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ILO – des locuteurs en insécurité langagière

Chapitre 2 : Des données à analyser, des corpus à constituer

2.4. ILO – des locuteurs en insécurité langagière

Le corpus ILO (Insécurités Langagières à l’Oral) est composé d’interactions verbales auxquelles participe au moins un locuteur francophone natif en insécurité langagière. Avec Hervé Adami, nous définissons « l’insécurité langagière comme la difficulté pour un locuteur/scripteur de gérer de façon efficace les interactions verbales dans lesquelles il est engagé, d’un point de vue linguistique, interactionnel, pragmatique et social. » (Adami, André 2014 : 77). Une personne en insécurité langagière à l’écrit se trouve en situation d’illettrisme. Cette difficulté est bien identifiée, elle est même nommée. Elle est également l’origine de plans nationaux de lutte contre l’illettrisme, ce fut la grande cause nationale en 2013, elle a une agence, l’ANLCI (Agence nationale de lutte contre l’illettrisme), les médias publics réalisent des documentaires ou des fictions mettant en scène des personnes ou des salariés qui ne savent ni lire ni écrire30. Si cette difficulté est prise en compte et en charge par différentes instances, ce n’est pas le cas avec les insécurités langagières à l’oral. Ce pendant de l’illettrisme à l’oral n’a pas de mot en français, et à ma connaissance dans aucune autre langue. Ce phénomène innomé est généralement un impensé scientifique, il fait l’objet de très peu d’études. Son existence est même parfois niée, rejetée ou renvoyée à un relativisme langagier et culturel consistant à tolérer les différences sans se préoccuper des conséquences. En d’autres termes, il n’est pas rare (même de la part de sociolinguistes) d’entendre que tout le monde sait parler (sauf cas pathologiques) et que toutes les variétés sont équivalentes. Cependant, ces difficultés peuvent représenter un véritable obstacle à une vie sociale et professionnelle. Je reviendrai sur les insécurités langagières à l’oral dans le chapitre suivant (le point 3.2. est consacré à l’identification des compétences socio-interactionnelles).

A priori, il est difficile d’identifier une personne en insécurité langagière à l’oral avant d’avoir enregistré, transcrit et analysé ses paroles en interaction alors qu’identifier une personne en insécurité langagière à l’écrit, ou en situation d’illettrisme, est plus facile. Pour cela, il suffit de lui faire écrire ou lire quelques lignes et les difficultés sont rapidement observables (voir les photos de productions écrites de personnes en situation d’illettrisme en 5.4.2.1.). Néanmoins, plusieurs indices permettent de faire une hypothèse forte sur les éventuelles difficultés de communication à l’oral. Ces difficultés supposées seront ensuite

30 Je pense notamment au film de Jean-Pierre Améris, intitulé Illettré et diffusé sur France Télévision en 2018.

validées ou invalidées à la suite de l’analyse d’interactions verbales. Cela signifie qu’il est impossible d’identifier des difficultés tant que l’on n’a pas le matériel langagier nécessaire à analyser. Dans cette perspective, le corpus ILO est en cours de constitution, il compte actuellement une dizaine d’heures d’enregistements. Les réflexions qui l’entourent sont nombreuses et très spécifiques. Différents éléments peuvent guider le recueil de données, à différents niveaux.

Tout d’abord, une expérience personnelle m’a orientée vers une certaine catégorie de la population. Cette expérience, qui ressemble plutôt à une anecdote, s’est déroulée il y a longtemps maintenant, alors que j’étais étudiante en thèse. J’ai rencontré un éducateur spécialisé qui s’occupait d’un centre pour adolescents et jeunes adultes en décrochage avec la société. Cet éducateur était parfois amené à rencontrer les parents de ces jeunes pour faire le point sur leur situation. Il m’a contactée pour m’expliquer que lorsqu’il rencontrait les parents, ils ne réussissaient pas à se comprendre. Ils partageaient pourtant la même langue première, le français. Ce témoignage a été, pour moi, la première prise de conscience d’un problème non-dit. De nombreuses questions ont émergé de cette rencontre et de ce constat. Parmi ces questions, une, d’ordre général, a primé : Quelles étaient ces familles avec lesquelles les interactions étaient si compliquées ? Ces familles appartenaient à ce que Schwartz (2011) et d’autres (Bourdieu 1983 ; Grignon, Passeron 1989) appellent les classes populaires, même si cette catégorie est difficile à circonscrire. Ensuite, une caractéristique importante commune à ces familles était leur faible niveau de qualification voire de scolarisation.

J’ai laissé de côté cette problématique pour me consacrer à mes travaux en cours jusqu’à ma rencontre avec Valérie Langbach en 2010, qui collaborait temporairement avec mon groupe de recherche – LTF – pour discuter de projets pédagogiques développés au sein de l’organisme de formation pour lequel elle travaillait. Valérie Langbach était chargée de projets et de développement mais également formatrice dans cet organisme de formation, pour migrants et natifs en situation d’insertion. Elle s’est également trouvée confrontée à des échanges avec des francophones natifs pendant lesquels de nombreux problèmes venaient nuire à l’intercompréhension et au bon déroulement des interactions verbales. Elle mentionnait également les mêmes constats de la part de ses collègues, qu’ils soient formateurs linguistiques ou conseillers en insertion. Fortement questionnée par ces problèmes, que nous qualifions aujourd’hui d’insécurité langagière, Valérie Langbach a entrepris une thèse, sous la direction d’Hervé Adami et moi-même, afin de mesurer et

d’analyser ces problèmes sociolangagiers et interactionnels (Langbach 2014). Une partie de son corpus de thèse est intégré au corpus ILO31.

Recueillir des interactions avec des personnes en insécurité langagière consiste en réalité à ouvrir un espace de parole quasiment inexistant. Ces personnes ne sont pas familières des prises de parole, en dehors des conversations quotidiennes, et encore moins lorsqu’elles sont sollicitées par un chercheur et enregistrées ou filmées. De plus, pour ces personnes, leur parole n’a généralement pas une grande valeur sur le « marché linguistique » (Bourdieu 1984). Les locuteurs enregistrés dans le cadre du corpus ILO sont généralement rencontrés dans des associations de quartier ou des organismes de formation au sein desquels ils viennent suivre des ateliers ou des formations, généralement de remise à niveau en français et/ou en mathématiques. Ces personnes sont conscientes de la précarité dans laquelle elles se trouvent. Cette précarité représente souvent un frein au recueil de données langagières dans la mesure où ces locuteurs estiment fréquemment leur parole illégitime. Le travail du chercheur est alors de rendre cette parole légitime et surtout de trouver les moyens de « faire parler » en montrant l’intérêt à s’exprimer, à (se) raconter ou à témoigner. Demazière et Zune (2019) font également état de ces difficultés dans leur recueil de la parole de chômeurs radiés des aides sociales et d’autres enquêtes sociologiques évoquent les difficultés d’enquêter auprès de ce que certains appellent les « acteurs faibles » (Payet et al. 2008). Cette catégorie sociologique « propose surtout une perspective analytique : elle postule que la faiblesse n’est pas un état mais un processus et qu’il convient dès lors de comprendre des dynamiques et des processus d’affaiblissement et de renforcement. » (Payet 2011 : 2). Dans le cas du corpus ILO, la faiblesse existe parce les personnes enregistrées sont peu scolarisées, peu dotées en capital culturel (Bourdieu, Passeron 1970) et se trouvent dans une précarité économique. Ces personnes rencontrent des difficultés à interagir de façon satisfaisante dans certaines situations de communication. La réalisation de certaines activités interactionnelles peut être problématique, dans certains contextes. Ces mêmes acteurs ne sont pas en difficulté dans toutes les situations qu’ils rencontrent ou pour accomplir toutes les activités qu’ils ont à réaliser. Les objectifs de la constitution de ce corpus s’inscrivent dans une double perspective : d’une part, il s’agit d’identifier et d’analyser les insécurités langagières et, d’autre part, de trouver des façons de les réduire en proposant des pistes didactiques et des actions de formation.

31 L’autre partie est constitué d’interactions entre des conseillers en insertion et des demandeurs d’emploi qualifiés, à des fins de comparaison.

Aussi, dans le cas du corpus ILO, l’intérêt pour les participants eux-mêmes n’est pas extradiscursif, c’est-à-dire que la parole recueillie ne profite pas directement aux interlocuteurs. Elle n’est pas utilisée dans le cadre d’une enquête qui pourrait, par exemple, améliorer l’accès à l’emploi ou au logement, mettre en lumière des invisibles auprès d’institutions, présenter des parcours professionnels à des employeurs ou encore faire émerger des solutions liées à des besoins de première nécessité, comme c’est le cas avec certaines enquêtes sociologiques. Les objectifs premiers tels qu’ils sont exposés aux participants relèvent plutôt du recueil et de la conservation de la parole. Dans certains cas, les objectifs secondaires sont liés à la formation et à l’amélioration de la formation linguistique ou à visée professionnelle.

Le corpus ILO compte actuellement trois types d’interactions verbales authentiques : 1. des entretiens d’insertion menés par un conseiller pôle emploi ou un

formateur d’un organisme d’insertion ;

2. des interactions naturelles spontanées, recueillies lors de différentes expérimentations didactiques dans des associations et des organismes de formation ;

3. des interactions sollicitées par un chercheur ou par un étudiant ayant pour objectif de recueillir des récits de vie, des expériences marquantes, des passions, des opinions, etc.

La constitution de ce corpus est particulièrement complexe, comme je l’ai déjà précisé, dans la mesure où il tente de recueillir la parole d’individus peu habitués à interagir dans les situations de communication proposées. Le premier type d’interactions a l’avantage d’exister en dehors de tout protocole d’enquête. Les entretiens d’insertion ont lieu par nécessité dans le parcours des demandeurs d’emploi qui y participent. Le deuxième type d’interactions, quant à lui, est recueilli par un chercheur ou un formateur linguistique lors d’activités de formation. Le troisième se présente souvent sous la forme d’entretiens ou de conversations entre un chercheur ou un étudiant (du master FLE de l’université de Lorraine) et un locuteur choisi pour son faible niveau de qualification, pour son appartenance aux classes populaires ou parce qu’il est en situation d’illettrisme. Ce choix ne conduit bien évidemment pas nécessairement à des interactions verbales présentant des insécurités langagières, certains locuteurs en faisant preuve (Bourdieu, Passeron 1964) et d’autres non

(Lahire 1995). Des études en psychologie ont toutefois montré de forts liens entre les difficultés à l’écrit et la mise en mots à l’oral (voir par exemple Eme et al. 2009).

La façon de présenter l’enquête est importante et s’intègre parfois dans une démarche de formation plus globale pour réduire les effets de la formalité de l’enregistrement, audio ou vidéo. Dans tous les cas, les métadonnées concernant le niveau de scolarisation, le parcours scolaire et professionnel sont primordiales pour saisir les éventuelles insécurités langagières. L’analyse de ce corpus ne peut, elle non plus, se passer d’une approche sociolinguistique pour saisir à la fois les influences préexistantes à l’interaction et les pratiques interactionnelles qui y prennent place.

Comme le corpus FLEURON, le corpus ILO bénéficie des réflexions, notamment technologiques et juridiques, menées pour la constitution et le traitement du corpus TCOF. Les données du corpus ILO sont transcrites avec Transcriber, en respectant les mêmes conventions de transcription que celles mises au point dans TCOF. Si le corpus ILO est un corpus spécifique, il est intégralement en cours d’intégration dans TCOF afin de le rendre disponible librement. La recherche par métadonnées sur la plateforme du CNRTL permet de sélectionner des sous corpus et d’extraire le corpus ILO. Néanmoins, avec ce corpus, les spécificités et les difficultés du travail de terrain font davantage l’objet de réflexions que pour les deux corpus précédents.