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D’une autre traduction et d'une transposition

1. ANALYSE DU MOT VOLONTE

1.2. VOLUNTAS: CICERON ET BURGONDIO DE PISE

1.2.2. D’une autre traduction et d'une transposition

Au XIIème siècle, Burgundio de Pise traduit du grec en latin non seulement l’Ethique

à Nicomaque, mais surtout le traité de Jean Damascène intitulé : « L’Exposition de la foi orthodoxe », sorte de compendium ordonnant tout autant que résumant ce qu’il était

bon de croire ou de penser au sujet de l’homme et de Dieu, compendium qui appartenait à une trilogie dont les deux autres livres sont : Dialectica, De Haeresibus.

Jean Damascène parlera de la volonté. Le traducteur suivra. Au mot θέλησις il fera

correspondre voluntas. Et les lecteurs, qui pour la plupart ignorent encore le grec, prendront le mot et le concept, le vocable et la structure sémantique en lequel il est inséré.

Cette exposition de la foi orthodoxe traitait, en 10 chapitres, de Dieu, de l’homme, du Christ et de l’Eglise. La question de la volonté ne manqua pas d’apparaître au sujet de l’homme, de l’âme, de la double nature du Christ et de ce qui dépend ou non de nous. En effet, Dieu créa l’homme. Le corps, il le tira de la terre, et de son souffle vint l’âme rationnelle et intellectuelle. Il dota l’homme du libre arbitre. De par son âme, l’homme est à l’image de Dieu et il lui ressemble autant que possible par sa vertu. Il est sans péché et sa volonté (θέλησις) est libre (αὐτεξούσιος) : il s’autorise de lui-même, le mot le dit bien. Il est par conséquent capable de péché. A lui de choisir. Et l’on sait ce qu’il advint.

Son âme comporte deux groupes de facultés : celles qui concernent la connaissance et celles qui ont trait à la vie. D’un côté, l’intellect, la pensée discursive, l’opinion, l’imagination et la sensibilité ; de l’autre, le désir et le libre choix. Jean Damascène précise comment l’on passe de la sensation à la compréhension, puis au raisonnement de sorte que le mouvement de l’âme soit complètement achevé. Puis il passe aux facultés vitales ou appétitives. Comme la substance, comme tout individu désire être, vivre, se mouvoir et qu’il recherche un bien-être naturel et un état parfait, il n’est pas

étonnant qu’il possède une faculté appétitive appelée volonté (θέλησις). C’est un

vouloir (θέλημα), un appétit (όρεξις) rationnel et vital. A ne pas confondre avec

Accomplir une action suppose le processus suivant. D’abord, l’intention fixe le but. On mène une enquête et on examine la situation. Si cela dépend de nous, on délibère : faut-il s’impliquer ? On envisage les moyens. On juge sur ce qui est le meilleur à faire et on adhère au projet. Le jugement est arrêté, la résolution prise. Viennent enfin le moment de l’action et c’est l’épilogue. Le projet aura été conçu, puis évalué ; les acteurs en auront été convaincus. Il faut franchir le Rubicon, s’élancer. L’action a lieu. La tension baisse. Le désir premier est assouvi.

Cette analyse de l’action fait intervenir tous les éléments qui gravitent autour de la notion de volonté : intention, délibération, appétit, élan, choix, malgré les difficultés de la traduction du grec au latin, puis au français, ou du grec au français. De plus, la volonté est pensée comme faculté, c’est-à-dire comme puissance de …, comme une des parties de l’âme, comme quelque chose qui subsiste entre l’acte réalisé et le non-être. Jean Damascène semble la localiser dans l’aire frontale puisant l’information chez Galien.

Cicéron a traduit « βούλησις » par « voluntas » : élan calme et prudent impulsé par la

nature vers le bien. Burgundio traduit « θέλησις » par « voluntas » : une faculté

appétitive.

Reste la question, délicate, de la double nature du Christ, et donc de ces deux volontés. Des conciles se prononcent. Des églises se séparent. L’empereur byzantin prend parti et les papes se succèdent dans l’indécision. Disputes, exils, condamnations ne clarifiaient pourtant pas le problème. Jean Damascène le pose ainsi.

Le Fils de Dieu a une double nature et un double volonté, celle du Père et celle de l’homme. Comme il est unique, il est un seul voulant. Il veut de façon unifiée. Cependant, subsiste à l’état de trace sauvegardée et protégée la différence des volontés. Jean Damascène introduit une distinction entre la volonté comme faculté et la volonté comme acte : « On appelle donc le vouloir simplement pris volonté ou bien la puissance rationnelle, laquelle est un appétit rationnel ou un vouloir naturel ; pour le

vouloir de telle façon, autrement dit ce qui est soumis à la volonté, on l’appelle objet

voulu ou vouloir décidé.»94 La volonté est une puissance, une faculté et elle s’exerce

en tant que volition sur des objets particuliers. Jésus-Christ voudra en tant qu’homme

ce qui concerne son existence et en tant que Dieu ce que Dieu veut.

Que la volonté appartienne à l’homme par nature ne va pas de soi. Plusieurs arguments tendent cependant à le prouver. D’abord, si la vie végétative suppose les mouvements de nutrition, de croissance et de génération, si l’impulsion caractérise la

vie sensitive, le mouvement libre (αὐτεξούσιος) est le propre de la vie rationnelle et

intellective. Or, le mouvement libre ou libre arbitre n’est rien d’autre que la volonté. Donc, la volonté … D’autre part, l’homme dirige la nature : il est donc doté de volonté. Et puis l’homme est à l’image de Dieu : la nature divine comporte libre arbitre et volonté, donc ... Autre argument : la volonté peut être observée chez tous les hommes, or, ce qui est commun définit une nature, donc, … Et en plus, elle est égale chez tous les hommes. Dernier point, et non des moindres : elle ne s’enseigne pas. Les qualités naturelles sont données. Ainsi, « personne n’apprend à raisonner, à vivre, à avoir faim ou soif ou à dormir. »95

D’où vient ce libre arbitre, cette volonté qui s’autorise d’elle-même ?

Il faut distinguer ce qui est dit volontaire de ce qui est réputé involontaire, ce qui dépend de nous de ce qui est indépendant de nous, ce que nous faisons de plein gré ou ce que nous faisons de mauvais gré. Un critère suffit à les distinguer : ce qui est fait de plein gré suscite éloge ou blâme, ce qui ne dépend pas de nous entraîne pitié et indulgence. En outre, agir malgré soi est triste, l’action ayant été forcée, soit par la violence, soit par l’ignorance. A contrario, est action volontaire celle dont l’auteur connaît les éléments : agent, patient, objet de l’action, instrument, lieu, moment, mode de l’action et motif. Et Jean Damascène de distinguer entre ce qui est volontaire et qui a été précédé d’une délibération et ce qui est sans doute volontaire, mais sans pré-délibération. Deux exemples : nous agissons volontairement, mais sans y avoir réfléchi, lorsque nous sommes emportés par nos humeurs ; si un ami arrive à l’improviste, nous n’avons pas suscité cette visite, même si elle nous agrée. Autrement dit, ce que nous faisons de plein gré se répartit en deux groupes : les actions sans choix et les actions précédées d’une décision, et seules celles-ci relèvent de la volonté : « Au sens fort, toutes les opérations psychiques et celles dont nous délibérons relèvent de nous: la délibération porte sur les possibles qui s’équilibrent. Il y a équilibre des possibles en

95 p.83 in ibidem

ce que nous pouvons faire une chose aussi bien que son contraire. » 96

Cette volonté, ce libre choix, est enraciné dans l’être même. Tout ce qui est naît et change. La naissance implique changement. Ce qui est né change. Le changement, c’est passer du non-être à l’être, devenir quelque chose à partir d’une matière sous-jacente. Les êtres dépourvus d’âme subissent des altérations corporelles et les autres, ceux qui sont rationnels, changent au gré de leur délibération. Le rationnel se subdivise en spéculatif qui s’occupe des êtres en soi et pratique qui concerne la délibération. Esprit théorique et sagesse d’un côté, de l’autre délibération pratique et prudence. « Ainsi tout homme qui délibère le fait dans la pensée que le choix de ses actes lui appartient, en vue de choisir ce que sa délibération lui fait se proposer et en vue d’exécuter ce qu’il a choisi. »97

Par conséquent, non seulement la volonté est une faculté, mais elle est définie comme le pouvoir de dire oui ou non et elle s’autorise de la structure ontologique de l’homme, qui est mouvement. Jean Damascène joint réflexion sur l’esprit, anthropologie et ontologie.

Il s’était fortement inspiré de Maxime le Confesseur qui avait joué un rôle déterminant

dans la querelle de monothélisme et d’Ennius dont le traité: De la nature de l’Homme, fondera l’anthropologie chrétienne.

Il doit à Maxime l’ancrage de la décision, non plus dans l’intellect, mais dans la volonté et à Nemésius l’élaboration de l’homme chrétien.

En effet, Maxime distingue le vouloir naturel du vouloir gnomique. Alors qu’Aristote

posait le désir d’où émergeront le désir impulsif (θυμός), le désir de convoitise

(ἐπιθυμία) et le désir raisonnable (βούλησις), Maxime considère le désir raisonnable

qu’il appelle le vouloir naturel comme l’acte d’une faculté (δύναμις) appelée volonté

(θέλησις 98). « Cette faculté, dira P.-A. Gauthier, est une propriété de la nature humaine et c’est naturellement aussi que surgit en elle, dès qu’intervient une représentation simple, exclusive de toute délibération, l’acte qu’est le souhait, élevé ainsi pour la

96 p.353 in ibidem

97 p.355 in ibidem

98 Se reporter à la note 102 qui retrace l’histoire de θέλησις p.78 et 79 in GAUTHIER P.-A., Saint Maxime le

première fois à la dignité d’acte de volonté. »99 Au contraire, le vouloir gnomique est acquis. C’est le fruit de jugements portés librement sur les moyens de réaliser le désir raisonnable. Il est une disposition, une capacité forgée de question en question et qui s’actualise en décisions. On le nommera libre arbitre.

Jean Damascène reprend parfois mot pour mot Némésius et Maxime le Confesseur, chez qui confluent Aristote et ses commentateurs, les Stoïciens dans leur grande diversité, les Néoplatoniciens si proches du christianisme naissant, des courants réputés hérétiques suscitant des controverses qui forcent à la réflexion et la Bible dont les contours ne sont pas encore précisés. Et c’est une époque de Conciles, dont celui de Chalcédoine qui rejette le monothélisme, et donc de schismes qui affinent de dispute en dispute les concepts.

Ni Jean Damascène ni Némésius ni Maxime ne peuvent se penser sans Saint Augustin dont ils diffèrent cependant par leur ancrage en Aristote et, en tout cas pour Némésius, en Galien. Pourtant, Saint Augustin loge sa réflexion sur la volonté au cœur de

l’analyse d’Aristote au moment où est posé comme premier le désir (ὀρεξις), distingué

en un désir impulsif (θύμος), en un désir de convoitise (ἐπιθυμία) et en un désir

raisonnable (βούλησις), sans que la distinction soit réelle. Ce désir raisonnable

s’appuie sur un jugement de valeur porté au sujet d’une action possible et met en

mouvement l’âme. Il est donc subordonné à l’intellect.100 Rien de tel chez Saint

Augustin qui définit la volonté comme libre arbitre. Dieu l’a octroyée à l’homme. En effet, l’homme a besoin de cette volonté pour manifester son choix de bien vivre. Dit autrement : tout bien vient de Dieu, or l’homme est un bien, donc il vient de Dieu, et l’homme est un bien parce qu’il peut vivre correctement lorsqu’il le veut et parce que pour ce faire il peut vouloir.101

99 p.79 in ibidem

100 « C’est ce qui fait que la réaction anti-intellectualiste d’Aristote tourne court : il a bien pu placer au principe de la délibération l’intellect pratique le désir du souhait et faire résider dans ce désir la force motrice qui fera du jugement qui clôt la délibération un impératif, il n’en a pas moins dû, en définitive, faire de la décision un jugement et l’attribuer à l’intellect. » p. 63 in GAUTHIER P.-A., Saint Maxime le Confesseur et la psychologie de l’acte humain, Recherches de théologie ancienne et médiévale, Tome XXI, 1954

101 « Homo enim; quia ipse in quantum homo est, aliquod bonum est ; quia recte vivere, cum vult, potest. » in p.210 Saint Augustin, De libero arbitrio, in Œuvres de Saint Augustin, 1ère série, opuscules VI, dialogues philoso-phiques III, De l’âme à Dieu, Desclée de Brouwer et Cie, 1941

Tout avait commencé au Paradis. Dieu avait tiré l’homme, non de lui-même, mais du néant102, d’où la possibilité d’y retourner par le péché. Il l’avait créé droit, doté d’une bonne volonté103. Il était libre. Or, par orgueil, par désir d’une fausse grandeur, il s’est

détaché de Dieu pour tenter de devenir le principe de lui-même104. « Etre dans

soi-même, ou, en d’autres termes, s’y complaire après avoir abandonné Dieu, ce n’est pas

encore être un néant, mais c’est approcher du néant. »105. Cette possibilité du péché

provient du néant dont il est issu : le péché entache l’homme. Le péché est corruption,

moindre être et comme il advient par le libre arbitre, l’homme peut s’en libérer106. La

réalité du péché est l’orgueil, cette mauvaise volonté originelle. Par conséquent, l’homme, « comme il n’a pas voulu ce qu’il pouvait, veut maintenant ce qu’il ne peut pas.»107 En outre, il ne fait pas le bien qu’il veut et le mal qu’il ne veut pas, il le fait.108

Le précepte de Térence s’impose : « Ne pouvant faire ce que tu veux, tâche de vouloir ce qui se peut. »109

Cette volonté est mouvement vers un objet ou répulsion, désir ou crainte. Elle est aussi jouissance de cet objet ou souffrance d’en subir les effets: joie ou tristesse. Ces passions ne sont ni bonnes ni mauvaises. Elles seront qualifiées par la volonté bonne

ou la volonté mauvaise qui s’en saisira110. D’autre part, l’homme se résume à ses

102 p.34 où Ricœur tire trois conséquences de cette création à partir du néant : pas de matière éternelle, l’homme est séparé de Dieu et peut lui faire défection in RICOEUR Paul, Le Concept philosophique de volonté, Cours professé à l’Université de Montréal 18 septembre – 31 octobre 1967, Edition électronique établie par Olivier Abel et Ro-berta Picardi, Fonds Ricoeur, 2014 http://www.fondsricoeur.fr/uploads/medias/doc/cours/le-concept-philoso-phique-de-la-volonte-texte-integral.pdf

103 Chapitre XI in Livre 14ème SAINT AUGUSTIN, La Cité de Dieu, http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augus-tin/citededieu/

104 Chapitre XIII in ibidem

105 Chapitre XIII in ibidem

106 p.224 in MARION Jean-Luc, Au lieu de soi L’approche de Saint Augustin, Epiméthée, PUF, Seconde édition cor-rigée, 2008

107 Chapitre XV in SAINT AUGUSTIN, La Cité de Dieu, http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/citede-dieu/

108 p.356 in JERPHAGNON Lucien, Histoire de la pensée d’Homère à Jeanne d’Arc, Tallandier, 3ème édition, 2009

109 Chapitre XXV in SAINT AUGUSTIN, La Cité de Dieu, http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/ci-tededieu/

volontés. Rien n’est plus en sa puissance que sa volonté. Et cette volonté est

première111 . L’homme décide de laisser advenir la vérité et il est animé de bonne

volonté ou il retourne son regard sur lui-même et se contemple, ce qui est l’opération de la mauvaise volonté.

Mais d’où vient cette volonté, si ce n’est de ce mouvement qu’est la vie même. La nature est un fleuve et le temps sa dimension première. L’oubli révèle que l’homme est aussi mouvement si bien qu’il échappe à lui-même. Or, il recherche la stabilité et c’est en Dieu qu’il retrouvera cette unité où la lutte cesse désormais sous l’action de la grâce divine. S’y ajoute que l’âme devient son âme.

Avec Némésius nous sommes remontés au plus près de cette divergence fondamentale entre la volonté incluse dans un processus de décision où elle relève de l’intellect et la volonté qui définit la nature de l’homme. La volonté comme calcul ; la volonté comme destin. L’instrumental et le substantiel.

TABLEAU 3: L'APPARITION DU TERME VOLONTÉ DE L'ANTIQUITE À SAINT AUGUSTIN

Cicéron

Βούλησις traduit par voluntas ; désir raisonnable Effort : travail et tension

Stoïciens

Attention et délibération Dessein, projet, …

Aristote

Βούλησις comme délibération

Προαίρεσις comme décision, choix, …

Platon Προαίρεσις comme choix libre sans délibération Burgundio Θέλησις traduit par voluntas

Jean Damascène

Θέλησις libre αὐτεξούσιος Ὂρεξις appétit rationnel et vital Maxime le

Confesseur

Βούλησις comme désir raisonnable

Θέλησις comme faculté

111 p.228 in MARION Jean-Luc, Au lieu de soi L’approche de Saint Augustin, Epiméthée, PUF, Seconde édition cor-rigée, 2008

Némésius Repris par maxime le Confesseur

Saint Augustin Libre arbitre ; le sujet peut vouloir ; péché originel.