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Chemins rousseauistes vers l’enfance

3. De l’enfance

3.1. Chemins rousseauistes vers l’enfance

Une fois exorcisés les démons de l’étymologie qui laisserait l’enfant sans voix et les incertitudes de l’histoire puisqu’on nous dit un jour que l’enfance n’existait pas et le lendemain elle réapparaît tout siècle confondu, nous sommes renvoyés à Rous-seau parce qu’il aurait découvert la spécificité de cet âge, parce que, dans ce procès de laïcisation qui court tout au long du XVIIIe siècle, il aurait détaché l’enfant de toute essence extérieure et parce qu’il l’aurait situé par rapport à Dieu.

Rousseau177 affirme dans « La Nouvelle Héloïse » et dans L’« Emile »: « L’enfance a

des manières de voir, de penser, de sentir qui lui sont propres. Rien n’est moins sensé que de vouloir y substituer les nôtres, et j’aimerais autant exiger qu’un enfant eût cinq pieds de haut que du jugement à dix ans. » L’enfant et l’adulte diffèrent par la percep-tion, le raisonnement et la sensibilité. Ces différences interdisent toute communication. Les mots de l’adulte ne sont pas ceux de l’enfant. Bien plus, ils ne sont pas compris. Il n’est pas de troisième langue qui servirait de truchement. Certes, l’adulte peut impo-ser ses mots et l’enfant répondra vaille que vaille. Il apprendra ainsi un usage dévoyé

177 Nous suivons ici les analyses d’Alexis Philonenko in PHILONENKO Alexis, Jean-Jacques Rousseau et la pensée du

malheur, Tome 3, Apothéose du désespoir, Bibliothèque d’histoire et de philosophie, Librairie philosophique J.

des mots. Et découlera de ce langage perverti une attitude de soumission ou de ser-vilité. Il eût été préférable que l’enfant n’apprît que les mots dont il avait besoin et qu’il ne s’adressât aux adultes qu’avec cette liberté de ton et de manière qui repose sur la certitude que les hommes sont égaux en liberté et en noblesse. Après les mots et l’action, le corps. Pas d’éducation corporelle qui entraverait de ses règles l’élan spon-tané de l’enfant. On avait supprimé l’emmaillotement qui permettait de suspendre le nourrisson à la poutre de la chaumière. Cohérence oblige ! Que l’enfant gambade, qu’il éprouve et exerce ses membres et ses muscles ! La spécificité de l’enfance est cogni-tive, morale et corporelle.

Cette spécificité de l’enfance repose sur une classification ou structure des âges qui remonte bien au-delà de Rousseau, mais il la comprend différemment : « (La dialec-tique des âges) n’a jamais su réfléchir sur la structure d’un âge en le prenant comme une totalité achevée en soi et pour soi, croyant toujours que le sens ne se révèlerait qu’à l’échelon supérieur. Rousseau n’ignore pas l’évolution interne et biologique, en revanche chaque structure sous le signe de la liberté possède, mieux est une configu-ration sui generis. Il ne sert à rien de proposer à l’enfant, comme exercice, la prome-nade des adultes, pesante et ennuyeuse : il trouve des exercices qui lui conviennent

et qui répondent mieux à sa pensée si spécifique. »178 Chaque âge est à respecter, au

risque que l’enfant ne singe l’adulte. Sa liberté doit être préservée, même si elle est d’abord spontanéité, car le développement de l’éducation, c’est « la constitution de l’autonomie à partir de la spontanéité. »179

Une telle conception rend l’enfance impensable, parce qu’elle est définitivement per-due pour tout adulte, qui peut aussi faire le singe en mimant l’enfant, et parce que la raison s’y exerce différemment. C’est pourquoi Madame de Wolmars intervenait peu dans les jeux de ses enfants, privilégiait l’autorité à la persuasion, renvoyait l’enfant à

son statut d’enfant, accordait sans discussion ce qu’il était possible d’accorder.180

Seule l’éducation absente, en retrait, est possible, éducation qui s’efforce de respecter

178 p.137-138 in PHILONENKO Alexis, Jean-Jacques Rousseau et la pensée du malheur, Tome 3, Apothéose du

dé-sespoir, Bibliothèque d’histoire et de philosophie, Librairie philosophique J. Vrin, 1984 179 p. 138 in ibidem

180 Se reporter à la cinquième partie Lettre III de ROUSSEAU Jean-Jacques, La Nouvelle Héloïse, 1762, Livre de Poche, 2002, (p.632 : n’être qu’un enfant ; p.635 : accorder sans condition ; p.636 : autorité)

le temps de l’enfance. « Laissez mûrir l’enfance dans les enfants ». Il est un rythme à l’enfance qu’il faut respecter. La théorie quantique à douze ans, est-ce raisonnable ? Gagner une année, c’est s’empresser de mourir et, à ce moment-là, il faudra gagner du temps, et on n’aura pas vécu, marchant devant soi pour finir à la traîne. Il faut respecter l’enfance en soi et son temps. Si personne d’adulte n’a accès à l’enfance, comment évoluera-t-elle, le défilement des années n’apportant en soi rien ? La néces-sité des choses dira ce qui est possible. La pesanteur expliquera ce qu’il en est à l’enfant qui se prend pour un faucon. Le gouverneur veillera à la rudesse de l’explica-tion. « L’enfant doit subir la loi des choses et non celle de l’homme. »181

La conception de Rousseau offre une épaisseur à l’enfance et donne le principe de son déroulement qui est la liberté se transformant de spontanéité en autonomie grâce à la confrontation aux choses. Ainsi l’enfant sera-t-il propre à être élevé et l’on passera à l’instruction proprement dite. « …la première et la plus importante éducation, celle

précisément que tout le monde oublie, est de rendre un enfant propre à être élevé. »182

Existe-t-il de l’enfance ainsi conçue une essence, qui permettrait de l’étudier et de la guider ?

L’enfant vient au monde avec un tempérament « qui détermine son génie et son

ca-ractère »183. Il a aussi les traits communs de son espèce. Il s’agit de le pousser à

développer ce naturel, à réaliser les possibles dont il est gros de sorte qu’il devienne

« tout ce qu’il peut être. »184 Saint-Preux avait suggéré à Julie de former un modèle

duquel l’éducation rapprocherait l’enfant. Wolmar protesta. Saint-Preux rétorqua que cette diversité provenait de l’éducation ou de la soumission de l’esprit aux perceptions infinies qui nous assaillent dès la naissance, et qu’elle n’était pas la marque de l’indi-vidualité. Donc, il faut un modèle, il y a une essence. Wolmar fit observer deux chiens

181 p142 in PHILONENKO Alexis, Jean-Jacques Rousseau et la pensée du malheur, Tome 3, Apothéose du désespoir, Bibliothèque d’histoire et de philosophie, Librairie philosophique J. Vrin, 1984

182 p.625 Cinquième partie Lettre III in ROUSSEAU Jean-Jacques, La Nouvelle Héloïse, 1762, Livre de Poche, 2002

183 p.626 in ibidem

qui différaient du tout au tout dès la naissance et rappela Saint-Preux à

l’observa-tion. 185 « Avez-vous jamais ouï dire qu’un emporté soit devenu flegmatique, et qu’un

esprit méthodique et froid ait acquis de l’imagination ? »186 Pas de modèle commun.

Ainsi Rousseau187 détache-t-il l’enfant d’une essence extérieurement déterminée et

qu’il devrait accomplir. L’enfant possède une essence spécifique qui définit des pos-sibles que l’on ne peut énumérer, mais qu’il lui faut réaliser.

Selon Starobinski, cette enfance188, Rousseau l’aura vécue. Il aura aimé courir sans

but, « muser sans raison » sous le regard bienveillant de grandes personnes. Il se croyait au Paradis. Chaque fois où un malheur s’abat sur lui, Rousseau revit, ne serait-ce qu’un instant, serait-ces moments où il est sous le regard de Dieu avec qui tout enfant partage certaines caractéristiques : l’enfant « s’abandonne aux élans de sa sensibilité instantanée » et Dieu connaît tout par intuition ; l’instant présent seul existe pour l’en-fant alors que Dieu rassemble tout temps en un instant ; l’enl’en-fant ne s’oppose à rien dans le monde que Dieu domine de sa toute-puissance ; l’enfant n’a pas de notion du bien et du mal et Dieu est infinie bonté ; pas de futur, donc pas de besoin ni pour l’enfant ni pour Dieu, en un autre sens il est vrai.

Pas de condition humaine, mais des enfants dotés de caractéristiques idiosyncra-siques à développer jusqu’à être propices à une deuxième éducation, sans doute po-sitive cette fois-ci. Chaque sujet possède donc son intériorité. En outre, il s’inscrit dans une histoire. qui ira d’abord à sa catastrophe dans l’état de société qui a succédé à la solitude des bois pour se rétablir en une parousie : « …si l’état d’enfance et l’état divin sont destinés à se rejoindre, ce sera par et à travers l’histoire universelle. » et « (…) l’évolution collective se déploiera dans un mouvement cyclique, comme un grand

185 p.627-628 in ibidem

186 p.629 in ibidem

187 On se reportera à l’analyse de Michel Soëtard in SOETARD Michel, Philosophie et Pédagogie Autour du propos de Jean-Jacques Rousseau : « Nul de nous n’est assez philosophe pour savoir se mettre à la place d’un enfant » (Emile, Livre 2), p. 151-160 in KERLAN Alain, LOEFFEL Laurence, (Eds), Repenser l’enfance ?, Hermann, 2012

188 Nous suivons l’analyse de Jean Starobinski in STAROBINSKI Jean, L’Enfant et le Dieu, p.182-194 in L’Œil vivant

cercle qui s’ouvre et se referme sur lui-même : l’accès à l’unité finale a la valeur d’un retour à l’unité primordiale. »189 dira Starobinski.

A mettre en doute cette saga rousseauiste, et on aurait tort de ne pas le faire, on risque le retour au mot qui se résout en inchoativité où le « senescere » et l’« adulescere »

suivront le « repuerescere »190. Les turbulences des consonnes –sc- émouvront

quelques esprits, mais a-t-on progressé dès que l’on dit que l’enfance est marquée par la croissance qui elle aussi signifie l’inchoatif. Que l’on définisse, dans la même veine, l’enfance par l’inachèvement espérant ainsi que le mystère supposé de l’inachevé vaut explication, ou que l’on prétende qu’il n’est pas de vie achevée prolongeant ainsi

l’en-fance à l’infini191, des mots auront répondu aux mots, mannequins de paille que les

Latins auraient jetés dans le Tibre. C’était sans compter Edouard Claparède.