• Aucun résultat trouvé

Les apports de l’analyse des situations de travail

Chapitre 1. Un cadre pour une sociolinguistique des interactions verbales

1.3. Les apports de l’analyse des situations de travail

Les études qui s’intéressent au travail se sont naturellement penchées sur le langage pour appréhender les situations de travail. Dès les années 1960 aux États-Unis avec les débuts de l’ergonomie puis dans les années 1980 en France, la question du langage a été posée comme un objet d’étude nécessaire. L’évolution du travail et l’augmentation de sa part langagière (Boutet 1995, 2001 ; Borzeix, Fraenkel 2001) ont favorisé la prise en compte de la dimension communicative des situations de travail. La rencontre des disciplines qui analysent le travail et celles qui analysent les interactions verbales se révèle fructueuse à la fois pour les analyses du langage et pour les analyses du travail. De cette collaboration a notamment émergé un « virage discursif de l’analyse du travail » et un « virage actionnel des sciences du langage » (Fillettaz 2004 : 69). En France, le réseau « Langage et Travail » s’est d’ailleurs constitué afin de de faire travailler ensemble différentes disciplines et quelques concepts à l’interface des sciences du langage et des sciences du travail (Borzeix 1998). Je m’attarderai peu sur les apports mutuels, désormais bien connus, de chacune des disciplines mais je vais examiner plus précisément l’apport des sciences du travail à mon cadre d’analyse sociolinguistique des interactions verbales.

Le cadre d’analyse présenté dans les points précédents m’a permis tout d’abord d’appréhender les phénomènes langagiers et interactionnels collaboratifs au sein de réunions de travail dans une entreprise chargée de la construction et de l’entretien des routes d’un département français (André 2006a). Les situations de communication au travail sont tout à fait particulières et méritent d’être problématisées dans la mesure où certaines influences et certaines contraintes sont exacerbées (Drew, Heritage 1992). La contextualisation des données pour analyser les interactions verbales est indispensable, quelle que soit la situation, mais elle paraît encore plus essentielle lorsque les interactions

prennent place dans des situations aussi complexes que celles du travail. En outre, les travaux menés avec l’objectif de montrer l’importance et les enjeux du langage au travail ont contribué à faire émerger une conception praxéologique du langage (Filliettaz 2002).

L’analyse des interactions verbales tire profit d’un détour par la compréhension du travail. En effet, comme interagir, travailler, c’est s’inscrire dans une histoire sociale et collective, et c’est également apporter une contribution à la société (Clot 1999). L’analyse du travail ne peut se faire sans une analyse plus globale de la société18. Travailler n’est pas simplement fournir une tâche ou un service contre une rémunération. La complexité de l’analyse du travail n’est pas sans rappeler la complexité de l’analyse des interactions. Les intrications dans lesquelles se trouvent les actions de travailler et d’interagir sont multiples. C’est pourquoi analyser les interactions en situation de travail pointe les caractéristiques complexes de leurs inscriptions dans une situation sociale particulière. Je ne reviendrai pas sur les enjeux du langage au travail (André 2006a) mais je renvoie tout de même aux travaux pionniers du réseau « Langage et travail » (Borzeix, Fraenkel 2001), déjà mentionnés précédemment. Ils ont permis de saisir le sens des dimensions actionnelles ou praxéologiques du langage et d’orienter mes analyses interactionnelles. Les recherches en sociolinguistique ont introduit la problématique de l’action : « les productions langagières attestées sur les lieux de travail exigent l’abandon d’une vision idéaliste de la communication et la prise en considération de la nature complexe des rapports qui se tissent entre les conduites humaines et les situations d’action dans lesquelles elles prennent sens » (Filliettaz 2004 : 10).

En outre, l’analyse de l’activité de travail rejoint nécessairement l’analyse de l’activité interactionnelle. Les théories de l’activité ainsi que l’analyse clinique de l’activité (Clot 1999) apportent un éclairage intéressant sur la conception de la langue. Celle-ci est une ressource pour travailler, elle est exploitée à des fins de production. Sa réalisation, au même titre que toutes les autres activités professionnelles, permet l’effectuation du travail (Lacoste 2001). En réalité, le cadrage de l’analyse sociolinguistique des interactions verbales est fait de nombreux allers-retours entre différentes conceptualisations et théorisations, du travail et de la langue. Ces allers-retours sont présentés brièvement ci-dessous dans un ordre qui

18 On comprend aisément pourquoi des philosophes ou des économistes se sont intéressés au travail, c’est notamment le cas de John Locke, Adam Smith, Emile Durkheim, Max Weber ; voir par exemple Marx (1972).

n’est ni chronologique ni hiérarchique. Chacun des apports a autant d’importance et a contribué tout au long de mes travaux de recherches dans ses différentes dimensions.

Parmi les apports de l’analyse du travail à l’analyse des interactions, la distinction entre travail prescrit et travail réel mérite d’être mentionnée. D’ailleurs, je la réinvestis en distinguant langue prescrite et langue réelle (voir chapitre 4, point 4.2.) afin de saisir les enjeux d’une transposition didactique de l’analyse des interactions. L’analyse des situations de travail conduit à distinguer le travail prescrit – explicite, normatif, théorisé, défini et organisé à l’avance, par un concepteur, par la hiérarchie, par des procédures et des techniques – et le travail réel – effectif, réalisé par l’opérateur, tacite (c’est-à-dire non décrit), individualisé, personnalisé, adapté aux conditions de travail et aux contraintes de la situation (Leplat, Hoc 1983 ; Hubault 1995 ; Schwartz 2000 ; Lonchamp 2003 ; Clot 1995). Cette distinction implique nécessairement une réinterrogation du travail prescrit et un écart entre celui-ci et le travail réel. Si l’on prend en compte le facteur humain au travail (Dejours 1995), la subjectivité du travailleur ou encore ce que Dejours (2016) appelle « l’intelligence rusée », le travail tel qu’il est envisagé et prescrit par un tiers est nécessairement redéfini. La mise en situation de l’activité de travail est influencée par différents éléments, tels que l’identité des travailleurs, leurs relations, leurs connaissances partagées et distribuées au sein du collectif, l’organisation réelle du travail, la représentation de son travail au sein de la société, etc. Ainsi, le travail est une notion complexe qui prend place dans une situation aux multiples influences et qui est intriquée à une multitude d’éléments. Le salarié actualise sans cesse, dans le travail réel, ses connaissances, ses compétences et ses valeurs afin de réaliser une activité qui évolue au fur et à mesure du développement de son apprentissage professionnel, de son réseau de contacts, de sa compréhension de l’activité et de ses pratiques de travail, constamment redéfinies. Cette conception du travail et de son effectuation a des conséquences sur la définition des compétences.

Ainsi, l’analyse de l’activité de travail et plus précisément l’analyse de la compétence ou des compétences en situation de travail sont également utiles à l’appréhension des interactions verbales et à plus particulièrement à la définition d’une compétence de communication (décrite en termes de compétences socio-interactionnelles dans le chapitre 3, en 3.2.). La notion de compétence est généralement mal définie dans la mesure où elle est surutilisée dans de nombreux domaines, aussi bien scientifiques qu’administratifs ou managériaux. Au travail, Durrive (2016 : 9) explique que « Définir la compétence ne va pas de soi. Comme point de départ, nous dirons que la compétence s’entend comme une

hypothèse19 : une hypothèse sur la façon dont quelqu’un fera face à un problème (au sens d’une question à résoudre), dans une situation donnée ». La compétence est alors nécessairement mise en œuvre par un individu ou un collectif d’individus – en fonction de son identité, son expérience, son histoire – dans une situation particulière. Il ne s’agit donc pas ici – au moins pas exclusivement – d’une définition déshumanisée de la notion de compétence en termes de listes d’actions qu’un individu est censé connaitre et être capable de faire, telle que cette définition apparait aujourd’hui en entreprise mais aussi de l’école à l’université (Dejours 2006). La compétence serait alors la possibilité de se comporter de façon appropriée dans une situation, en répondant à la fois à ses attentes et en s’adaptant à son caractère situé. Cette approche permet de confirmer l’importance de la prise en compte des éléments de la situation de communication par les participants qui interagissent. Néanmoins, aucune activité de travail ne peut se réaliser sans une définition théorique préalable ou un cadre prédéfini. Ce cadre est alors redéfini par la situation, comme le travail prescrit est redéfini par le travail réel. Je mets fortement en lien cette analyse du travail avec l’analyse des interactions. Le genre de discours sert de cadre, créé des attentes et propose un canevas sans lequel il serait impossible d’entrer en interaction (Bakhtine 1984), mais comme l’activité de travail, il est redéfini par les éléments de la situation de communication, tels que les participants, leur identité, leur relation mais aussi par leurs pratiques interactionnelles.

Un locuteur qui interagit de façon appropriée met en œuvre des pratiques interactionnelles en s’appuyant sur l’ensemble de ses connaissances situationnelles. Il investit ses savoirs sociolangagiers en interaction et en fonction de la situation. La compétence au travail, comme la compétence socio-interactionnelle ou communicative, mettent en lien « ce que l’on sait et ce que l’on fait20 » (Durrive 2016 : 17). En d’autres termes, les locuteurs, comme les travailleurs, actualisent leurs savoirs et savoir-faire en s’appuyant sur les conditions, les contraintes et les différents et nombreux éléments de la situation dans laquelle ils se trouvent. Clot et Faïta (2000), également dans le cadre de l’analyse clinique de l’activité, montrent que le genre professionnel est sans cesse retravaillé ou redéfini par le style, c’est-à-dire par la façon d’agir de l’individu ou du collectif. Ils expliquent que le genre est « réitérable dans chaque situation de travail, il ne prend sa forme achevée que dans les traits particuliers, contingents, uniques et non réitérables qui

19 En italique dans le texte.

définissent chaque situation vécue » (Ibid. : 15). Cette redéfinition du genre avec les éléments de la situation, y compris ses participants, est tout à fait éclairante pour saisir les influences en situations de communication. Ces dernières sont mises en lumière avec les deux flèches du schéma présenté au début de ce chapitre (voir 1.1.).

Aux notions de travail prescrit, de travail réel et de compétences, s’ajoute la notion de collectif de travail dans laquelle il est également possible de puiser afin d’éclairer l’analyse des interactions verbales. En effet, l’analyse des collectifs de travail montre d’une part que les interactions en sont, naturellement, le socle et d’autre part que les collectifs construisent un espace d’intersubjectivité et de compréhension réciproque (Zarifian 1996). Cet espace donne une importance à l’agir ensemble ou à la force du collectif. Cette importance donnée à la coopération des travailleurs se rapproche de la coopération interactionnelle entre les locuteurs. Elle permet de mettre l’accent sur la construction collaborative du discours, sur les ajustements mutuels observés en interaction ou encore sur la recherche de la construction d’un discours intelligible par tous les participants. Les sciences cognitives apportent une contribution intéressante aux collectifs à la fois de travailleurs et d’interlocuteurs. Les travaux sur la cognition située et distribuée éclairent la compréhension des collectifs (Hutchins 1990 ; Lonchamp 2003). Ils permettent d’appréhender plus finement la définition des participants aux interactions dans la mesure où ils mettent l’accent sur leurs connaissances, partagées ou non, c’est-à-dire distribuées entre les différents interactants et sur lesquelles ces derniers peuvent s’appuyer pour collaborer et construire leur discours.

L’analyse des collectifs de travail permet d’affiner le regard du sociolinguiste sur le fonctionnement des interactions en général. Comme l’expliquent Borzeix et al. (2015 : 3) à propos de la participation au travail, « le monde du travail pose avec force, tel un miroir grossissant, le problème de l’asymétrie des acteurs et des inégalités dans la participation ». La situation de travail exacerbe des influences, notamment à cause des relations hiérarchiques, de la répartition des compétences ou de la cognition distribuée et de la contribution individuelle et collective à un objectif commun, c’est-à-dire à la production d’un bien ou d’un service. Ces situations s’intègrent dans des organisations ou des entreprises particulières, avec des modes de gestion allant de l’autogestion à l’autoritarisme en passant par les différentes formes modernes de management participatif. Ces organisations prennent, elles aussi, place dans une dimension politique et dans des situations allant du collectivisme au capitalisme. Ainsi, ces différents cercles d’influences

pèsent sur les relations de travail, sur les représentations que les travailleurs ont de leur métier, sur les objectifs fixés par l’organisation et par eux-mêmes et sur les interactions verbales qui prennent place au sein même des situations de travail. Ces questions de travail prescrit, de compétences et de mode de gestion des organisations ont été creusées lors d’une étude des conséquences de l’hégémonie de l’anglais en situation de travail (André 2015b). Je reviendrai sur cette étude afin de montrer l’intérêt d’une interface entre sociolinguistique et didactique des langues (chapitre 3, point 3.3.).

Conclusion du chapitre

L’objectif de ce chapitre était de mettre au jour et d’expliquer mon cadre d’analyse sociolinguistique des interactions verbales. Ce cadre est inspiré de différents cadres scientifiques, de différents travaux de recherches, de différentes études interactionnelles mais également de différentes expériences personnelles à la fois d’analyste d’interactions et d’implication sur le terrain, notamment du travail et de la formation.

En résumé, les interactions verbales sont appréhendées dans leurs intrications à la situation de communication. De multiples influences pèsent sur les pratiques interactionnelles des locuteurs lorsqu’ils réalisent leurs activités interactionnelles. Cette situation n’est jamais saisissable dans sa globalité à la fois pour l’analyste et pour les locuteurs. Cependant, lorsque des éléments échappent aux participants, ils peuvent les interroger ou les négocier. L’analyste fait avec ce qu’il a, c’est-à-dire avec les éléments qu’il connait de la situation et les éléments qui se révèlent au fur et à mesure des interactions. Ces éléments influencent le déroulement des interactions, les activités et les pratiques des locuteurs. Réciproquement, les pratiques et les activités interactionnelles redéfinissent le genre de discours qui proposent un cadre ou un script dans lequel ces dernières s’inscrivent. La situation de communication se trouve elle-même redéfinie et modifiée au fur et à mesure de l’actualisation des pratiques et des activités. En outre, celles-ci sont forcément interactionnelles et co-construites, dans la mesure où parler c’est interagir (Gumperz 1982, Kerbrat-Orecchioni 1990). L’analyse des interactions ne peut se passer de données, que le chercheur doit soigneusement sélectionner, recueillir et traiter.

Chapitre 2 : Des données à analyser, des corpus à constituer