rêver, d’organiser un univers culinaire fictif et appétissant pour enchanter les lecteurs populaires de l’époque. Se dessine dès lors dans la cuisine ornementale, l’aboutissement d’une vision ritualisée, que Barthes associe à la bourgeoisie, de la cuisine ; présente non pas pour être reproduite mais pour être objet de fantasme et surtout de désir. Il y a là un lien certain entre sacralisation et désir. Dans les podcasts culinaires, la mise en son du culinaire créé un érotisme, et une sublimation du sujet qui se cristallisent dans un fort désir de posséder. « Faire ressentir » implique, de ce fait, un plaisir communiqué et partagé par la naissance d’un désir commun ; ce désir est orchestré par une mise en scène et donc une représentation sonore de l’alimentaire, de sa sensorialité et de ses sensations. Le discours gourmand, et les bruits viennent créer tout un champ sémiotique du culinaire, qui le suggère et le convoque. Le son opère de ce fait comme un voile de Poppée210 sonore, dont la voilure cache autant qu’elle révèle, créant par là un désir brut et intense. La mention du « secret » de cuisine, dans nos podcasts est en cela significative, articulant l’opacité du mystère à la transparence de la révélation. Sous la forme de confidences intimes, les secrets agissent comme des moteurs du désir culinaire : l’envie de connaître et de savoir les dessous du plaisir culinaire implique d’autant plus l’auditeur dans l’attention de l’écoute. En cela, le plaisir apparaît partagé et communiqué :

« [Guilhem] : C’est quoi le secret de l’huître plate pour être aussi douce, et aussi ronde ? »211

Les comparatifs d’égalité « aussi douce » et « aussi ronde », en ne mentionnant pas les comparants (« aussi douce que possible »), supposent une perfection de l’huître. Ainsi, la question fait du « secret », l’acte démiurgique et créateur à l’origine de cet objet de fascination, qu’il faudrait faire connaître. Le secret apparaît,

208 « Episode 5 : Le Gâteau de Simone », Casseroles, Binge Audio, 03.05.2018 209Roland Barthes, Mythologies, Paris, Editions du Seuil, 1957

210 Jean Starobinski, L’œil vivant, Gallimard, 1999

par ce biais, comme la réponse donnée au plaisir et à l’assouvissement : connaître consisterait donc à se rapprocher de la satisfaction de son désir culinaire. C’est pourquoi, l’opacité convenue de certaines réponses : « le secret, c’est beaucoup d’amour ! » engendre une recrudescence du désir, à savoir un désir dont l’ingrédient secret serait la condition d’accomplissement. Le dispositif du podcast semble, de la même manière, révéler autant qu’il cache : le son donne à entendre mais ne donne pas à voir. Dès lors, le désir est en marche : à la fois énergie individuelle et manque qui ne saurait être pleinement assouvi. Le plaisir du podcast culinaire vient ainsi d’un désir continu, anticipé, provoqué mais jamais satisfait. Sans satisfaction immédiate de ce plaisir, celui-ci trouve sa source dans une forme d’ascétisme, ou du moins de spiritualité imposée . Guilhem Malissen débute un de ces podcasts par un avertissement, jouant avec la charge mentale d’un désir trop fort et presque douloureux :

« [Guilhem] : Et je préfère vous prévenir, si d’autres émissions vous ont donné des envies pas trop compliquées

à assouvir comme manger des ramen ou une crêpe. Aujourd’hui vous risquez d’avoir une furieuse envie de prendre la route direction le Morbihan, pour aller goûter l’huître tout juste sortie de l’eau, et pourquoi pas l’arroser d’un peu de blanc. »212

La « prévention » fait office de clin d’œil malicieux à l’auditeur, dont il anticipe les envies. Si ce conseil se présente sous une forme sympathique, il implique également une mise en scène du désir qu’il sait susciter chez l’auditeur. C’est pourquoi, cette envie, compliquée à assouvir, apparaît comme un véritable défi : un paradis culinaire difficilement atteignable ; la route du Morbihan et les évocations de vin blanc et de fraîcheur vont dans ce sens. A l’accessibilité de l’objet culinaire, le podcasteur substitue un imaginaire plaisant et désirable. La projection et l’imagination sont donc valorisées dans les podcasts culinaires, au détriment d’une réalisation effective du plaisir culinaire. Ils mettent en bouche, ils font saliver à la façon d’un menu de restaurant, ils donnent faim mais ils laissent au mangeur/auditeur le soin de se régaler par lui-même. « Malheur à qui n’a plus rien à désirer »213 disait Rousseau, « On jouit moins de ce qu’on obtient de ce qu’on espère. » Pour Rousseau, la condition définitionnelle de l’Homme, de son humanité et de son bonheur, se trouve ainsi dans le désir. Celui-ci, grâce à la force consolante de l’imagination s’inscrirait donc dans une démarche positive qui conduirait à un plaisir plus grand que la seule frustration. Les podcasts culinaires mettent dès lors en scène une éthique et une esthétique différentes qui soulignent l’importance d’un désir, en performance et en action. C’est pourquoi, les podcasteurs jouent de ce désir, en affirmant par exemple :

« [Zazie en voix-off] : Et c’est vrai que c’est tellement bon ce dessert, j’aurais envie de le faire goûter à travers

mon micro. »214

L’emploi du conditionnel révèle bel et bien l’impossibilité d’un tel acte, l’évocation du gâteau « tellement bon » (là encore, sous forme de superlatif, le comparant ayant été éclipsé) apparaît à l’auditeur comme une pure vue de l’esprit. Le plaisir se meut donc en désir insatisfait, sous forme de supplice de Tantale, où l’auditeur, avide et dépendant de l’écoute, trouve paradoxalement satisfaction à tout entendre mais ne rien posséder. Cette mise en tension de l’auditeur lui-même apparaît comme un jeu érotique orchestré à l’échelle-même du podcast.

212 « #14 - Bienvenue au club de l'huître ! », Bouffons, Nouvelles Ecoutes, 21.03.2018

213Jean-Jacques Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse, Gallimard, Bibliothèque de la Pléïade, 1964, p. 693 214 « Episode 3 : Les Baklavas de mon père », Casseroles, Binge Audio, 05.04.2018

Les allusions presque perverses des podcasteurs sur la faim expriment l’impact de ce désir suppliciant qu’engendre le sujet culinaire :

« [Guilhem] : Tout le monde aime les glaces. Enfin, je crois. En plus il fait chaud donc c’est le moment où on

est au max de notre envie de crème glacée. Et si les épisodes de Bouffons donnent faim, c’est pas moi qui le dit, ça c’est vous, je pense qu’après celui-là vous allez vous jeter vers votre glacier préféré (…) »215

L’animateur joue ici, par anticipation, avec ce désir que créent et que partagent les podcasts culinaires, en stipulant les différents témoignages et retours qu’il aurait eu de la part des auditeurs. L’exagération du verbe « se jeter » témoigne d’une mise en scène orale du désir culinaire, incarné par la faim et la gourmandise. Notons également que Guilhem Malissen, dans Bouffons, n’est jamais en contact direct avec la matière culinaire. A ce titre, le parler culinaire semble susciter une envie similaire chez lui, également supplicié du parler culinaire et de sa performativité. Dans Casseroles, Zazie Tavitian apparait aussi pleinement comme une gourmande assujettie à la force suggestive du son :

« [Zazie en voix-off ] : Là, normalement, après avoir entendu le son de ces boulettes qui grésillent sur le feu,

vous devez avoir faim. Moi, en tout cas, j’avais super faim. Donc on est passé à table. Il était 17h30, l’heure parfaite pour manger les boulettes. Bon en fait, il n’y pas d’heure parfaite, on peut en manger tout le temps. »216

Guilhem Malissen et Zazie Tavitian usent ici de la suggestion à l’échelle-même des podcasts. Etant entendu que parler du désir culinaire créé autotéliquement du désir culinaire, les podcasteurs s’assurent le désir des auditeurs en exprimant leur faim : « vous devez avoir faim », « vous allez vous jeter vers votre glacier ». En le leur suggérant à la pensée, les auteurs de nos podcasts entendent éveiller les auditeurs sur leur condition d’être désirants. Cette suggestion opère donc comme un encouragement à la réflexivité, par laquelle l’auditeur prendrait conscience de l’expérience sonore vécue et en tirerait satisfaction. C’est pourquoi, la performativité du pouvoir du son est mise en scène. Le bruit suggestif des boulettes, comme pur son, semble ainsi « normalement » causer la faim. Les bruits apparaissent, ainsi, comme des sons bruts, qui jaillissent tels des morceaux de réel donnés à entendre. Ils semblent ainsi procéder d’une immédiation, donnant du relief au sujet culinaire. Car ces bruits, d’une certaine façon, incarnent l’idée d’une matière existante mais qu’on ne peut atteindre. En effet, la seule marque indicielle de la matière nous la laisse supposer, et suscite l’envie. Zazie Tavitian en parlait en entretien :

« T’entends pas mal les choses qui rissolent et c’était important pour moi d’avoir ces sons-là, ça incarne et

ça donne aussi faim ! (…) Qu’on entende la cuisine en train de se faire, les bruits qui donnent faim aussi, c’est ce que j’ai essayé de faire. (…) »217

Les podcasts culinaires jouent ainsi de ce désir, qui se cristallise dans l’envie de manger. La faim est plaisante, gourmande mais ne sera jamais satisfaite au sein-même du dispositif sonore. Ainsi, parler de cuisine donne faim, et elle donne tout aussi faim à celui qui en parle qu’à celui qui l’écoute. La faim suscitée apparaît dès lors partagée entre l’auditeur et l’animateur du podcast. Il y a en ce sens une convivialité accomplie dans le

215 « Episode #31 : Glace : la crème de la crème », Bouffons, Nouvelles Ecoutes, 10.07.2018 216 « Episode 2 : Le chant des boulettes de Georgina », Casseroles, Binge Audio, 22.03.2018

217 Entretien de 55 minutes mené et enregistré le 05.10.2018, à Paris (18ème arrondissement), dans le café « La Chope »

désir culinaire. La notion de faim s’apparente en effet au désir, entre puissance et manque. Elle est sa manifestation la plus courante lorsque le désir est appliqué au sujet culinaire. Avoir faim, c’est désirer posséder et incorporer le culinaire ; autrement dit, satisfaire autant un besoin qu’une envie. Le désir qu’orchestrent le parler culinaire, et les sons, dans les podcasts culinaires implique ainsi un pouvoir suggestif du dispositif sonore, dont jouent les animateurs du podcast. L’impact efficient de la faim serait symptomatique d’une performance sonore par laquelle on fait ressentir à l’auditeur, créant un partage des sensations impliquées par la poly-sensorialité de la cuisine, autrement dit, un partage du plaisir culinaire.