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B) Une performance esthésique du sujet culinaire par le sonore : le régime synesthésique

3. La construction d’une philosophie du plaisir

Ainsi, Brillat-Savarin, gastronome français historique, rappelle que « le Créateur, en obligeant l’Homme à manger pour vivre, l’y invite par l’appétit et l’en récompense par le Plaisir. »238 Le média sonore permet donc une forme de partage de ce plaisir synesthésique. Le podcasteur apparaît également comme un jouisseur qui est dans l’expérience sensorielle. La représentation du mangeur, partagée dans les podcasts culinaires, est donc celle d’un esthète en quête de sensations, qui vit pleinement l’expérience culinaire. Zazie Tavitian parle ainsi d’ivresse et de jouissance, où la fête s’exprime dans la polysensorialité :

« [Zazie en voix-off] : On a donc bu du tipunch et mangé du féroce, parlé de la Martinique et parlé de la vie

en général. (...) Je vous épargne aussi [le moment] où à 3 heures du matin on a dansé avec des chapeaux sur la tête sur Despacito. »239

Si nous sommes (malheureusement) écartés de cette aboutissement de la scène culinaire, le récit nous le donne à entrevoir et à entre-ressentir : le plat, l’alcool, la danse et la musique témoignent d’une véritable convivialité

237 Paul Zumthor, Introduction à la poésie orale, Editions du Seuil, 1983, p.238

238 Jean-Anthelme Brillat-Savarin, Physiologie du goût, Flammarion, 2009, aphorisme du début 239 « Episode 9 : Le Féroce d’avocat de Catherine », Casseroles, Binge Audio, 28.06.2018

trahissant la jouissance à l’œuvre. Objet de sensations et d’émotions, le sujet culinaire catalyse un véritable moment expérientiel dédié au plaisir. Le plaisir ressenti est en effet assumé dans les podcasts de notre corpus, et relayés par la sensation. La modalité synesthésique donne l’impression d’une immédiateté dans la communication du plaisir. En effet, le plaisir, établi par la sensation et la synesthésie, apparaît partagé, transcendant de ce fait la seule frustration d’un désir insatisfait. Pourtant, le corps n’est jamais éprouvé physiquement par l’auditeur, il n’est qu’évoqué, de ses truculences à ses voluptés. Ainsi, les podcasts culinaires révèlent davantage une science du plaisir, où les auditeurs sont considérés au même titre que les acteurs des podcasts, à savoir comme des esthètes en quête de l’idéal culinaire ; idéal qui se manifesterait par un plaisir maximal et maximisé. Le plaisir hédoniste est donc au cœur des discours et des enjeux du podcast, jouir et faire « j’ouïr » étant, d’une certaine façon, une de ses finalités. Si le plaisir, ici communiqué, ne dépend pas de l’hédonisme radical, théorisé par Aristippe de Cyrène, il relève néanmoins d’un hédonisme réfléchi par lequel le plaisir culinaire est posé comme but du sensualisme des podcasts. Ainsi, dans les discours à l’œuvre dans nos trois podcasts, le plaisir est l’objet d’une recherche, qui s’ancre soit dans la préparation culinaire soit dans le témoignage. Casseroles est le podcast dans lequel le plaisir transparaît de la façon la moins évidente. Précisément situé entre le témoignage personnel, de vie, et la préparation culinaire, le plaisir s’incarnerait davantage dans le moment privilégié et intimiste, en somme convivial, qu’offrirait la cuisine. Autrement dit, la recherche du plaisir se diluerait dans l’enthousiasme d’un bon moment passé, où les discussions seraient riches de sens et où les plats cuisinés cristalliseraient l’idée d’un bonheur personnalisé. Le père de Zazie Tavitian communique ainsi son petit plaisir lié au café et réalisé dans le juste moment, phare et idéal :

« [Le père] : « Mais en fait tu sais là où c’est le meilleur en réalité, c’est pas juste après un repas, même

arménien, mais c’est avec le café, type le café du dimanche quand t’as le temps…tu prends ton café tranquille…là c’est bon ! »240

Dans Le Plat du Dimanche, l’accent est mis sur la recette préparée qui doit mener au plaisir gustatif ; le but du podcast étant la réalisation d’un plat qui, avant toute chose, doit être « bon ». Enfin, dans Bouffons, le plaisir hédoniste est porté par les invités du podcast qui échangent leur vision, voire leurs conseils de ce que doit être le plaisir au prisme du culinaire. Les deux invités de Guilhem Malissen dans un épisode consacré au vin, objet hautement gastronomique, rappellent ainsi que l’importance première de cette boisson est la jouissance ressentie :

« [Vincent Bonnal] : Le vin vous le buvez pour vous faire plaisir, vous n’avez pas besoin de vous y connaître

pour ça. Donc c’est un petit peu bizarre…c’est comme « oh je ne veux pas faire l’amour parce que je ne sais pas…je ne suis pas expert ! » »241

Réinventant l’idée du vin comme marqueur social, culturellement légitime, le discours du vigneron s’ancre dans une perspective hédoniste où la satisfaction importe plus encore que la connaissance. A l’expertise, il substitue la jouissance comme but premier. En deuxième partie d’épisode, Guillaume Deschamps, un bloggeur en œnologie, assure que « [le vin] c’est quand même fait pour être bu, c’est fait pour être partagé, y a de la

240 « Episode 3 : Les Baklavas de mon père », Casseroles, Binge Audio, 05.04.2018 241 « #32 Le rosé se fait respecter », Bouffons, Nouvelles Ecoutes, 25.07.2018

convivialité, [où] le côté non pris de tête joue beaucoup. »242. La poétique du plaisir bacchanal, incarnée par une certaine idée de la convivialité et de la liberté, se laisse deviner au travers de conseils échangés autour du thème culinaire. Le but de nos podcasts étant de ne jamais « perdre le fun »243, la liberté culinaire est une des modalités certaines du plaisir. Ainsi, une amie de Zazie Tavitian, Allison, énumère une profusion des combinaisons culinaires (ici le rouleau de printemps) impliquant une nécessaire satisfaction de l’envie : « Et puis y a aussi le plaisir : si tu veux rajouter de la sauce, tu en rajoutes, si tu veux mettre des nems tu en mets, si tu veux le faire aux crevettes, tu le fais aux crevettes. »244 L’idée du plaisir culinaire se trouve exacerbée et frénétique, car recherchée dans nos podcasts. Zazie Tavitian parle « d’orgie de Boulettes »245, liant encore une fois le plaisir sexuel au plaisir culinaire. Plaisirs de la chère et plaisirs de la chair, le but est le même. Il est d’en assumer la jouissance. Ainsi, « la gourmandise et l’érotisme nous reconnectent à notre ventre, à notre corps, à l’incandescence de la sensorialité du monde.»246 Associée aux histoires personnelles et intimes que le sujet culinaire catalyse, le plaisir et la gourmandise sont donc les raisons d’être du podcast culinaire. La réjouissance s’instaure dès lors comme art de vivre où la recherche de l’idéal du plaisir s’apparente à une quasi philosophie qui serait délivrée, voire partagée, avec les auditeurs. Le régime acousmatique des podcasts, à la façon des cours antiques de Pythagore, pourrait dès lors faire du discours un enseignement du plaisir alimentaire, par l’expérience donnée à entendre, consacrant l’idée d’une transmission effective. A la fois convive et disciple, l’auditeur se retrouverait ainsi à participer à l’ode sensorielle et culinaire, organisés par les podcasts culinaires de notre corpus ; le plaisir d’écouter se confondant avec le plaisir de manger.