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B. SCHEMA D’EVOLUTION DES LANGUES (CADRE THEORIQUE)

III. Morphosyntaxe: Français

1. Le système verbal

Les premiers verbes apparaissent entre l’âge de 1 ; 3 et 1 ; 5 ans après une période pendant laquelle les phrases sont composées généralement exclusivement de noms. On trouve un grand nombre de formes non conjuguées parmi ces premières occurrences, les premiers exemples de formes conjuguées émergeant vers l’âge de deux ans.

Les formes non conjuguées englobent les participes passés et les infinitifs. Elles apparaissent très tôt dans le processus d’acquisition du langage et persistent jusqu’à

l’âge de trois ans environ. Elles ne sont jamais accompagnées de pronoms sujets clitiques. Ces derniers surviennent en même temps que les formes conjuguées. C’est d’abord le présent qui est utilisé. Le passé composé et le futur arrivent plus tard, ainsi que l’imparfait, et les constructions modales nécessitant l’usage d’un auxiliaire les suivent encore après. On observe également que les premières formes conjuguées sont à la troisième personne du singulier. Les première et deuxième personnes apparaissent trois ou quatre mois après. De plus, l’accord de personne s’effectue avant l’accord en nombre.

LILA CALIA

P1 Formes conjuguées : indicatif présent (pers.3)

non c’est maman (P1E2, TP19) i est où papier (P1E2, TP94) il est là manège (P1E3, TP89)

le dadagon* (dragon) i cache (P1E4, TP118)

Formes problématiques (pers.1)

ma ya envé* (enlevé/er) ma shirt mon pull (P1E1, TP5)

ma ya gane* (regarde) a photo (P1E2, TP1)

ma ya voir a poto* (photo) (P1E2, TP16) ma ya mange (P1E2, TP55)

Formes non conjuguées : infinitifs X pas tomber …. Zz pas tomber (P1E3, TP21)

Formes problématiques maman X a mangé (P1E3, TP3) ya bouit* (bruit) (P1E3, TP29)

P2 Formes non conjuguées : participe ça y est maman tout fini moi (P2E5, TP172)

Formes conjuguées : passé composé (pers. 2)

as vu Maëlenn est XX (P2E2, TP95) Formes conjuguées : impératif (pers.2) non laisse-moi (P2E4, TP104)

Formes problématiques :

ma ya laver moi taleur (P2E2, TP11)

Formes conjuguées :

indicatif présent (pers.3) mom chante baby (P2E1, TP35)

Formes conjuguées : impératif (pers.2)

dépêche n’gonna au bain (P2E4, TP28)

indicatif présent (pers.3) XX est bon (P3E3, TP26)

é/i tombe (P3E4, TP81)

Formes conjuguées : imparfait (pers.3)

XX hot c’était fumée come out (P3E3, TP92)

P4 Formes non conjuguées : infinitif maman toi lire ! deux mains ! (P4E4, TP34)

Formes conjuguées : présent (pers.1) pou* (peux) pas lacraper* (l’attraper) (P4E6, TP73)

Formes conjuguées : passé composé (pers.3)

elle a pané* (perdu) son bonnet par terre (P4E4, TP90)

Formes problématiques : claire expression du temps

- Passé composé

ma ya coupé pou* (pour) piti* (petits) morceaux (P4E6, TP5)

oh moi y la acrapé* (l’a attrapé) (P4E6, TP77)

- Futur proche

attends ma va ya le che(r)cher (P4E4, TP98)

Formes non conjuguées : infinitif jouer au balançoire with my bébé (P4E2, TP54)

rester in the banc (P4E2, TP56) jouer encore (P4E2, TP124)

Formes conjuguées : indicatif présent (pers. 1 et 3)

XX le laisse (P4E2, TP60) est mon maison ça (P4E3, TP37) Sielle bouge (P4E3, TP84)

un biti* (petit) ga(r)çon prend le papapapa* (Barbapapa)

P5 Formes conjuguées : indicatif présent (pers.1)

attends ti montre maman son bidon est i où (P5E3, TP116)

Formes problématiques : expression du futur proche

ma ya voir son bidon (P5E3, TP114) ap(r)ès lo* (la) cousine wa ya cacher dans l’arbre (P5E3, TP131)

Formes conjuguées : indicatif présent (pers.3)

Calia aime les fraises (P5E4, TP92) Formes problématiques : passé composé ?

I just fait pipi (P5E3, TP48) (expression postérieure à l’action)

P6 Formes conjuguées : indicatif présent (pers.1 et 3)

moi i me tiens (P6E3, TP80)

oui il est là ta place (P6E3, TP70)

Formes conjuguées : imparfait (pers. 1 et 3)

c’était la maicresse* (maîtresse) (P6E5, TP4)

c’était au école c’est ma étais assois dans le banc (P6E5, TP12)

Formes problématiques :

ma ya tout fini (P6E3, TP110)

Maelenn wa ya rassois à côté de moi

Formes conjuguées : indicatif présent

XX veut pas (P6E3, TP85)

Formes conjuguées : passé composé

the pint* (paint) est tombée (P6E2,

TP13)

a.1 Lila

Dès les premières périodes d’enregistrement, P1 et P2, on relève dans le discours de Lila une assez grande variation morphologique des verbes. Les formes non conjuguées (« ça y est maman tout fini moi » - P2E5, TP172), assez peu nombreuses cependant, côtoient le présent de l’indicatif («le dadagon* i cache » - P1E4, TP118), le passé composé dans une formule qui pourrait être figée (« as vu Maëlenn est XX » - P2E2, TP95) et l’impératif (« non laisse-moi » - P2E4, TP104). A partir de P4, le passé composé semble intégré (« elle a pané* (perdu) son bonnet par terre - P4E4, TP90) ; on trouve également une occurrence d’auxiliaire modal (« pou* (peux) pas lacraper* (l’attraper) - P4E6, TP73). A P6, l’imparfait a fait son apparition dans une forme que l’on peut considérer comme figée: « c’était la maicresse* (maîtresse) » (P6E5, TP4) et « c’était au école c’est ma étais assois dans le banc » (P6E5, TP12). On observe donc au cours de nos six périodes un élargissement de l’éventail morphologique du système verbal chez Lila, avec en particulier la consolidation des formes du passé composé et l’émergence des formes de l’imparfait.

a.2 Formes problématiques chez Lila : « filler syllables15 » (Peters, 2001)

Il faut noter chez Lila un grand nombre d’occurrences problématiques en termes d’analyse morphosyntaxique. On remarquera cependant un affinement de ces formes au cours du temps. Elles correspondent à ce que Peters (2001) nomme « filler syllables ». Elles sont en effet constituées de syllabes qui dans le cas de Lila ont dépassé le stade d’éléments purement phonétiques qui visent à maintenir un certain rythme prosodique dans la phrase (stade prémorphologique). Elles remplissent alors un rôle fonctionnel et semblent pour Lila se trouver entre les stades protomorphologique et morphologique. Au stade protomorphologique, on peut reconnaître la parenté des formes avec le langage adulte sur le plan phonologique comme sur le plan de la distribution (Peters, 2001 :235) mais on observe certaines incohérences dans leur utilisation. Au stade morphologique, les combinaisons sont systématiques et semblent suivre des règles fixes. On peut les identifier facilement et les rapprocher des formes du langage adulte (Peters, 2001 :236).

On se réfère principalement pour Lila aux constructions verbales introduites par « ma ya ». Selon le contexte et le verbe qui suit, on peut les interpréter comme la suite des sons « moi je », « moi j’ai » ou « moi je vais ». Elles peuvent exprimer alors le présent de l’indicatif « ma ya mange » (P1E2, TP55), le passé composé « ma ya envé* (enlevé/er) ma shirt mon pull » (P1E1, TP5), le futur proche « ma ya laver moi taleur* (tout à l’heure) » (P2E2, TP11). On les interprète le plus souvent grâce au contexte mais elles demeurent parfois problématiques comme pour « ma ya envé* (enlevé/er) ma shirt mon pull » (P1E1, TP5). Il est en effet difficile de savoir si Lila se réfère au passé ou à une intention dans le futur proche. En outre, ces constructions ne sont pas stabilisées au niveau de la forme. On trouve en effet pour exprimer le présent « ma ya mange » (P1E2, TP55) mais aussi « ma ya voir a poto* (photo) » (P1E2, TP16) où la forme attendue pour l’expression du futur proche entre en conflit avec l’expression en contexte du présent. Lila est en effet en train de regarder une photo et elle l’exprime d’ailleurs également sous la forme attendue « ma ya gane* (regarde) a photo » (P1E2, TP1). Ces formes évoluent vers le stade morphologique au cours de nos différentes périodes. A P4, nombre d’entre elles permettent de

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Nous garderons le terme anglais comme le fait Roux (2009) en évoquant dans son article le filler : Le rôle de la prosodie dans l’émergence du filler en français langue maternelle. Actes du Colloque Acquisilyon 2009. Lyon, 3-4 décembre 2009.

formuler clairement l’expression du temps, au passé composé « ma ya coupé pou* (pour) piti* (petits) morceaux » (P4E6, TP5) et au futur proche « attends ma va ya le che(r)cher » (P4E4, TP98). L’expression du futur s’accompagne parfois d’une syllabe supplémentaire dans la forme « ma va ya » ou sa variante « wa ya » : « ap(r)ès lo* (la) cousine wa ya cacher dans l’arbre » (P5E3, TP131). Ces formes ne sont cependant pas encore stabilisées tout à fait à P6. Nous les évoquons ici de façon très succincte mais elles mériteraient d’être analysées plus en profondeur, le discours de Lila en recélant un échantillon aussi impressionnant en nombre que divers dans ses formes et ses fonctions.

Comme le signale Peters (2001 :230), ces formes particulières n’apparaissent pas systématiquement chez tous les enfants. Elles sont en effet pratiquement absentes chez Calia. C’est pourquoi nous ne les évoquerons pas.

a. 3 Calia

A première vue, on trouve beaucoup plus de formes non conjuguées chez Calia : « X pas tomber …. zz pas tomber » (P1E3, TP21), « jouer au balançoire with my bébé »(P4E2, TP54), « rester in the banc» (P4E2, TP56), « jouer encore » (P4E2, TP124). Elles sont souvent utilisées à la première personne du singulier. Calia fait parallèlement usage du présent de l’indicatif principalement à la troisième personne du singulier : « mom chante baby » (P2E1, TP35), « é/i tombe » (P3E4, TP81), « Sielle bouge » (P4E3, TP84), « Calia aime les fraises » (P5E4, TP92), « un biti* (petit) ga(r)çon prend le papapapa* (Barbapapa) ». On observe une seule forme de l’imparfait, à P3, « XX hot c’était fumée come out » (P3E3, TP92) et le passé composé est tout aussi rare. Le passé est exprimé à l’aide du participe français « fait » et de l’adverbe anglais « just » dans « I just fait pipi » (P5E3, TP48). On trouve une forme correcte se référant à une action passée : « the pint* (paint) est tombée » (P6E2, TP13).

L’évolution de la morphologie des verbes chez Calia reflète bien l’ordre établi par Prévost (2009). Par rapport à Lila, à P6, l’expression du passé chez Calia est rare et on ne trouve aucune occurrence de futur.

Comme l’anglais, le français présente un ordre de mots de type SVO. Cependant, on trouve assez fréquemment des exemples de type VOS au cours de l’acquisition (Prévost, 2009 : 62).

Prévost (2009 : 62) se réfère à Meisel (1994) et Schlyter (2003) qui montrent que les verbes subissent des déplacements avec l’apparition de la négation. Les premiers exemples correspondent à l’émergence des accords aux première et deuxième personnes du singulier. Les données disponibles montrent que les formes verbales sont correctement placées par rapport à l’adverbe de négation chez les bilingues comme chez les monolingues et que les erreurs sont rares. Pour les formes conjuguées, le verbe précède la négation et pour les formes non conjuguées, le verbe suit la négation. Dans le cadre de l’interaction orale, le « système corrélatif à deux unités (ne…pas/plus/jamais, etc.) » (Denis & Sancier-Château, 1994: 338) n’est pas pertinent. Comme le soulignent Riegel, Pellat et Rioult (1999 : 415) « alors qu’en ancien français ne se suffisait à lui-même et portait l’essentiel de la valeur négative, il est souvent effacé aujourd’hui à l’oral, qui se contente de l’autre terme, pourvu d’une pleine valeur négative ».

b.1 Calia

Nous commencerons par Calia chez qui nous ne relevons que deux occurrences qui ne bousculent en rien l’ordre canonique évoqué ci-dessus. La charge négative est uniquement portée par le terme « pas » qui, comme il se doit, précède l’infinitif, « X pas tomber …. zz pas tomber » (P1E3, TP21), et le suit avec un verbe à l’indicatif présent, « i touche pas on a/the face (P6E2, TP1) »

b.2 Lila

Pour Lila, la question de la négation est plus complexe et les occurrences sont nombreuses.

Les formes correctes cohabitent avec les formes problématiques de P1 à P6. On trouve en effet, « oh est pas content » (P2E3, TP109), « ça est pas ton carte » (P3E2, TP48), « aime pas ça » (P4E3, TP22), « ma est/ai pas des volants moi » (P5E3, TP36), « pourquoi est pas conkente* (contente) sa maman ? » (P6E5, TP28). Pour chaque période, il existe bien d’autres exemples de négations utilisées

correctement et pour chaque période, on trouve des usages particuliers qui ne peuvent vraiment être considérés comme enfreignant les règles de la négation. En effet, ils correspondent majoritairement aux formes problématiques intégrant des « filler syllables ». On peut ainsi noter « ma ya pas trip » (P1E1, TP21) à côté de « oh no ma pas ya caca » (P1E1, TP44), « no pas y ma b(l)ess you » (P2E5, TP169), « no pas c’est laver moi » (P3E1, TP120), « non pas dé fait pipi » (P4E2, TP51), « moi ya pas mange des œufs » (P5E1, TP36), « me ma ya pas ya run » (P6E2, TP71), « moi ma ya pas da neige » (P6E5, TP134). Il faudrait creuser la question de ces formes pour pouvoir peut-être discerner une logique quand elles sont modifiées par la négation. A première vue, soit le système de la négation n’est pas totalement stabilisé dans son ensemble, ce que l’exemple « moi ya pas mange des œufs 16» (P5E1, TP36) nous pousserait à prétendre, soit ces formes au stade protomorphologique n’étant pas stabilisées elles-mêmes dans leur usage impactent la négation. Nous penchons plutôt pour la dernière hypothèse. N’ayant pas de données disponibles après P6, nous ne pouvons voir si les « filler syllables » dans le langage de Lila atteignent un stade morphologique auquel on peut observer un usage cohérent de la négation. Lila a actuellement quatre ans et quelques mois et cela fait assez longtemps que l’on ne trouve plus ces formes dans son langage et que l’usage de la négation est stable.