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La linéarisation de l’énoncé est la source d’une nouvelle complexité de/dans la phrase. Bien que le mot souffre de ne pas recevoir de définition claire, moyen terme entre le vocabulaire des mathématiques et de l’informatique et le métalangage grammatical, la

linéarisation est habituellement mentionnée, en linguistique synchronique, dans le cadre

d’études syntaxiques. Si elle ne va pas sans rappeler les règles transformationnelles de Harris notamment181, la notion de linéarisation est le plus souvent évoquée en référence à l’ordre linéaire des groupes dans la phrase. Mais elle est associée aussi à d’autres domaines de la linguistique, comme ceux de la phonologie (linéarisation interne) et de la morphologie (linéarisation externe) d’après Sauzet (1996) ou de la sémantique générative à visée cognitive (Chafe, Talmy ; in Fortis 2012) ; elle est également rappelée en filigrane de questions relatives au marquage graphique (ponctuation) dans les travaux de Foulin, Chanquoy & Fayol (1989) ou de Nunberg (1991) ; ou encore présentée comme la somme d’opérations diverses (sémantiques, lexicales, syntaxiques, textuelles, etc.) par Schneuwly (1991).

La linéarisation est donc une notion d’appréhension difficile : le flou substantiel qui l’entoure et ses domaines d’application multiples en font une notion de circonscription complexe. Et même lorsque l’étau est resserré sur la seule syntaxe, la linéarisation peine généralement à être définie de façon homogène…

« Linéarisation »

Par-delà les principes de la linéarité du signe saussurien et, partant, de la linéarité du

langage182, pain des structuralistes comme des distributionnalistes, la linéarisation se présente, dans le modèle transformationnel harrissien183 (1988/2007), comme une opération contraignant la combinatoire des unités syntaxiques (ou lexicales) dans la phrase :

Since the relation that makes sentences out of words is a partial order, while speech is linear, a linear projection is involved from the start. Every language has one or more normal linear projections. […] (Harris 1988 : 24)

It remains to consider the status of linearization among the constraints. If the partial order is taken to be the just relation of arguments to their operators, then the linear order among coarguments is an additional constraint (with its own "grammatical" meaning) and the linearization of the partial order (which contributes no meaning) is an additional constraint only in that it chooses one out of a number of possible linear projections of the partial order. (Harris 1988 : 26)

181 Sinon la « phrase linéaire » de Tesnière (1959). 182 Cf., par exemple, Cotte (1999).

183 Peut-être serait-il plus opportun de parler des modèles transformationnels harrissiens étant donné les changements apportés au modèle initial au fil des années (cf. Fuchs & Le Goffic 1992).

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L’ordre linéaire résulte ainsi du choix d’une projection possible parmi plusieurs qui auraient pu être générées à partir des mêmes entrées définies en amont au niveau de la structure applicative ou de l’ordre partiel184 :

[…] les phénomènes réunis sous l’appellation de mise en ordre partielle ne rendent pas compte de toutes les contraintes en jeu dans la construction de la phrase, en particulier de celles qui commandent la succession des mots sur l’axe syntagmatique. Harris utilise le terme de « linéarisation » pour désigner ces contraintes d’un ordre différent qui régulent « l’ordre linéaire entre les co-arguments » (Harris, 2007 : 43). (Depoux 2017 : 34)

Étant donné qu’une même structure applicative « peut souvent être linéarisée de plusieurs façons » (Daladier 1990 : 67), une même structure initiale peut donc générer plusieurs phrases plus ou moins proches suivant les opérateurs mobilisés lors de la linéarisation : « Pierre mange parfois trop » et « Parfois, Pierre mange trop » sont ainsi les résultats de deux linéarisations différentes de la même structure de base. Une même structure applicative trouve donc matière à se déployer sous différentes formes suivant la linéarisation subie ; c’est ce qu’explique notamment Daladier (1990) :

Une structure applicative peut être linéarisée sous la forme d’une phrase, ou le cas échéant de plusieurs phrases s’il y a plusieurs façons de concaténer les mots, en lui appliquant des règles de linéarisation. Par exemple, la structure applicative : longtemps < a dormi < Jean, peut être linéarisée de plusieurs façons : Jean a longtemps dormi, Jean a dormi longtemps. Une phrase ambiguë a plusieurs structures applicatives qui rendent compte de chacune de ces interprétations. Chaque structure d’interprétation peut elle-même être éventuellement linéarisée de plusieurs façons. Ces règles n’ont pas été explicitement formulées pour l’ensemble d’une langue mais elles sont relativement simples à imaginer pour le français et l’anglais. Les règles de linéarisation sont définies sur les structures applicatives c’est-à-dire qu’elles dépendent du statut applicatif des mots. Elles peuvent aussi dépendre de traits lexicaux ; par exemple en français, le sujet ou plus précisément l’argument de rang d’un opérateur se concatène à gauche si cet opérateur a une forme verbale, à droite s’il a une forme nominale : Jean a décrit..., la description de Jean... (Daladier 1990 : 68) Dans son ouvrage Language and Information (1988), Harris fait état, en outre, de deux opérateurs qui caractérisent véritablement la linéarisation et qui, semblerait-il, sont rencontrés dans de nombreuses langues. Il s’agit de l’antéposition ou du déplacement en tête de phrase (fronting) d’une part ; de l’interruption de la phrase (interruption) d’autre part.

There are two main alternative linearizations in many languages, including English. One of them is "fronting" : bringing a word toward the front of the sentence, especially when it is, so to speak, the topic of the sentence. An example is John I have long distrusted from I have long distrusted John. The other is to interrupt a sentence with a whole subsidiary sentence. For instance, in The opposition was unprepared an interruption could yield The opposition – so John said – was unprepared. (Harris 1988 : 25)

Si « L’importance accordée par Harris dans ses travaux à la notion de transformation a sensiblement évolué au cours des années » (Fuchs & Le Goffic 1992), ce qui complique bien souvent la définition qu’il convient de réserver à des opérations telles que la linéarisation, il n’en reste pas moins que le modèle transformationnel de Harris a pour constante et moteur les transformations, qui permettent le passage d’une structure syntaxique/informationnelle à une autre.

184 Harris définit l’ordre partiel de la façon suivante : “for each word (man, sleep, wear, assert, entail) there are zero or more classes of words, called its arguments, such that the given word will not occur in a sentence unless one word – any word – of each of its arguments classes is present, in a stated position next to it” (1988: 12).

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Ce passage d’un état premier de la phrase à un autre, ou d’une première représentation arborescente de la phrase à un état linéarisé de celle-ci, fait également penser à Tesnière qui opposait pour sa part la phrase structurale, qu’il qualifiait alors de « vraie phrase » (19652 : 20), à la phrase linéaire qui en résulte lorsqu’on parle :

parler une langue, c’est en transformer l’ordre structural en ordre linéaire […] (Tesnière 19652 : 19) […] syntaxiquement, la vraie phrase, c’est la phrase structurale dont la phrase linéaire n’est que l’image projetée tant bien que mal, et avec tous les inconvénients d’aplatissement que comporte cette projection, sur la chaîne parlée. (Tesnière 19652 : 20)

Dans ce cadre, la linéarisation, qui se laisserait décrire comme le passage de la phrase structurale à la phrase linéaire, métamorphose les connexions syntaxiques repérables sur les stemmas tesnièriens en groupes, ou séquences, dans la phrase linéaire :

Le principe fondamental de la transformation de l’ordre structural en ordre linéaire est de transporter les connexions de l’ordre structural en séquences de l’ordre linéaire, de façon que les éléments qui sont en connexion dans l’ordre structural se trouvent en voisinage immédiat sur la chaîne parlée. (Tesnière 19652 : 20)

Présenter à la suite les modèles de Harris et de Tesnière peut évidemment paraitre curieux dans la mesure où, hormis finalement la linéarisation et le principe des arguments dépendants du verbe (Tesnière) ou plus largement d’autres mots (Harris), les deux théories syntaxiques n’ont que peu de points communs. À la différence de Tesnière (1959) par exemple, Harris (1988) ne considère pas la phrase linéaire comme l’« aplatissement » de la phrase structurale originelle, mais bien comme une transformation substantielle même de celle-ci. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la

linéarisation, dans la tradition ou l’héritage harrissien, renvoie prioritairement aux

opérations d’extraction, de détachement, de déplacement, etc. Ainsi, les phrases Pierre

offre un cadeau à Marie et À Marie, Pierre offre un cadeau présentent la même structure

syntaxique de l’avis de linguistes comme Gerdes (2002 : 37), ainsi que la même structure sémantique (ibid.).

Ces deux phrases ont aussi bien la même structure syntaxique que la même structure sémantique. Et pourtant, tout locuteur natif de cette langue sera d’accord de dire qu’il existe une différence entre ces deux phrases : elles se distinguent au fait par leur structures communicatives (Polguère 1990 et Mel’čuk 2001) ou encore informationnelles (Lambrecht 1994). (Gerdes 2002 : 37)

Les linéarisations différentes trahissent cependant une structure informationnelle différente, une répartition inégale des informations dans les zones thématique et rhématique de l’énoncé. C’est un fait que nous avions observé déjà dans nos travaux de recherches à travers l’étude de la portée de l’adverbe corrélatif syntagmatisant plus et de sa faculté, en particulier, d’attirer à lui un support adjectival ([1]).

(125) Plus on attendra pour le faire, plus grands seront les sacrifices exigés. (M. 12 octobre 74, in Allaire 1982 : 404)

En effet, l’antéposition de l’adjectif sur lequel porte parfois plus spécifiquement l’adverbe plus, peut illustrer l’un des mouvements opérables lors de la phase de linéarisation et témoigner des conséquences qu’un tel déplacement engendre par rapport à la structure informationnelle de la phrase. Comparons à cet égard les figures (50) et (51) qui détaillent la structure des prédications « plus leur gloire sera grande » et « plus

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ainsi que la modification de la portée de l’adjectif, intraprédicative en (50) mais extraprédicative en (51)185.

Figure 47 – Représentation arborescente de la prédication « plus leur gloire sera grande »

Figure 48 – Représentation arborescente de la prédication « plus grande sera leur gloire »

Le mouvement syntaxique opéré entraine ainsi une thématisation de l’adjectif qui, s’il fonctionnait initialement en déterminant du verbe (attribut) en (50), devient un complément de cadre en (51). D’intraprédicatif qu’il était, l’adjectif devient donc de portée extraprédicative. Il échappe dès lors à la zone rhématique de la phrase (dessinée par le groupe prédicatif) pour intégrer la zone thématique.

Ce rapport entre la linéarisation et la structuration informationnelle de la phrase fait par ailleurs songer aux travaux de Kefer (1983, 1989 ; d’après Reighard 1991), auteur qui a proposé une autre application de la linéarisation. Dans le modèle qu’il a élaboré, Kefer oppose les constructions syntaxiques proprement dites aux règles de linéarisation,

185 Nous laissons volontairement de côté, ici, la question de l’inversion du sujet et du verbe qui fera l’objet d’un traitement spécifique à la section « Lecture thétique & syntaxe » (infra).

Noyau (GDN) Prédicat (GDV) NV (V) sera DétV (GDAdj) Phrase (GP1) Dét ø N (Adj) grande N (N) gloire Dét (Adj) leur Dét.rel. (Adv) plus Noyau (GDN) Prédicat (GDV) NV (V) sera Dét.rel. (Adj) grande Phrase (GP1) N (N) gloire Dét (Adj) leur Dét.rel. (Adv) plus DétV ø

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étroitement liées aux marqueurs pragmatiques comme les focus, thème, opposition entre informations nouvelle et ancienne, etc. Cette position semble rejoindre à certains égards celle de Pottier qui, dans son ouvrage Théorie et analyse en linguistique, envisage « l’acte langagier comme une succession de mises en structures » (19922 : 121) dont la dernière se trouve être la « mise en chaîne » (ibid.), c’est-à-dire la « Linéarisation définitive, [le] choix de l’ordre discursif de présentation des événements, [le] recours à des procédés subjectifs d’expression » (ibid.).

Pour notre part, nous avons opté pour une linéarisation à mi-chemin entre les positions de Tesnière et de Harris, plus proche de la philosophie de Kefer ou de Pottier : la

linéarisation ne procède pas de règles de réécriture (Harris) mais elle ne se présente pas

non plus comme la mise à plat syntaxique d’une structure hiérarchique liminaire bien qu’elle conduise in fine à la « phrase linéaire » de Tesnière. Elle se présente plutôt comme une phase de détermination de l’ordre de présentation des informations, au cours de laquelle certains déplacements syntaxiques peuvent être opérés par rapport à la phrase syntaxique initiale qui donnait déjà à voir, elle, toutes les relations d’incidence (ce qui implique • que cette première représentation/structure présentait déjà l’ensemble des coordinations ou subordinations de prédications ; • que, syntaxiquement, seuls les lieux d’incidence (et donc la portée) de groupes spécifiques peuvent encore changer/être modifiés par la linéarisation). Comme chez Harris, donc, la linéarisation peut s’accompagner d’éventuelles modifications de l’ordre de présentation des constituants, par un mouvement d’extraction/détachement par exemple, ou d’une passivation de la phrase, lesquelles entrainent au passage une altération de la présentation des informations dans l’énoncé syntaxiquement « modifié »/linéarisé. En fait, d’un point de vue syntaxique, la linéarisation couvre en grande partie pour nous l’ensemble des opérateurs

paraphrastiques (par opposition aux opérateurs incrémentiels ; cf. Fuchs & Le Goffic

1992) listés par Harris en 1968 (Mathematical structures of language) :

- les opérateurs incrémentiels construisant des suites syntaxiques complexes comme, p. ex., les coordonnées, les subordonnées, les relatives, les comparatives, les phrases comportant des faits de dérivation ou d’adjectivation ; ces opérateurs changent le sens des phrases sources,

- les opérateurs paraphrastiques, intervenant après les précédents pour réaliser des réarrangements comme : changement dans l’ordre séquentiel, effacement ou pronominalisation de morphèmes, variations morphophonématiques ; ces opérateurs ne changent pas le sens des phrases sources. (Fuchs & Le Goffic 1992)

À la différence de Harris et de Tesnière toutefois, la linéarisation, telle que nous la concevons, ne concerne pas seulement des faits de syntaxe ; agissant prioritairement sur la dimension informationnelle de la phrase, elle peut très bien n’être que sémantique. Cette opération est alors rendue possible par un outil particulier : la lecture thétique. Compte tenu de l’ensemble de ces indications, nous proposons donc de la linéarisation la définition suivante : phase de réorganisation de la répartition de l’information dans

l’énoncé ; soit sémantiquement par le recours à la « lecture thétique », soit syntaxiquement par le biais de déplacements syntaxiques internes à la phrase, avec modification en conséquence du point d’incidence liminaire du groupe du fait de son déplacement dans la prédication. Ce mouvement syntaxique altère généralement la

présentation des informations dans l’énoncé : le déplacement à gauche provoque une

thématisation de l’élément, soit son reversement dans la zone thématique de la phrase,

tandis que le déplacement à droite entraine par contre une rhématisation du groupe déplacé, l’élément déraciné finissant sa course dans la zone rhématique de la phrase.

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Comme on le constate par le biais de cette définition, la linéarisation nécessite donc d’être décrite en parallèle d’autres notions, comme celles de thème et de rhème186,

Thème (>< rhème)

(analyse syntaxique de la phrase et de l’énoncé) La structure logique qui rend compte d’un procès est constituée d’une part d’un thème et d’autre part d’un rhème, le thème exprimant ce dont on parle, ce dont on affirme ou nie quelque chose. Le correspondant grammatical du thème est, généralement, le noyau de phrase (sauf, en fait, dans la tournure unipersonnelle). (Van Raemdonck 20111 : 423)

Rhème (>< thème)

(analyse syntaxique de la phrase et de l’énoncé) La structure logique qui rend compte d’un procès est constituée du thème (ce dont on parle, ce dont on affirme ou nie quelque chose) et du rhème (ce que l’on dit du thème, l’information apportée à propos du thème). Syntaxiquement, l’information du rhème est généralement portée par le prédicat. (ibid. : 420)

de zones thématique et rhématique187,

En fait, la zone thématique peut être identifiée syntaxiquement comme l’espace qui inclut le noyau de phrase ainsi que ses apports, à l’exclusion du prédicat, qui constitue, quant à lui, la « zone rhématique », espace réservé à l’information nouvelle. La relation prédicative est un espace de médiation entre ces deux zones. Ses apports (déterminants, prédicats seconds et déterminants de l’énonciation ; […]) sont reversés à l’une ou l’autre zone selon la place que l’énonciateur leur assigne dans la linéarité de son énoncé. (Van Raemdonck 20111 : 109)

et surtout, selon nous, de la lecture thétique qui en est le principal instrument, par opposition au jugement catégorique.