• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 1 : Recension des écrits scientifiques

1.5 Les connaissances les plus répandues sur le suicide

1.5.2 Les connaissances sur la crise suicidaire

L’origine des connaissances sur la crise suicidaire remonte aux travaux de Lindemann (1944) et de Caplan (1961, 1964) dans un contexte américain marqué de « bouleversements sociaux » suivant la Première Guerre mondiale (Lefebvre et Larose, 2007, p. 52). Plus tard, les travaux de Lazarus et Folkman (1984) et d’Aguilera (1995), et des travaux de chercheurs québécois, dont Lecomte et Lefebvre (1986), Guay (1998), ainsi que Séguin, Brunet et LeBlanc (2012) sont parmi ceux qui ont contribué à l’essor des connaissances en la matière.

Actuellement, une importante variabilité est constatée en ce qui a trait aux milieux dans lesquels sont employées les connaissances sur la crise (par exemple, centres hospitaliers, milieux scolaires, organismes communautaires), aux professionnels qui les déploient, à la durée et à la modalité des interventions (par exemple, face à face, téléphone, clavardage) et aux problématiques ciblées (Séguin, Brunet et LeBlanc, 2012). Malgré cet éclatement, un certain consensus existe quant à la conception de la crise suicidaire.

En 2015, la Formation provinciale à l’intervention de crise commence à être diffusée. Ce document de formation a été développé par Dre Monique Séguin, une spécialiste de la

prévention du suicide, et Madame Ginette Martel du MSSS (RESICQ, 2016). Outre le MSSS, le Regroupement des centres de crise du Québec démontre son appui (RESICQ, 2016, 2015). La formation étaye entre autres les phases du processus de crise, une typologie de crise, des modes d’intervention adaptés aux différents types de crises ainsi que les pratiques d’estimation du risque, de l’urgence et de la dangerosité suicidaires (Corporation de développement communautaire de la Haute-Yamaska, 2018; RESICQ, 2015). Je présente dans les paragraphes qui suivent les éléments contenus dans un ouvrage de Séguin, Brunet et LeBlanc (2012) sur le processus de crise et la typologie de crise. Les modes d’intervention et l’estimation du risque sont présentés dans la section de ce mémoire sur les pratiques d’intervention individuelles actuellement les plus répandues.

1.5.2.1 Les processus de crise

La crise consiste en une « confrontation à un évènement stressant qui amène l’individu à chercher des réponses pour réagir à cet évènement » (Séguin, Brunet et LeBlanc, 2012, p. 6). En outre, « l’évènement est perçu comme une menace, une difficulté insurmontable qui dépasse les ressources d’adaptation d’un individu » (Séguin, Brunet et LeBlanc, 2012, p. 6). La personne se trouve dans un état de déséquilibre, qui est synonyme d’un état de vulnérabilité dans la mesure où sa « capacité à faire face aux évènements stressants est affaiblie » (Séguin, Brunet et LeBlanc, 2012, p. 7). Elle adopte des stratégies d’adaptation plus ou moins adéquates et de manière plus ou moins consciente, ce qui influence l’émergence ou non d’un état de déséquilibre selon Séguin, Brunet et LeBlanc (2012).

Un état de déséquilibre entraîne un état de crise dont le processus général se divise en trois phases selon Séguin, Brunet et LeBlanc (2012) :

1. Premièrement, la phase aiguë se caractérise par une désorganisation causée par une tension croissante chez la personne.

2. Deuxièmement, la tension augmente jusqu’à être perçue comme intolérable. Afin de mettre un terme à sa souffrance, la personne peut passer à l’acte, celui-ci « prenant la forme d’un agir, comme la fuite, [d’] un comportement autoagressif (tentative de suicide) ou hétéroagressif (l’agressivité dirigée vers autrui) » (Séguin, Brunet et LeBlanc, 2012, p. 8). Pour ouvrir une parenthèse sur le terme d’autoagressivité, Douville (2004) remarque qu’il est souvent employé dans la littérature scientifique comme synonyme à l’automutilation. Cependant, une distinction émerge dans la mesure qu’il est possible que l’autoagressivité ne mène pas à une mutilation du corps, dont la gravité est variable.

3. Troisièmement, dans la phase de récupération, la tension est partiellement diminuée quoique l’état de crise et la détresse perdurent puisque les difficultés qui en sont à l’origine n’ont pas été abordées. À cet égard, Séguin, Brunet et LeBlanc (2012) soulignent l’importance du recours à l’aide de professionnels tout en remarquant que l’individu « sera ouvert à recevoir de l’aide si celle-ci est offerte avec empathie et si on lui présente des solutions concrètes et valables » (p. 8).

Estimant le processus général de crise comme étant insuffisant pour rendre compte de la crise suicidaire, Séguin (2012) propose un modèle plus adapté au processus de crise suicidaire. Ce modèle se compose de cinq étapes et s’insère dans la deuxième étape du modèle général précédent de Séguin, Brunet et LeBlanc (2012).

1. Premièrement, des stratégies d’adaptation ou des solutions à la crise variant en nombre et en degré de familiarité sont envisagées par la personne.

2. Deuxièmement, la personne met en œuvre et élimine progressivement des stratégies qu’elle évalue comme étant inefficaces. Le suicide apparaît de plus en plus manifestement comme solution pour régler le problème qu’est sa souffrance.

Les émotions négatives augmentent de même que la souffrance, ce qui mine l’énergie de la personne et lui donne l’impression d’être dépassée. La personne interprète sa situation surtout de manière négative. En particulier, elle interprète négativement des pertes ou des échecs multiples entraînant chez elle un sentiment de dévalorisation.

3. Troisièmement, la rumination du suicide survient alors que la personne en situation de crise perçoit progressivement le suicide comme la seule solution à sa souffrance considérée comme insupportable. Séguin (2012) pense, à cette étape, que les distorsions cognitives sont amplifiées au point d’entraîner une généralisation des sentiments négatifs et des « erreurs cognitives importantes » réduisant ainsi les capacités cognitives de la personne à chercher des solutions (p. 167).

4. Quatrièmement, une cristallisation des idéations suicidaires s’opère de sorte que « le suicide est considéré par la personne comme la solution ultime à son désarroi et à sa souffrance » pour reprendre le contrôle (Séguin, 2012, p. 167). Malgré l’ambivalence, « la décision est prise et le scénario suicidaire (où, quand et comment) s’élabore, si ce n’est pas déjà fait » (Séguin, 2012, p. 167). La cristallisation du suicide se caractérise aussi par une distanciation de la personne de son réseau social et par un isolement initié par la personne elle-même. Séguin (2012) remarque que cette étape peut survenir plus ou moins rapidement selon le type de crise et selon le caractère plus ou moins impulsif des personnes.

5. Cinquièmement, le passage à l’acte suicidaire devient imminent. L’évènement déclenchant le passage à l’acte est interprété par la personne comme une perte ou un échec s’ajoutant à ceux ayant antérieurement marqué le processus de crise suicidaire (Séguin, 2012).

Outre ces modèles de processus de crise, Séguin, Brunet et LeBlanc (2012) proposent une typologie de crise.

1.5.2.2 La typologie de crise

Séguin, Brunet et LeBlanc (2012) distinguent trois types de crises. À l’intérieur de chacun, un passage à l’acte suicidaire peut survenir quoique d’une rapidité et d’une intensité variables selon la vulnérabilité psychologique préalable et le déroulement du processus suicidaire (Séguin, Brunet et LeBlanc, 2012).

1. Premièrement, la crise psychosociale survient à la suite d’un évènement déclencheur « de nature psychosociale, mais parfois aussi de nature développementale, par exemple, une perte, une rupture, une transition ou une série d’évènements concomitants » (Séguin, Brunet et LeBlanc, 2012, p. 10). Selon Séguin, Brunet et LeBlanc (2012), ce type de crise « demeure dans les frontières de la normalité » (p. 11). Ces chercheurs précisent aussi que la crise psychosociale, « comme le décrivait Caplan (1964), se produit généralement en l’absence de problèmes de santé mentale » (p. 11).

2. Deuxièmement, la crise psychotraumatique se caractérise par une interprétation de menace et une réaction de peur à la suite d’un évènement traumatique, c’est- à-dire « un évènement subit, catapulté, arbitraire et violent et d’une sévérité sans précédent » (Séguin, Brunet et LeBlanc, 2012, p. 12). Dans ce type de crise, un problème de santé mentale peut être présent ou non.

3. Troisièmement, la crise psychopathologique se manifeste chez des personnes présentant des difficultés psychopsychiatriques complexes, ou bien une vulnérabilité psychologique selon Séguin, Brunet et LeBlanc (2012). Les auteurs parlent d’« état de vulnérabilité continuel » (Séguin, Brunet et LeBlanc, 2012, p. 13) et de « dynamique de vulnérabilité à long terme » (Poirier et Larose, 2007, p. 47). La crise psychopathologique survient rapidement, intensément et de manière récurrente : « l’épuisement, le découragement et le sentiment d’impuissance exacerbent l’effet de tous les évènements négatifs, indépendamment de leur gravité, et suscitent une réponse d’une intensité [élevée] » (Séguin, Brunet et LeBlanc, 2012, p. 13). En plus, « le risque de passage à l’acte peut être plus imminent et plus important chez une personne dont

la crise est de nature psychopathologique, compte tenu du fait qu’elle manque de stratégies pour abaisser le niveau de tension » (Séguin, Brunet et LeBlanc, 2012, p. 17). À cet égard, l’impulsivité, un trait caractéristique du trouble de personnalité limite, par exemple, entre en ligne de compte (Séguin, Brunet et LeBlanc, 2012).

En somme, les connaissances sur le suicide les plus répandues semblent pour la plupart s’inscrire dans une conception du suicide dans laquelle celui-ci est plutôt considéré comme un trouble individuel objectivé en comportements observables, mesurables et classifiés. Il en découle des pratiques d’intervention plutôt standardisées que je présente dans la prochaine partie.