• Aucun résultat trouvé

Écrire, un prétexte pour acquérir des compétences socio-interactionnelles

Chapitre 3. Des analyses sociolinguistiques d’interactions verbales – vers une interface

3.2. Identification des compétences socio-interactionnelles

3.2.2. Écrire, un prétexte pour acquérir des compétences socio-interactionnelles

En 2016, avec Valérie Langbach, nous avons mené une étude pilote au sein d’une association d’insertion d’une petite ville de Meurthe-et-Moselle à la périphérie de Nancy. Cette étude40, intitulée « Mémoire sociale et écriture », avait plusieurs objectifs41, dont les deux suivants :

40 Cette étude est née d’une idée originale d’Hervé Adami. Elle a été réalisée avec le soutien de la Direction Générale à la Langue Française et aux Langues de France (DGLFLF) et de la Direction Régionale des Affaires Culturelles (DRAC) Lorraine, dans le cadre de l’appel à projet « Action culturelle au service de la maitrise de la langue ».

41 Cette étude est présentée de façon détaillée sur le site du réseau Langage, Travail et Formation, à l’adresse suivante : https://reseaultf.atilf.fr/?p=803#more-803. Le déroulé de la présente étude ainsi que

1. permettre aux participants de s’exprimer sur un sujet culturel ou de société ; 2. faciliter l’entrée dans l’écrit en proposant la rédaction aidée, individuelle ou

collective, d’un texte (sur le principe de la dictée à l’expert).

Cette expérimentation est menée avec des personnes en insécurité langagière (Adami, André 2014) salariées de l’association d’insertion et qui suivent des cours de remise à niveau en français et mathématiques. Nous avons souhaité exploiter les possibilités offertes par la rédaction aidée individuelle ou collective d’un texte écrit pour à la fois faciliter l’entrée dans l’écrit et solliciter l’expression orale. De façon plus globale, l’objectif était de faire prendre conscience, à ces personnes en insécurité langagière, du fonctionnement du langage pour améliorer leurs compétences socio-interactionnelles (à l’écrit et à l’oral).

Cette recherche-action a pour objectif premier de saisir la façon dont la mémoire ouvrière se transmet dans une région de tradition industrielle. La première étape de cette étude a été de recueillir la parole ouvrière d’anciens salariés du bassin industriel de la région. Nous avons choisi d’interroger des anciens ouvriers de la tuilerie de Jeandelaincourt, petite commune située au nord de Nancy, détruite en 1985 mais très connue dans la région et au-delà. Les entretiens spontanés ont été filmés aux domiciles des participants. Ces films ont ensuite été visionnés par les salariés en insertion de l’association pendant les séances de formation linguistique en accord avec la formatrice. Le premier objectif de cette étude était de faire parler les salariés. Ces derniers ne sont pas habitués à parler, comme nous l’avons expliqué lors de la présentation du corpus ILO dans le chapitre 2 (en 2.4.). Les thématiques liées au travail en usine, aux conditions difficiles, aux relations avec la hiérarchie, à la répartition des tâches ou encore aux modes de recrutement ont suscité un vif intérêt pour ces salariés en insertion. Certains avaient connu des situations proches et d’autres avaient entendu les récits de ces mêmes conditions faits par leurs parents ou grands-parents. Chacun des participants s’est exprimé, plus longuement que d’habitude selon la formatrice qui travaillait avec eux depuis plusieurs mois. Cet espace de discussion s’est réalisé en groupe, chacun a expliqué son point de vue, raconté des situations proches de celles des témoignages ou a confronté son avis avec ceux de ses collègues42.

certains enregistrements l’illustrant sont disponibles. Un guide pratique qui permet de reproduire ce travail a également été élaboré et mis en ligne.

Ensuite, nous avons proposé aux participants de rédiger un texte dont les destinataires ont été choisis lors d’une discussion collective. Unanimement, ils ont décidé d’écrire un texte pour les anciens salariés de la tuilerie dont ils avaient visionné les témoignages. Ils ont souhaité leur faire part de leur admiration face aux conditions difficiles que leur imposait leur activité au sein de la tuilerie. Ces textes ont été dictés par les participants mais écrits par moi, ma collègue ou la formatrice. Chaque participant a collaboré à un texte dont la structure a été négociée lors des séances de travail. Ces dernières ont pointé ce qui pouvait s’écrire et quelles formes étaient appropriées. Je ne détaillerai pas précisément cette partie de l’expérimentation pour me concentrer sur les aspects oraux de l’étude. Je vais souligner les difficultés rencontrées lors de ce passage à l’écrit. La mise en mot d’un récit, destiné à être écrit, a été rendue ardue notamment à cause de l’absence de lien logique entre les propositions énoncées par les participants, des anaphores floues, de l’absence de concordance des temps, des implicites ou des inférences irréalisables par un lecteur. Toutefois, le fait de discuter, en tant que rédacteur ou « teneur de stylo », avec les participants accroit leurs compétences socio-interactionnelles, même si la discussion n’améliore pas nécessairement les compétences scripturales. Avant même de penser au texte, les participants ont verbalisé ce qu’ils souhaitaient exprimer. Cette phase de verbalisation s’est révélée compliquée parce qu’elle demandait une mise en mots décontextualisée destinée à un auditeur/lecteur « naïf », c’est-à-dire n’ayant pas d’information sur la situation relatée.

Le travail effectué avec les participants peut être analysé grâce au cadre sociolinguistique des interactions verbales. En effet, pour faciliter la verbalisation appropriée du récit ou l’utilisation de ressources interactionnelles adéquates, les éléments du schéma d’analyse présenté dans le chapitre 1 ont été sollicités et se sont révélés utiles. Ainsi, j’ai pointé (en collaboration et négociation avec les participants) les éléments saillants à prendre en compte et sur lesquels s’appuyer pour produire un récit intelligible. Le premier point identifié comme important, au cours des discussions pendant la séance, est le genre de discours. Ensuite, j’ai interrogé les participants sur les activités qu’ils souhaitaient réaliser en insistant sur celles qui peuvent apparaitre dans le genre de discours choisi, ici une lettre, et celles qui en sont exclues. Les destinataires ont été identifiés, ainsi que les objectifs de la communication, les thèmes à aborder, etc. afin de produire des énoncés qui s’appuient sur tous ces éléments et qui y sont appropriés. C’est la compréhension de la nécessité de prendre en compte ces éléments qui a permis aux participants de construire un discours

intelligible. J’y reviendrai ultérieurement mais l’élément le plus compliqué à prendre en compte concerne les connaissances partagées entre le scripteur et le lecteur. Il est difficile pour des individus en insécurité langagière de saisir le besoin de contextualisation de leurs paroles ou de leurs écrits. Cette difficulté est souvent liée à des problèmes de décentration, c’est-à-dire que des éléments nécessaires à l’intercompréhension ne sont pas suffisamment explicités. En outre, il est possible de faire le lien entre les rapports à l’écrit de ces individus, en situation d’illettrisme, et leurs insécurités langagières à l’oral. Ces différentes expériences et ces différents résultats semblent rejoindre les travaux de Goody (1979, 2007) ou de Terrail (2009) sur l’impact de l’écriture et des représentations graphiques sur les compétences cognitives et sur le développement de la pensée. Les exercices que nous avons réalisés lors de cette expérimentation ont tenté de contribuer au développement d’ « une mise en mots » et d’une capacité de décentration ou d’abstraction, qui manque généralement aux locuteurs en insécurité langagière et qui est souvent à l’origine des problèmes socio-interactionnels de ces derniers. Concrètement, ces locuteurs éprouvent parfois des difficultés à faire correspondre les informations qu’ils communiquent avec les connaissances de leurs interlocuteurs. Par exemple, des implicites difficiles à inférer peuvent être à l’origine des problèmes dans les interactions. C’est également ce que va révéler l’analyse présentée dans le point suivant.