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LES ÉMOTIONS ET LEURS INCIDENCES ÉDUCATIVES

Parler de vertu, c’est évoquer les passions, les émotions, le caractère244. Souvent on

leur impute la faute ou le vice compris, soit comme échec de la vertu, soit comme disposition ou schème. Il existe aussi des émotions qui épaulent la vertu, du moins aux dires d’Israel Scheffler et de Roger Pouivet. Mais avant d’évoquer leurs points de vue, il est nécessaire d’esquisser une carte plausible des états mentaux.

5.1. ESQUISSE D’UNE CARTE DES ETATS MENTAUX

Si l’on s’accorde aisément, du moins dans un premier temps, sur les distinctions entre perception, sensation, souvenir, peut-être même intuition, les états affectifs croulent sous les dénominations qui se chevauchent : caractère, sentiment, ressenti, émotion bien sûr, humeur, impression, saisissement, émoi… Il faut, ne serait-ce que pour com-mencer à réfléchir, tenter d’ordonner ce champ des états affectifs, sans penser cepen-dant que cette tentative rende compte à tout coup du réel : tableau des états mentaux affectifs, définition du mot « émotion ».

TABLEAU 10: CLARIFICATION DES DENOMINATIONS DES ETATS MENTAUX

ETATS MENTAUX AFFECTIFS OBJET

Evénements Etats ou dispositions

Sans sortie A une sortie A plusieurs sorties Durée courte Durée longue Durée indéterminée

Porte sur un objet « Pierre se fâche contre Nina. »

Emotion Emoi Saisissement

« Pierre est fâché contre Nina »

Aucun mot ne lui cor-respond

« Pierre aime Nina » : il éprouve de l’amour, mais aussi de la jalousie, de la fierté, …

Sentiment : disposition affective de longue du-rée

Porte sur plusieurs ob-jets

« Pierre désire al-ler à la mer et être tranquille »

Désir

« Pierre est colérique »

Tempérament

« Pierre est doux. » : quoi qu’il fasse il sera doux.

Trait de caractère ou ca-ractère

Ne porte sur aucun objet « Pierre est triste. »

Humeur

244 On suivra ici les analyses de Fabrice Teroni et de Julien Deonna in DEONNA Julien, TERONI Fabrice, Qu’est-ce

Ce tableau présente une distinction entre état affectif ponctuel et état affectif durable, installé, bref : événement qui se subdivisera en émotion, humeur et désir, puis dispo-sition ou état qui contiendra : sentiment, tempérament et trait de caractère ou carac-tère. Si les états affectifs inscrits dans la durée bouclent sur le sujet qui les éprouve, les dispositions concernent une ou plusieurs personnes. L’axe des ordonnées com-portera l’objet, les objets ou l’absence d’objet sur lequel portent les états affectifs.

5.2. DEFINIR L’EMOTION

Le tableau donne les caractéristiques suivantes : état mental affectif intransitif, qui dure peu et ne concerne qu’un objet.

John Elster245 lui attribue six caractéristiques : activité corporelle (sudation, tremble-ment, chaleur, …), expression corporelle spécifique (ébahissetremble-ment, rire, …), jugement préalable conscient ou non (éprouver de la honte suppose que l’on a évalué une si-tuation, …), intentionnalité (c’est à propos de quelqu’un ou de quelque chose), plaisir ou souffrance (le ravissement engendre du plaisir) et incitation à agir (l’émotion désé-quilibre, il faut compenser).

Cette définition semble recouvrir les phénomènes que l’on désigne par « émotion » et permet de la distinguer de « sentiment », « humeur », « désir » par exemple.

5.3. QUELS SONT LES RAPPORTS ENTRE « VERTU » ET « EMOTION » ?

L’acte vertueux est voulu au sens où il comporte une intention ; il est conscient pour l’agent vertueux ; il est antérieur à l’exécution de l’action. L’émoi est un acte en tant qu’événement créé par un humain ; il est involontaire bien qu’il entre dans le schéma de l’action, avec jugement, intention ; il est inconscient pour l’essentiel ; c’est une ré-action, et il s’envisage du point de vue du bénéficiaire de l’action.

Deux points cependant posent problème : celui du volontaire/involontaire et celui de la conscience/inconscience.

Pour l’acte vertueux, le critère décisif aura été le contrôle de l’action, ce que l’analyse syntaxique avait dit, puisque dans la vertu j’exerce mon contrôle sur l’essentiel de ce qui se passe alors que l’émotion est synonyme de perte de contrôle partielle ou totale. Mais, par ailleurs, l’un et l’autre s’insère dans les instances de l’action.

De la vertu de mon acte souvent la conscience m’en échappe. Habitude oblige ! D’autre part, la plupart du temps, je sais que je suis en colère, je connais le scénario en plus, je sais le moduler et à quel scène l’interrompre.

Vertu et émotion se donnent la réplique sur nos théâtres intimes. Toutes deux appar-tiennent à la scène de l’action. La première s’enclenche avant l’acte, la deuxième après et annonce le suivant. Régulation anticipée et régulation postérieure. Enfin, la vertu donne le mode d’emploi qui s’intériorisera alors que l’émoi signale un dysfonctionne-ment que la réflexion déchiffrera.

5.4. ROLE ET TYPOLOGIE DES EMOTIONS COGNITIVES OU EPISTEMIQUES

Dans son article « In Praise of the cognitive emotions »246 Israel Scheffler énumère

quelques émotions cognitives : amour du vrai, dégoût du mensonge, souci de la pré-cision dans l’observation et l’inférence, répugnance à l’égard de l’erreur logique ou factuelle, révulsion pour toute déformation, refus de la dérobade, admiration pour la perfection théorique, respect pour les arguments pertinents du contradicteur. On pour-rait confondre certaines d’entre elles avec des vertus. C’est en effet moins le contenu de l’émotion qui importe que le mode de son expression. L’émotion répond à la vertu bafouée ou éminemment respectée.

Scheffler leur assigne trois fonctions. Elle conforte la rationalité d’une action lorsqu’elle surgit de l’irrespect des canons de la vérité ou qu’elle signale une incohérence, criante. Sur le flux des perceptions, l’esprit prélève les éléments du monde qui favorisent l’adaptation ou repoussent ceux qui entravent l’évolution. L’émotion les distingue par les effets qu’ils produisent sur le sujet. Troisième rôle : elle favorise l’étude parce que son exclamation se transforme en interrogation. Ainsi de la surprise : elle trouble

246 SCHEFFLER Israel, In Praise of the cognitive emotions, p.3 – 17 in SCHEFFLER Israel, In Praise of the cognitive

d’abord, elle engage à la remise en question, elle ouvre des possibles jusque-là fermés et débouche alors sur la curiosité.

Les émotions chez Scheffler veillent au grain sur la rationalité pragmatiste faite de volontaire et d’involontaire, de conscient et d’inconscient, dans un monde fluide et créateur.

Dans « Vertus épistémiques, émotions cognitives et éducation »247 Roger Pouivet

rap-pelle l’impasse des théories cohérentistes et des conceptions fondamentalistes, le tournant moral opéré par Elizabeth Anscombe et l’émergence de l’épistémologie des vertus, puis il s’engage dans la définition des vertus où il reprend les conceptions de Scheffler pour prolonger sa réflexion sur les émotions cognitives dans le sillage de Scheffler à nouveau, analyses complétée par Deonna et Teroni. Il précise la notion d’émotion cognitive, ajoute, entre autres, un commentaire sur la relation entre émo-tions et jugement, développe la question du vice et de l’éducation.

Une émotion cognitive en effet porte sur un ensemble de propositions qui ont pour fin de connaître. Elle commente les émois de la prise en compte des propositions et elle est alors étonnement, ennui, colère, déception… Les émotions cognitives se répartis-sent selon qu’elles réagisrépartis-sent à ce qui est faux : l’incohérent, le contraire aux faits, les jeux de mots pour toute substance, et selon qu’elles démarquent ce qui est vrai : le cohérent, le pertinent, le rigoureux, l’exact. Pouivet insiste sur le fait que ces émotions ne se contentent pas d’accompagner un jugement comme une efflorescence futile. Elles n’en découlent pas non plus selon le bon plaisir du sujet et de ses particularités. « Elles sont la forme que prend le jugement au sujet de la valeur de ce qui est compris, ou de ce qui est découvert. »248 Sans crier gare, l’émotion dit ce qu’il en est de ce qui l’émeut. Elle est objective en ce sens. Elle correspond « aux propriétés cognitives réelles. »249

247POUIVET Roger, Vertus épistémiques, émotions cognitives et éducation, Education et didactique, (Online), Vol 2 – n°3, décembre 2008, URL : http://educationdidactique.revues.org/380 ; DOI : 10.4000/educationdidac-tique.380

248 p.13 in ibidem

Si l’on parle beaucoup des vertus, les vices sont presque oubliés. Pouivet dans un précédent travail250 les avaient analysés et répertoriés selon le principe aristotélicien de l’excès et du défaut, la vertu étant à l’équilibre.

TABLEAU 11: CLASSIFICATION DES VICES SELON ROGER POUIVET

VICES PAR DEFAUT VERTUS EPISTEMIQUE VICES PAR EXCES

Indifférence intellectuelle Impartialité intellectuelle Partialité intellectuelle

Etroitesse intellectuelle Sobriété intellectuelle Débauche intellectuelle

Paralysie intellectuelle Courage intellectuel Témérité intellectuelle Dispersion intellectuelle Pertinence intellectuelle Obsession intellectuelle

Laxisme intellectuel Equilibre réfléchi Rigidité intellectuelle

Ces vices épistémiques suscitent soit une émotion salvatrice, soit une émotion elle aussi vicieuse parce qu’elle s’efforcerait de nier leur négativité en n’ayant cure de la valeur épistémique des objets, des actions : « anesthésie émotionnelle cognitive », soit en privilégiant au détriment de la vérité l’effet mondain des partis pris cognitifs : « perversion émotionnelle cognitive »251.

Enfin, Pouivet en tire quelques incidences éducatives : l’éducation est « acquisition

d’habitus intellectuels »252, elle tendra à développer chez l’élève une « disposition

émotionnelle non réflexive à avoir une réaction intellectuelle appropriée »253.

250 p.89 in POUIVET Roger, L’épistémologie des vertus, p. 83 – 131 in POUIVET Roger, Le Réalisme esthétique, Coll. L’Interrogation philosophique, PUF, 2006

251p.13 in POUIVET Roger, Vertus épistémiques, émotions cognitives et éducation, Education et didactique, (On-line), Vol 2 – n°3, décembre 2008, URL : http://educationdidactique.revues.org/380 ; DOI : 10.4000/educationdi-dactique.380

252 p.15 in ibidem

L’étude des émotions épistémiques s’est avérée nécessaire parce que la volonté dans une de ses acceptions est vertu, et pour le domaine qui nous intéresse vertu intellec-tuelle ou épistémique. Nous avons commencé par clarifier la carte des états mentaux affectifs, puis nous avons proposé une définition de l’émotion et nous avons examiné les relations entre vertu et émotion. Ont suivi l’étude de leur rôle et une esquisse d’une typologie des émotions cognitives pour terminer d’une part par l’établissement de la correspondance entre vertu/vice et émotion positive/négative d’autre part par les inci-dences éducatives.