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C) Les podcasts culinaires : une poétique de la fragilité

3. La suspension volontaire de l’incrédulité de l’auditeur

Dans un épisode de notre corpus, Vincent Malone, pourtant, moque cette fragilité de la compréhension et de l’interprétation du discours, et ce, de façon intra-diégétique. En effet, son invité se trompe de marque, confondant Ducatel et Duralex. Vincent Malone, en caricaturant, y voit l’occasion de tout remettre en question :

« [Yvan] : Un petit verre, les verres Ducatel, rond de la cantine !

[V. Malone] : Mais non c’est pas Ducatel, c’est Duralex ! Mais qu’est-ce qu’il dit ! Les Ducatel pour les

Duralex !

[Wael] : Olalalala !

[V. Malone] : Si ça se trouve, il s’est trompé pour tout le reste ! Quand il dit oignons, il pensait autre chose !

C’est super inquiétant, là ! Si ça se trouve il fait une recette qui n’est pas celle des ingrédients…

[rires à gros éclats]

[V. Malone] : …si ça se trouve le mec est complètement dyslexique et il nous dit des mots qui ne sont pas les

bons ! On est peut-être en train de faire un steak tartare en fait ! Si ça se trouve… Attend… Waouh c’est hyper dangereux ! »176

Cette séquence est particulièrement intéressante, car l’imagination de Vincent Malone, qui se veut fantasque et amusante, recoupe les considérations de notre recherche. Il vient effectivement souligner le manque du discours, et la fragilité de la relation sémiotique du mot (signifié/signifiant). Il exprime alors, de façon fictionnelle, l’illusion sonore potentiellement à l’œuvre, mais surtout la croyance qu’induit le discours et qui serait ici révélée par l’erreur d’Yvan. Par effet de mise en abîme et de caricature, la dupe pourrait être le podcast lui-même. Néanmoins, cet extrait ne vient pas, à notre sens, certifier d’une quelconque mascarade sonore orchestrée dans Le Plat du Dimanche. Il vient simplement mettre en lumière la fragilité de l’authenticité médiatique du podcast culinaire. Ainsi, la nécessaire croyance, impliquée par le sonore, est donc d’autant plus probante dans le cadre des scènes culinaires, où la préparation, la manipulation de la matière et l’occupation de l’espace doivent paraître vraies, et être comprises par l’auditeur. C’est donc toute une crédibilité qui est en jeu. Elle relèverait d’un contrat d’écoute par lequel l’auditeur se plaît à croire à ce qui est entendu, et se le représente de cette façon. Ce contrat témoigne alors d’une coïncidence voulue et souhaitée entre l’émetteur du podcast et l’auditeur ; coïncidence qui fut définie par Paul Zumthor :

« La rencontre, en performance, d’une voix et d’une écoute, exige entre ce qui se prononce et ce qui s’entend

une coïncidence, presque parfaite, des dénotations, des connotations principales, des nuances associatives. La coïncidence est fictive ; mais cette coïncidence est le propre de l’art poétique oral : elle rend l’échange possible, en dissimulant l’incompréhensibilité résiduelle. »177

176 « Les nouilles et blabla d’Yvan », Le Plat du Dimanche, Le Poste général, 25.05.2018

La fictivité de la coïncidence, appliquée à l’oral, marque donc l’implication de l’auditeur dans le podcast culinaire rendu crédible par son auteur. En ce sens, le contrat d’écoute dans nos podcasts culinaires témoignerait également d’une « suspension volontaire de [son] incrédulité »178. Cette théorie souligne le fait que, pour un lecteur, la volonté de croire à la fiction se révèle plus forte que la conscience de l’artifice de la fiction elle-même. Le lecteur choisirait donc de croire à la fiction, dont il connait pourtant les inventions. Appliqué aux podcasts culinaires, qui ne sauraient apparaître comme des seuls objets fictionnels, « la suspension volontaire de l’incrédulité » serait à entendre dans le sens que lui donne Yves Winkin. Les auditeurs choisiraient de se rendre crédules vis-à-vis d’un contenu dont ils ne peuvent certifier et vérifier l’authenticité, alors même que ces derniers se présentent comme des morceaux de réel, des objets vrais et sincères. Ce choix- là opèrerait alors comme un enchantement.179 A ce titre, il est intéressant de remarquer dans Bouffons comment les discours de commerçants, venus parler d’un objet culinaire, n’apparaissent pas comme étant mis au service d’une communication marchande. Ils sont davantage entendus comme une ode aux savoir-faire, à l’artisanat culinaire, et au plaisir gourmand de la cuisine. Plus que croire à ce qui est dit, l’enchantement consiste alors à s’impliquer dans la représentation et dans le récit culinaire. Dans un épisode de Casseroles, la journaliste exprime à la fin du podcast son regret de n’avoir pu enregistrer une phrase prononcée par son père, qu’elle était venue interviewer :

« [Zazie en voix-off] : Juste après l’enregistrement, quand j’avais éteint mon micro justement, mon père m’a

dit « tu sais Zazie, je suis très fier de mes filles. » »180

Cette phrase, qui signe l’accomplissement de l’épisode dans lequel la recette est un prétexte pour mieux communiquer avec son père, manifeste un manque de l’enregistrement sonore et donc du podcast. Cette parole rapportée en voix-off opère pourtant comme une réussite et une réalisation de leur échange jusque-là donné à entendre. Y croire, bien que nous n’ayons pas même la preuve sonore de cette phrase, c’est finalement se laisser transporter et enchanter par le podcast tout entier, son caractère intime et immersif. En ce sens, cette parole apparaît presque mythifiée, objet de croyance volontaire et enthousiaste. Cette dimension enchanteresse, notamment dans le cadre sonore pour qui l’oralité a trait aussi aux rites, aux sorts, et au performatif, est ainsi au cœur de cette poétique de la fragilité. Elle fait de l’auditeur, un convive conscient des enjeux de représentation du sonore mais qui choisit, pleinement, de s’y accomplir et de s’y laisser porter.

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Par la médiation nécessaire et systématique des mots, des discours et du son, les podcasts culinaires, et plus généralement les émissions médiatiques culinaires, révèlent la difficulté à traduire ce qu’est l’essence et l’existence du culinaire. Les podcasts culinaires, en tant que dispositifs sonores, entendent pallier les invisibilisés du média par une mise en signification et représentation de ce qui, de fait, n’apparaît pas. La verbalisation, l’explicitation, la description sont autant de procédés langagiers qui servent la compréhensibilité

178Samuel Taylor Coleridge, « Autobiographie littéraire, chap. XIV », dans La Ballade du vieux marin et autres textes,

Éditions Gallimard, coll. « NRF Poésie », 2013

179Emmanuelle Lallement, Yves Winkin, « Quand l’anthropologie des mondes contemporains remonte le moral de

l’anthropologie de la communication », Communiquer, 13, 2015

des scènes culinaires que les podcasts communiquent. L’utilisation du son, dans la représentation et la signification, apparaît comme une des propriétés médiatiques centrales du podcast culinaire. Les bruits et les sons apparaissent ainsi théâtralisés pour faire sens et dans le but de créer une atmosphère conviviale, n’échappant pas aux auditeurs. Ils participent dès lors à une véritable scénographie sonore. Mais, cette dépendance et cet impératif de la signification font des podcasts de notre corpus des objets sémiotiques en tension, en équilibre et donc fragilisés. Cette fragilité confère en même temps la beauté des podcasts culinaires, car ils apparaissent en perpétuelle performance, exposant tous leurs talents de média. Contrairement à l’image, rien n’est dû ou donné, le média sonore est en démonstration et en éveil permanent. Guy Spielmann rappelle que « si le processus performatif est artificiel par définition, il n’est ni forcément fictionnel ni même

représentatif (mimétique) : au cirque, un acrobate qui fait un numéro de voltige ne représente rien (il se présente en tant que corps performant, ce qui est très différent), et son acte est inscrit dans le réel (il ne fait pas semblant de sauter d’un trapèze à un autre, et s’il rate son coup il se blessera réellement). »181 Or, ces caractéristiques définitionnelles de la performance font pertinemment écho aux podcasts culinaires dont le jeu sonore est irréductible, nous l’avons vu, à la représentation mimétique ; et où la notion d’authenticité, et donc de risque (tout se joue dans l’imminence du réel) apparaît comme un principe fondamental. La performance, née de la fragilité de la signification, semble donc transcender la représentation elle-même : le régime expressif des podcasts culinaires ne se contente pas de mettre en représentation, de « donner à entendre » pour « donner à voir ». Il « donne à ressentir », le son convoquant toute une poly-sensorialité qui va bien au-delà de la seule visualisation. Ainsi, la suggestion et l’expressivité (plus encore que l’expression) de nos podcasts viennent créer une convivialité sensorielle, devenue objet d’érotisme, de sensations et d’immédiation. Le partage est au cœur de cette convivialité culinaire et sonore. C’est pourquoi, le média joue de lui-même, de ses capacités sonores. Ce jeu sincère n’a rien d’une simulation ou d’une fable, car le média joue son propre rôle182. Autrement dit, il use de son efficacité intrinsèque pour performer. Et c’est par là-même qu’il crée un véritable spectacle sonore du culinaire.

III.

Podcasts et plaisir du partage culinaire : une performance sonore du