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La gestion du risque et de l’urgence suicidaires

CHAPITRE 5 : Discussion

5.1 Les représentations au sujet des personnes suicidaires : entre une fragilité qui les distingue

5.2.2 La gestion du risque et de l’urgence suicidaires

Pour ce qui est des pratiques relatives à l’estimation et à la gestion du risque suicidaire, elles s’appuient toutes sur le lien de confiance comme il est véhiculé dans le champ de la prévention du suicide (Séguin et LeBlanc, 2012; MSSS, 2010). D’abord, la création de l’espoir est présentée comme essentielle par les intervenants que j’ai rencontrés, comme cela est prescrit dans le champ de la prévention du suicide (Gilje et Talseth, 2014; Séguin et LeBlanc, 2012; MSSS, 2010). Les intervenants soulignent que cette démarche peut constituer un défi étant donné la grande diversité des personnes suicidaires et de leurs situations. La piste qu’ils proposent est de s’appuyer sur le lien de confiance et d’avoir recours à la dimension du sens. Le recours à la dimension du sens correspond à ce que le Regroupement des ressources alternatives en santé mentale du Québec prône, en plus de la reconnaissance de la singularité ou de l’unicité (RRASMQ, 2009).

Puis, l’engagement des personnes suicidaires envers leur sécurité apparaît essentiel dans mes données. Il s’appuie sur le lien de confiance et sur l’espoir suscité chez les personnes suicidaires. Or, lorsque la crise suicidaire diminue ou se résorbe, les intervenants attribuent le résultat à un investissement des personnes suicidaires et d’eux-mêmes, ce qui renvoie à une

relation bidirectionnelle. Cependant, lorsque la crise suicidaire perdure au-delà des interventions, les intervenants rencontrés ciblent des dimensions individuelles chez les personnes suicidaires, comme l’impulsivité, ainsi que la cristallisation des idées suicidaires comme entravant l’investissement des personnes suicidaires envers leur sécurité. Ainsi, la responsabilité est plus mise du côté des personnes suicidaires. Pour revenir au terme de la cristallisation employé par les intervenants en référence à être fixé sur le suicide, il provient probablement de Séguin (2012). Cette chercheuse ainsi que d’autres acteurs dans le domaine comme le MSSS (2010) et Joiner (2010) insistent sur l’ambivalence qui demeure fondamentalement présente dans la crise suicidaire. Cela constitue une divergence des propos des intervenants dans ce mémoire. En effet, ils abordent l’ambivalence, mais ils n’insistent pas sur ce sentiment.

La perception d’un engagement bidirectionnel à l’intérieur de la relation d’intervention renvoie à une vision alternative du suicide dans laquelle les savoirs expérientiels des personnes suicidaires sont reconnus, respectés et valorisés (Roy, 2013; St-Amand, 2011; Otero, 2012; Collin et Suissa, 2007). Comme des intervenants s’y sont référé en abordant leurs représentations des personnes suicidaires, l’approche du développement du pouvoir d’agir peut être employée dans une telle optique (LeBossé, 2016). Cependant, il semble que, dans la pratique, une vision alternative à celle qui prédomine est moins employée dans l’estimation et la gestion du risque suicidaire au profit d’une orientation plus directive et encadrante.

En effet, les intervenants abordent le terme de responsabilisation qui concorde avec la vision prônée à la fois en prévention du suicide et dans le contexte plus large des services sociaux. Plus précisément, les personnes qui reçoivent les services ont la responsabilité de s’engager dans le processus d’intervention (MSSS, 2005). De plus, lorsque les résultats des interventions diffèrent des attentes professionnelles et organisationnelles, les intervenants ont tendance à s’en distancier pour plutôt jeter la responsabilité sur les personnes soutenues, selon Gaignon (2006). Ce que décrivent Séguin et LeBlanc (2012) au sujet de la possibilité de rupture du lien de confiance par la personne en situation de crise suicidaire semble s’inscrire dans cette perspective. Bref, des pratiques de déresponsabilisation par les intervenants pour responsabiliser individuellement les personnes suicidaires entraînent une dévalorisation, une culpabilisation et une mise à l’écart social de celles-ci. De telles situations sont d’autant plus concrètes lorsque

des étiquettes sont employées pour décrire les personnes (St-Amand, 2011; Tzeng, Yang, Tzeng, Ma et Chen, 2010). De plus, l’identification de caractéristiques personnelles par les intervenants s’inscrit dans la logique prédominante axée sur la catégorisation, autant dans le champ de la prévention du suicide que dans d’autres champs collectifs. Les chercheurs Séguin, Brunet et Leblanc (2012) et les participants de l’étude de Carlén et Bengtsson (2007) mettent également en relief l’impulsivité comme trait de caractère personnel à considérer dans la compréhension du déroulement de la crise suicidaire et de l’évaluation du risque. Alors, bien que les intervenants adhèrent en plus ou moins grand nombre à une perspective alternative du suicide, il semble que la perspective dominante du suicide soit surtout mise en œuvre dans leurs pratiques. Cela s’explique probablement par la responsabilité des intervenants de prévenir le suicide, de sorte que des pratiques uniformisées sont prônées d’autant plus dans le contexte de partenariats entre professionnels de différents établissements.

Justement, les intervenants avec lesquels je me suis entretenue parlent d’impliquer le réseau de soutien formel et informel des personnes suicidaires dans l’optique de favoriser l’engagement des personnes suicidaires à demeurer en sécurité. Tout de même, la plus grande partie de mes données se centre sur l’intervention individuelle. Pour ce qui est des proches, un souci de les outiller pour soutenir les personnes suicidaires est particulièrement soulevé. L’implication des personnes suicidaires et de leurs réseaux personnels et professionnels constitue effectivement une étape importante dans la prévention du suicide (Séguin, Brunet et Leblanc, 2012; MSSS, 2010). En même temps, mes données correspondent à celles de Boyer et Loyer (1996) : situer la souffrance au premier plan dans la manière d’envisager les personnes suicidaires se traduit, dans la pratique, en interventions principalement ciblées vers elles, délaissant alors d’autres acteurs.

En ce qui a trait au travail de partenariat avec d’autres professionnels d’organismes d’intervention, la complexité des situations et l’implication de nombreux acteurs peuvent entraver, selon les intervenants rencontrés, la communication axée sur la sécurité des personnes présentant un risque suicidaire. Par ailleurs, Fondaire et Larose (2007b) mettent également en lumière des difficultés dans la communication entre les intervenants en centres de crise et les professionnels d’autres établissements. Comme les intervenants dans ce mémoire, ces chercheuses attribuent les difficultés à des différences dans les visions des établissements.

Enfin, quant à l’estimation de la dangerosité suicidaire en tant que telle, elle est axée sur les facteurs de risque et de protection dans mes données. À travers ce processus, le lien de confiance demeure important. L’estimation en fonction de catégories de facteurs par les intervenants en vue de diriger leurs pratiques en conséquence correspond à la vision consensuelle prédominante dans la prévention du suicide (MSSS, 2012 et 2010; Séguin, 2012). Pour leur part, Cartuyvels (2015), Roy (2013) et St-Amand (2011) se préoccupent, avec l’usage de catégories comme les facteurs de risque, d’en arriver à une représentation univoque et réductrice des vécus des personnes suicidaires.

L’intuition apparaît comme un point d’appui dans la démarche d’estimation de la dangerosité suicidaire pour les intervenants avec lesquels je me suis entretenue. À part Fondaire et Larose (2007b) qui la reconnaissent comme outil d’intervention ainsi que des échanges ponctués d’humour, ces dimensions ne sont généralement pas abordées dans les textes sur les pratiques d’intervention en matière de suicide. Les intervenants de ce mémoire recourent également à l’humour comme outil pour soutenir les personnes suicidaires avec leurs sentiments négatifs. Je crois que cela démontre encore une fois que les intervenants interrogés dans le cadre de ce mémoire sont des agents subjectifs réflexifs, c’est-à-dire qu’ils s’appuient sur leur subjectivité pour alimenter leur autonomie, malgré les pressions sociales s’exerçant sur eux. J’y reviens dans la prochaine section.

Dans le cas où l’estimation révélerait un danger grave et imminent, et que la personne ne s’investit pas envers sa sécurité, les intervenants que j’ai rencontrés nomment le recours exceptionnel à des mesures légales de contrainte. En même temps, ils partagent des préoccupations et des questionnements sur les conséquences de telles mesures : le « bris du lien de confiance » au point où la personne suicidaire refuserait subséquemment du soutien; et un manquement dans l’établissement d’un filet de sécurité. Dans ce dernier cas, soit que la personne suicidaire dissimule l’ampleur de la dangerosité de son état, soit que la communication avec les autres acteurs impliqués auprès de la personne suicidaire a été défaillante. La difficulté dans la transposition du concept de dangerosité sur le terrain tout en composant avec la volonté des personnes suicidaires est soulignée. Cette perception des intervenants rejoint la complexité des situations sur le terrain et les questionnements éthiques décrits dans la littérature sur le suicide (Séguin et LeBlanc, 2012; Mishna, Antle et Regehr, 2002).

Séguin et LeBlanc (2012) pensent, comme les intervenants rencontrés pour ce mémoire, qu’il est difficile de prendre des décisions éclairées en raison de l’intensité affective des situations et de la nécessité de prendre des décisions rapidement, tout en maintenant le lien de confiance avec les personnes suicidaires. Cependant, Séguin et LeBlanc (2012) évoquent aussi l’état de désorganisation des personnes en situation de crise, ce que mes données ne révèlent pas. Les questionnements éthiques des intervenants avec lesquels je me suis entretenue ainsi que leurs positionnements semblent davantage rejoindre les réflexions de Mishna, Antle et Regehr (2002). Ces chercheurs décrivent des conflits de valeurs entre la bienfaisance individuelle et la bienfaisance collective, d’une part, et entre le respect de l’autodétermination et de l’autonomie des personnes suicidaires et la protection sous le couvert du contrôle social, d’autre part. En effet, mes données suggèrent un souci chez les intervenants de tenir compte de la volonté des personnes suicidaires et, donc, d’éviter de l’évacuer lorsque possible. Mais, par leur rôle en prévention du suicide, les intervenants se disent eux-mêmes contraints de recourir à des mesures légales de contrainte avec les personnes suicidaires. En même temps, ils se questionnent sur ce qui sous-tend cette obligation ainsi que sa validité. Cela rejoint ce que Mishna, Antle et Regehr (2002) mettent en lumière, soit que les intervenants sont obligés de tout mettre en œuvre pour empêcher les personnes de se suicider, en présentant le suicide comme un phénomène pouvant être prévenu en mettant en œuvre les pratiques prescrites. Mes données diffèrent de Mishna, Antle et Regehr (2002) sur un point : alors que ceux-ci se préoccupent d’une représentation des personnes suicidaires dont les habiletés de raisonnement sont affectées par la souffrance, ce qui ouvre la porte à la possibilité d’abus de pouvoir, les intervenants avec lesquels je me suis entretenue n’abordent pas ce point.

En guise de conclusion de cette section, il convient de souligner les tensions dans les pratiques qui viennent d’être mises en évidence. Par moments, les intervenants participent de manière favorable au développement de l’autonomie des personnes suicidaires, alors que dans d’autres circonstances, ils travaillent de manière directive et encadrante avec ces personnes. Cette variation dans le positionnement des intervenants peut être saisie à l’intersection de différentes approches dans leur rôle de prévention du suicide en centres de crise communautaires : d’un côté, l’approche dominante en prévention du suicide où le rôle prescrit à l’intervenant est plutôt directif en étant orienté vers l’exercice d’une autorité d’estimation, de

bienveillance et de protection (Séguin et LeBlanc, 2012; Lustman, 2008; Mishna, Antle et Regehr, 2002); de l’autre côté, une approche alternative dans laquelle le développement du pouvoir d’agir individuel et collectif est promu (RRASMQ, 2009).

5.3 Les représentations des intervenants au sujet d’eux-mêmes :