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Fiabilité du marquage lexical

La question de la fiabilité du marquage lexical se déploie de deux manières différentes selon que (i) l’on considère uniquement les modes de la subordination et de la

coordination et leur rapport aux deux types de conjonctions, ou (ii) que l’on y ajoute de

surcroit la juxtaposition et que l’on admette l’hypothèse d’un marquage de ce mode au moyen des adverbes de liaison207. Dans le premier cas, le problème rencontré a exclusivement trait au rapport établi, et trop souvent coulé à tort dans le bronze, entre un connecteur conjonctif et un mode de liaison particulier. La prise en considération des adverbes de liaison comme marques lexicales d’un troisième mode de liaison qu’est la « juxtaposition » appelle en parallèle deux autres points de discussion : l’un concerne le statut grammatical de ces adverbiaux connecteurs tandis que l’autre a trait à la pertinence de considérer la juxtaposition comme un mode de liaison. Parce que la première partie de ce mémoire d’habilitation a déjà partiellement répondu à cette deuxième question, procédons dans l’ordre inverse de la présentation de ces différents problèmes et commençons donc par discuter le statut des adverbes de liaison et leur rapport à la juxtaposition.

1. JUXTAPOSITION ET ADVERBES DE LIAISON

En dépit de son entrée tardive dans la nomenclature grammaticale ([26], [a]), le terme

juxtaposition couvre aujourd’hui un large spectre de phénomènes syntaxiques dont il

reste difficile de cerner l’ensemble des contours : comme le soulignait déjà Buyssens, « Il suffit de comparer quelques auteurs pour constater qu’il n’y en a pas deux qui disent la même chose à propos de la juxtaposition, de la parataxe ou de l’asyndète » (1974 : 19). Car l’un des premiers problèmes appelés à ce jour par la juxtaposition a trait à la polysémie du terme et aux croisements terminologiques, accrus au fil des périodes, de la notion grammaticale avec d’autres termes tels que :

• la parataxe (Juret 1933, Le Bidois & Le Bidois 1938, Meillet 1958, Dubois & al. 1973/2012, Gobbe & Tordoir 1999, Bureau 1978, Neveu 2004, Porée 2011, etc.) ;

• l’asyndète (Le Bidois & Le Bidois 1935, Grevisse 1980, Hobæk Haff 1987, Vincenot 1990, Deléchelle 1993, Lagane 1995, Tassard 1996, Marcotte 1997, Forsgren 2000, Stoye 2014, Grevisse & Goosse 2016, etc.),

• mais aussi, plus occasionnellement, l’apposition (Etienne 1895, Abbés Calvet & Chompret 1920, Brunot 1933, Le Bidois & Le Bidois 1938 : t.2, Lérot 1993, etc.).

notre part, au terme d’une description de leur fonctionnement et d’une analyse multiforme de la structure à la construction de laquelle ils participent, une analyse en adverbes (paradigmatisants). Cf. [1], [19], [52]. 207 À ce niveau, les connecteurs prépositionnels posent en revanche moins de problèmes.

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Cette rencontre terminologique, déjà évoquée par Avanzi & alii (2007) ou Béguelin (2010) à partir de la notion de parataxe, par Bonhomme (2010) à travers le cas de l’asyndète, ou, plus largement, par Antoine (1958), Buyssens (1974) et Garrette (1977) qui ont étudié conjointement les noms juxtaposition, parataxe et asyndète, n’est pas résolue à ce jour. Les limites de la juxtaposition restent définitivement mal établies, constat qui réinterroge directement la pertinence de conserver aujourd’hui la juxtaposition comme mode de liaison voire, même, comme notion grammaticale.

Pour notre part, nous avons choisi d’écarter la juxtaposition de la liste des modes de liaison208 mais aussi, plus largement, de nos travaux en syntaxe. Controversée et improductive, à l’origine de plus de problèmes qu’elle n’en résout, la juxtaposition ne peut être retenue selon nous au titre d’outil d’analyse. Elle est tout au plus un terme du langage courant, pour désigner, conformément à son étymologie, le placement d’unités (linguistiques, mais pas seulement) côte à côte.

Partant, si la juxtaposition n’est pas un mode de liaison, il ne saurait y avoir d’adverbes de liaison la marquant lexicalement bien que ce soit là une option défendue quand même par quelques-uns. En effet, alors que la juxtaposition est généralement définie comme le mode de la liaison non marquée du point de vue lexical, nous avons rencontré quelques auteurs dont le discours déroge à ce principe : Andersen (1995) et l’Académie française (1932) admettent par exemple la possibilité, pour la juxtaposition, d’être exprimée au moyen de connecteurs adverbiaux (Andersen, cf. exemples 140 à 143 ; Académie française, cf. exemple 144).

(140) Son personnage lui avait politiquement échappé, alors il l’a symboliquement tué. (Le Figaro, « "Pepe la grenouille", devenue symbole de l’extrême droite, tuée par son créateur », 9 mai 2017 : en ligne)

(141) « Le béton, c’est une éponge, alors il faut vraiment siphonner toute l’eau qui se retrouve dedans », a insisté M. Brosseau. (Le Journal de Montréal, « Restaurer après une inondation : il faut tout enlever "jusqu’au béton" », 5 mai 2017 : en ligne)

(142) Le coupable ne peut être qu’Oscar Lecoq. C’était le dernier des onze, il a tué tous les autres puis il est mort sous la porte par accident. (MS : 22)

(143) GLUCK : Ah, ah. Sherlock Holmes lui-même est traité à plusieurs reprises de « sorcier » dans le Canon, pourtant sa méthode est des plus simples. (MS : 31)

(144) Plus on monte dans la hiérarchie, moins on stresse (Le Monde, titre d’un article, 2 mai 2017 : en ligne)

Pourtant, ces adverbes sont le plus souvent assimilés à des items coordonnants dans les manuels scolaires (e.g. Mot de passe CM2 2011209) ou dans les grammaires contemporaines (e.g. Braun & Cabillau 2007 ; Grevisse & Goosse 201616 ; Riegel, Pellat & Rioul 20166).

Il y a coordination […], lorsque la phrase complexe est formée d’une séquence de propositions juxtaposées dont la dernière au moins est reliée aux autres par un mot de liaison, qui peut être soit une conjonction de coordination, soit un adverbe de liaison (Riegel, Pellat & Rioul 20166 : 781)

208 Qui, pour nous, est définitivement binaire : subordination versus coordination. Cf. partie 1.

209 « Une phrase complexe contient plusieurs verbes conjugués, donc plusieurs propositions. Ce peut être plusieurs propositions indépendantes. Dans ce cas, elles sont reliées entre elles : […] - par une conjonction de coordination (mais – ou – et – donc – or – ni – car) ou par un adverbe (alors – puis – ensuite…). Ce sont des propositions coordonnées » (Mot de passe CM2, 2011 : 198).

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À ce titre, les adverbes de liaisons abondent dans le sens d’une coordination marquée plus qu’ils ne défendent l’option d’une juxtaposition formelle.

En outre, l’option d’une absence de lien entre la juxtaposition et les connecteurs adverbiaux est renchérie pour nous par le fait même que, comme en présence d’une conjonction de coordination, les unités linguistiques jointes par un adverbe de liaison demeurent souvent homofonctionnelles210 : généralement, aucune relation d’incidence externe n’est remarquée entre les deux groupes (syntagmatiques/propositionnels) liés par l’adverbe connecteur, propriété définitoire du mode de la coordination. Car dans un système fondamentalement binaire, il ne peut y avoir de troisième option : structurellement, et donc indépendamment de la question du marquage, soit une relation d’incidence est remarquée, soit elle ne l’est pas. Cette façon d’envisager les liaisons syntaxiques implique en outre de pouvoir ramener les énoncés comme plus…plus illustré en (144) à l’un des deux seuls schémas possibles : en regard du critère de l’incidence, il ne peut s’agir que d’une coordination de deux propositions (pas de liaison d’incidence entre les séquences linguistiques jointes) ou d’une subordination de la première proposition à la deuxième (liaison incidentielle)211.

Au final, il parait donc hasardeux de retenir le critère des adverbes connecteurs comme marques lexicales de la juxtaposition, principe qui est d’ailleurs rejeté par la grande majorité des auteurs d’hier et d’aujourd’hui.

2. RAPPORT DES CONJONCTIONS AUX MODES DE LA COORDINATION ET DE LA SUBORDINATION

La question du marquage ne doit par ailleurs pas occulter le problème, bien connu de tous les linguistes, de l’absence de garantie qu’offrent les conjonctions en matière d’identification du type de connexion syntaxique. Le problème d’indexation des termes connecteurs n’est pas récent : « Critère peu sûr », écrivaient déjà Le Bidois & Le Bidois (1938, t.2), cette pratique s’apparente même à « un cercle vicieux. Car si la nature de la proposition dépend de celle de l’outil syntaxique qui lui sert d’introducteur, et la nature de ce dernier, de celle de la proposition introduite, alors nous sommes au rouet » (ibid.) – remarque qui, pourtant, ne les avait pas empêchés de préserver la correspondance entre le mode de liaison et la nature de la conjonction… Brunot avait déjà réalisé le même constat deux années plus tôt :

Indécision dans le caractère de diverses phrases. – Il n’est pas toujours facile de reconnaître s’il y

a subordination. On s’en fie aux conjonctions : car est coordonnant, parce que est subordonnant. Le critère est peu sûr, et avec certaines conjonctions il fait défaut. De sorte que est aussi bien coordonnant que subordonnant. De même les synonymes : de manière que, etc., ex. : il vous a donné le denier à Dieu ? Oui. De sorte que l’appartement est loué. On peut faire des observations analogues sur tandis que, au lieu que. (Brunot 1936 : 27)

Les trois séries d’exemples contemporains données ci-dessous (145 à 147) témoignent bien de la pertinence, aujourd’hui encore, du problème soulevé hier par Brunot (1936) et Le Bidois & Le Bidois (1938).

210 Sauf dans certaines structures corrélatives isomorphes, par exemple : plus…plus, autant…autant, etc. 211 Pour rappel, en ce qui nous concerne, nous avons opté pour la voie de la subordination en regard de la focalisation possible de la première prédication. Cf. [1], [38], etc.

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(145) (a) j’aime bien ce jeu car il y a des robes qui sont trop belles et parce que ma passion c’est les chevaux (et surtous les licornes) ! (internet, http://www.jeux-fille.fr/jeux-habillage/jeu-de-la-licorne.html)

(b) Plus pessimiste, Francis, retraité comme beaucoup de votants, pense que le PS « ne va avoir aucun candidat au second tour ». Dans l’isoloir, il a mis le nom de Manuel Valls dans l’enveloppe « car il dégage une belle autorité et parce qu’il n’est pas guidé par une idéologie ». (Courrier picard, « De Lille à Toulouse, les sympathisants socialistes votent souvent sans entrain », 22 janvier 2017 : en ligne)

Dans ce premier lot d’exemples, la coordination d’une prédication ouverte par car avec une proposition ouverte par parce que questionne en effet directement l’indexation différente de ces deux connecteurs : ou bien le premier n’est pas une conjonction de

coordination, ou bien le second ne serait pas tant une conjonction de subordination.

(146) (a) J’ai bavardé un peu follement, comme il m’arrive toujours quand je vous écris, mais c’est

car vous me suggerez une telle congénialité, une telle charge d’amitié que je m’abandonne

de la façon la plus désarmée. (F. Fellini, G. Simenon, Cl. Gauteur, Carissimo Simenon, mon cher Fellini, 1998, p. 78)

(b) Sur Instagram, Zlatan a posté une photo où il pose face à Paul Pogba. En légende, il taquine son nouveau camarade : "Finalement, mon maillot l’a fait revenir". Insinuant que

c’est car il a vu que Zlatan a signé à Manchester qu’il s’est lui aussi décidé à venir. (Public,

« Paul Pogba et Zlatan Ibrahimovic : Déja complices à Manchester ! », 14 aout 2016 : en ligne)

(c) Vous croyez que c’est car il a un problème d’alcool qu’il ne sait pas gérer sa com ? Mais il l’avait très bien gérer jusque là en faisant silence radio. (NouvelObs - Rue 89, commentaire suite à l’article « Renaud, téléthon à lui tout seul d’une presse garde-malade », 22 juin 2015 : en ligne)

Cette deuxième série d’exemples témoigne de surcroit de la possibilité de focaliser une proposition ouverte par car. Or, en admettant que le clivage en c’est…que traduise l’intégration syntaxique d’un groupe (syntagmatique ou propositionnel) dans une phrase (matrice) comme nous le pensons (cf. partie 1), ces trois énoncés ne vont donc pas sans questionner une nouvelle fois le statut de conjonction de coordination du mot car : la proposition qu’il ouvre étant focalisable, car serait-il finalement un marqueur de subordination ? Une réponse positive à cette dernière question n’étonnerait pas en regard de l’énoncé qui suit,

(147) Si je te demande où tu vas, ce que tu fais, qui t’écrit, c’est car je crains qu’il ne t’arrive quelque chose ou que tu ne sois menacé par des gens qui te veulent du mal. (Demey C., L’éducation par les mots, 2007, p. 61)

où le remplacement de parce que par car dans la construction « Si…, c’est parce que… » ne semble poser aucun problème.

Car n’est évidemment pas un cas isolé. Au contraire, les exemples abondent. Nous

avions d’ailleurs interrogé déjà le statut de et à plusieurs reprises dans la première partie de ce mémoire d’habilitation ; de même que la nature de que, avec qui le connecteur et alterne dans les subordinations inverses. Ni en est un autre exemple : prototypiquement rangé parmi les conjonctions de coordination, nous avons rappelé ci-dessus les raisons qui nous poussent à l’indexer aux côtés des adverbes connecteurs, en particulier de type paradigmatisant212. S’en remettre aveuglément aux marques lexicales reste donc une pratique périlleuse : dans la mesure où les conjonctions de coordination ne font pas plus la coordination que les conjonctions de subordination ne traduisent une subordination, il

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nous semble trop hasardeux de retenir le critère de la carte d’identité du connecteur comme indice de la nature de la relation syntaxique qu’ils marquent.