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Des Tusculanes à l'Ethique à Nicomaque

1. ANALYSE DU MOT VOLONTE

1.2. VOLUNTAS: CICERON ET BURGONDIO DE PISE

1.2.1. Des Tusculanes à l'Ethique à Nicomaque

Dans les Tusculanes, Cicéron, qui forgea la langue philosophique latine à partie du

grec, traduit βουλήσις par voluntas. L'événement est important. Il convient de s'y

arrêter.

En effet, lors du quatrième entretien en son Académie à Tusculum, en fin d'après-midi,

Cicéron se demande avec ses amis si l'âme du sage est exempte de passions (πάθος,

perturbatio). Il propose deux méthodes, celle des Stoïciens qui procède par classification et celle des péripatéticiens qui s'attache à déterminer le remède. En accord avec son auditoire, et comment pouvait-il en être autrement?, la voie aristotélicienne sera empruntée, mais très brièvement.

Cicéron expose à ses amis que l'âme est divisée en une partie rationnelle dont l'équilibre assure tranquillité et paix alors que l'autre partie est sujette aux perturbations

76 ROMANO Claude, Volonté, p. 1375 – 1380 in CASSIN Barbara, (Ed.), Vocabulaire européen des philosophies, Editions Le Robert et Seuil, 2004. Pour l’essentiel nous suivons son analyse qui elle-même s’ancre sur l’étude de P. - A. Gauthier : GAUTHIER P.-A., Saint Maxime le Confesseur et la psychologie de l’acte hu-main, Recherches de théologie ancienne et médiévale, Tome XXI, 1954

hostiles à la raison. Il est en fait deux sortes de perturbations, de passions: celles qui s'attachent aux biens et celles qui concernent les maux. Désir (libido) et joie (laetitia) s'opposeront à chagrin (aegritudo) et à crainte (metus). C'est poussé par la nature que l'on tendra (adpetimus) vers ce qui appartient au bien et qu'on s'éloignera des maux. Lorsque cela se fait avec calme et prudence, cet élan (adpetitio) est appelé volonté (voluntas) et se définit comme ce qui désire quelque chose avec la raison. Cette volonté, ce désir s'oppose à l'avidité (cupiditas) effrénée et au désir (libido) sans retenue.

Par conséquent, la volonté est désir, mais pénétré de raison et la nature guide le sujet vers les biens.

Le mot voluntas est donc employé par Cicéron pour traduire βουλήσις. Pourtant, il

n'apparaît pas que le sujet ait pu intervenir. Il semble que l'on reconnaisse l'action de la volonté à l'état de tranquillité comme si une phénoménologie de la situation morale suffisait à déterminer le bon parti.

Un retour vers les Stoïciens eux-mêmes s'impose. Mais auparavant, il faut s'attarder sur le livre deux où Cicéron parle de l'effort et de l'entraînement développant l'une des acceptions du terme volonté.

Et cet effort s'entend de deux manières, soit comme travail (labor), soit comme tension (contentio, εὐτονἰα). Le soldat supporte la douleur parce qu'il y est entraîné, et d'ailleurs l'armée se dit « exercitus ». Et cette exposition répétée aux souffrances de la caserne créera une habitude qui fortifie l'endurance à la douleur. Cet effort « est une fonction déterminée soit de l'âme soit du corps qui comporte une activité physique et morale

relativement pénible. »77D'autre part, la résistance à toute souffrance dépend de la

tension (contentio) de l'âme. L'homme courageux exhale parfois un soupir qui signifie, non un découragement ou une plainte, mais une force intérieure poussée à ses extrémités. Les stades, Circus Maximus ou Roland-Garros, sont remplis de ces ahanements gutturaux. De façon générale, rien n'existe sans cette tension de l'âme. Bref, avec la volonté comme désir ordonné à la raison, comme effort, comme tension, le sujet fixe l'horizon de son achèvement, se donne une méthode pour y parvenir et

définit le critère de toute action réussie. Le sujet vit dans un monde dont il sait les bornes déjà posées et il lui appartient d'en occuper tout l'espace.

Cette distance entre ce qu'il est et ce que les flux désordonnés de la vie ont fait de lui ne sera pas réduite par la volonté. Paul Veyne dans Passion, perfection et âme

matérielle dans l'utopie stoïcienne et chez Saint Augustin78, dit que la volonté est inutile,

qu'elle n'est chez les Stoïciens qu'un mot, que l'on errerait à doter l'homme d'une volonté de puissance tant l'ego stoïcien est pauvre et il ajoute que les dichotomies volonté et passion, entendement et volonté n'ont rien de stoïcien. Tout est affaire de tension qu'il suffit d'accroître en revenant constamment sur l'empreinte intérieure des sensations de sorte que le dessin se précise de plus en plus: « Il s'agira donc de se faire imprimer profondément la vérité à coups d'exercices répétitifs d'apprentissage de la doctrine. »79

Pour les Stoïciens, du moins pour ce que l’on pense être leur pensée, la volonté n’est pas une faculté, puisque les actions de l’âme ne se distinguent pas réellement les unes des autres, mais en sont des manières d’être. Bien plus, elle ne vise pas à lever un obstacle qui lui serait extérieur puisque le processus perceptif commence avec la partie hégémonique de l’âme pour lui revenir. Ainsi de la vision : d’abord un pneuma visuel, sorte de souffle visuel en forme de cône qui passe par la pupille et arrive dans l’air extérieur où il saisit une empreinte de l’objet, puis revient à la pupille qu’il modifie

pour constituer une image sensible soumise à une délibération intérieure.80 Tout

dépendra de l’attention, qui est ici corporelle. Et cette attention dépend de l’exercice

de vertus intellectuelles. Elles sont au nombre de quatre, selon Diogène Laërce81.

D’abord, l’absence de précipitation, qui est donner son assentiment quand il le faut, résister aux représentations non compréhensives et maîtriser ses assentiments. Absence de légèreté aussi : avoir une raison forte permettant de contrer les apparences. Troisième vertu : le sentiment d’irréfutabilité de sorte à ne pas être

78pp.684 – 712 in VEYNE Paul, L'Empire gréco-romain, Coll. Des travaux, Editions du Seuil, 2005

79p.700 in ibidem

80 On suit l’analyse d’André-Jean Voelke p.41 et 42 in VOELKE André-Jean, L’Idée de volonté dans le stoïcisme, Bibliothèque de philosophie contemporaine, PUF, 1973

entraîné vers le contraire. Enfin, l’absence de futilité, de frivolité qui détournerait les représentations de la raison.

Certes, la volonté est pour partie attention. Elle comporte aussi un moment de délibération, soit dans la connaissance, soit dans le choix du bien.

Connaître, c’est accueillir une impression d’un objet extérieur que l’âme aura suscitée. L’image remplace l’objet, ou plus exactement, l’envers de l’empreinte constitue une image qui se traduit en discours intérieur ou proposition. Si cette proposition n’est pas en contradiction avec ce qui est déjà connu, si elle correspond à quelque chose qui existe, l’assentiment peut être donné. Cela étant, les interprétations divergent. Il semblerait que Zénon accordait toute liberté à l’assentiment et la délibération était ouverte, alors que Chrysippe établissait un lien de détermination entre la proposition et l’assentiment de sorte qu’il était nécessaire. Question à laquelle Descartes s’affrontera !82

Le choix du bien se fonde sur une tendance foncière à incliner vers le bien, définie à ce stade comme la conservation de soi qui correspond à cette acceptation de soi par l’homme dès sa naissance. Cette tendance première sera remplie grâce à d’autres

tendances, pratiques, que Stobée83 énumère dans un certain désordre : dessein,

projet, préparation, entreprise, … Leur appartient l’inclination rationnelle, βουλήσις,

que Cicéron avait traduit, comme nous l’avons vu, par voluntas et qui s’oppose à l’inclination irrationnelle, ἐπιθυμία. L’inclination rationnelle comporte deux espèces : le

consentement, θέλησις, et le choix fondé sur une analogie ou αίρεσις, précédé d’un

choix préalable, προαίρεσις. Ce choix découle d’un raisonnement : de la force

physique, on passera à la force de l’âme, comme de l’enfant à l’adulte, comme d’un être privé de raison à un être raisonnable, indiquant par-là que l’analogie n’est pas quantitative, mais de genre.

Les Stoïciens auront introduit la notion de volonté comme tension, comme attention, comme choix délibéré. Elle n’est pas constitutive de l’homme.

82p.30 à 39 in ibidem

Cette volonté délibérante se trouvait développée chez Aristote84.

En effet, la volonté, ou désir, tout dépendant de la manière de traduire βουλήσις, relève

de l’action (πρ αξις). Elle fixe les fins, qui ne peuvent que viser immédiatement, ou

d’étape en étape, le bien. L’homme n’a pas à choisir le bien ou le mal ; il n’est pas libre de décider du bien et du mal. De sa nature, non plus il est responsable. Par contre, il lui appartient d’user correctement de ses dispositions et par conséquent, dans la

contingence du monde, de choisir les bonnes actions. Il délibérera (βουλήσις) sur les

moyens et fixera son choix, déterminera ses préférences (προαίρεσις). Le critère de

réussite est l’efficacité, la perfectibilité est assurée et l’imputation d’une responsabilité morale reléguée au second plan. Il est vrai qu’Aristote hésite aussi bien dans l’Ethique

à Eudème85 que dans l’Ethique à Nicomaque86 : théorie de l’action ou éthique de l’action. En tout cas, Aristote ne suppose pas un sujet moral institué, diront Crubellier et Pellegrin, « par une décision fondamentale qui nous fait choisir le bien contre le

mal. »87 Bref, « aborder la notion de προαίρεσις dans une perspective de la « liberté

de la volonté », c’est se condamner à attendre de ces textes aristotéliciens ce qui ne s’y trouve pas et à négliger ce qui s’y trouve. Ce qui ne s’y trouve pas, c’est une doctrine de la liberté et de la responsabilité. Ce qui s’y trouve, c’est une nouvelle contribution à une ontologie et à une anthropologie de l’action. »88

Cette philosophie de l’action comporte un aspect logique : le syllogisme pratique. Dans

Le Mouvement des animaux, Aristote oppose le syllogisme théorique dont la

84 RICOEUR Paul, Le Concept philosophique de volonté, Cours professé à l’Université de Montréal 18 septembre – 31 octobre, 1967, Edition électronique établie par Olivier Abel et Roberta Picardi, Fonds Ricoeur, 2014, http://www.fondsricoeur.fr/fr/pages/editions-digitales.html

85 Livre II chapitre 6 à 11 (1222b15 – 1228a15) in ARISTOTE, Œuvres complètes, sous la direction de Pierre Pellegrin, Flammarion, 2014 ou ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, Traduction, présentation, notes et bibliographie par Ri-chard Bodéüs, GF Flammarion, 2004

86 Livre III (1109b30 - 1115a) in ARISTOTE, Œuvres complètes, sous la direction de Pierre Pellegrin, Flammarion, 2014

87 p.168 in CRUBELLIER Michel, PELLEGRIN Pierre Aristote, Le Philosophe et les savoirs, Point Essais, « Philoso-phie », Editions du Seuil, 2002

88 p.125-126 in AUBENQUE Pierre, La Prudence chez Aristote, 1963, Quadrige, PUF, 2009. Michel Crubellier et Pierre Pellegrin confirment ce point de vue : « Plusieurs facteurs, en effet, convergent, qui contribuent à éloigner la théorie aristotélicienne de la délibération et du choix de ce qui, historiquement, en sortira, à savoir une éthique de la volonté libre. » p.168 in CRUBELLIER Michel, PELLEGRIN Pierre Aristote, Le Philosophe et les savoirs, Point Essais, « Philosophie », Editions du Seuil, 2002

conclusion est une proposition au syllogisme pratique qui se conclut par une action, les prémisses étant pour la majeure une opinion universelle et pour la mineure un particulier possible. L’action aura été décidée à la suite d’une délibération portant sur la subsomption du particulier au général et confrontant autant le désir que l’intellect. Ainsi préparée par le désir, il en découle une action : le processus de délibération,

affirme Morel, « est d’emblée parce qu’il est d’emblée animé par le désir. »89 Thomas

d’Aquin, disent Michel Crubellier et Pierre Pellegrin90, pensait, à tort, que la décision avait ses règles et que l’intellect, une fois le dossier instruit, était hors-jeu. La décision, autonome, se prononçait. Deux instances, deux facultés : l’intellect et la volonté. Aristote s’éloignait.

La notion de choix (προαίρεσις) venait de Platon qui l’avait employée dans le mythe

de l’Er où les âmes choisissent leur destin. Pierre Aubenque91 rappelle que Jaeger

interprétait ce passage comme une libération puisque ce n’est pas un démon qui tire au sort et que l’homme choisit ce qu’il sera. D’où perfectibilité et possibilité de l’éducation. Aubenque lui oppose que ce mythe met en évidence la responsabilité de l’homme et que désormais les ressorts du choix sont enfouis dans les très-fonds de l’âme. La volonté ne dépend plus de délibérations. Elle est libre. Le stoïcisme s’en souviendra.

Cette conception de la volonté ou de ce qui s’en rapproche ne joue aucun rôle dans

les chapitres Des Politiques92 où Aristote traite de l’éducation. On pourrait cependant

tirer des conclusions en pédagogie de son analyse de l’acrasie93 qui met en jeu le

raisonnement pratique, les notions d’action, de délibération et de choix.

Cicéron voit la volonté comme un désir raisonné, les Stoïciens l’incluent dans une délibération et la soumettent à l’entraînement des vertus intellectuelles. Aristote les y

89 p.203 in MOREL Pierre-Marie, Aristote un philosophe de l’activité, GF Flammarion, 2003

90 p.169 – 170 in CRUBELLIER Michel, PELLEGRIN Pierre Aristote, Le Philosophe et les savoirs, Point Essais, « Philo-sophie », Editions du Seuil, 2002

91 p. 127 – 129 in Pierre Aubenque, La Prudence chez Aristote, 1963, Quadrige, PUF, 2009

92 Livre VII fin du chapitre 15 – 17 (1334b – 1337a) et Livre VIII Chapitre 1 – 7 (1337a 10 – 1342a 30) p. 2516 – 2536 in Aristote, Œuvres complètes, sous la direction de Pierre Pellegrin, Flammarion, 2014

93 p.270 et sq. in ENGEL Pascal, “Aristote et la philosophie contemporaine de l'action”, on D. Charles, Aristotle's

Philosophy of Action, p. 266 – 274 in L'Age de la Science, III, 1990 et ENGEL Pascal, Aristote, Davidson et l'akrasia,

avait précédés puisque l’action englobe ce que l’on vise par l’idée de volonté et qu’il recourt au syllogisme pratique. Platon aurait évoqué un arrière-monde où émerge le sujet, puis son individualité, sa volonté.