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B. SCHEMA D’EVOLUTION DES LANGUES (CADRE THEORIQUE)

IV. Le mélange des langues

4. Le mélange des langues chez Calia et Lila

Comme nous l’avons évoqué précédemment, les enfants bilingues pratiquent principalement le mélange des langues dans les situations où leur langue minoritaire est imposée (Nicoladis & Secco, 2000).

Si l’on se reporte aux tableaux de statistiques présentés en annexe17, nous remarquons que la tendance évoquée précédemment se vérifie chez Calia et Lila. Nous avons calculé ces chiffres en répertoriant dans chaque transcription les tours de parole en français (TPF), les tours de parole en anglais (TPA) et les tours de parole où les langues étaient mélangées (TPM). Nous avons rapporté ce nombre d’occurrences respectives au nombre de tours de parole effectifs (TPF + TPA + TPM) qui exclut les tours de parole que nous avons considérés nuls (oui/non/ discours inaudible, etc.).

Pour Calia, la langue de base est toujours le français avec sa mère et l’anglais avec son père. La langue de la famille est l’anglais. Pour Lila, c’est toujours l’anglais avec son père mais cela peut être le français ou l’anglais avec sa mère en fonction de la langue qu’impose cette dernière. Lors des moments partagés en famille, l’anglais semble être la langue par défaut.

On observe, dans nos tableaux, que Calia pratique le mélange des langues principalement avec sa mère et de façon négligeable avec son père au moins au début de nos enregistrements. On remarque en effet, à partir de P5, une recrudescence d’occurrences où Calia mélange ses langues alors qu’elle est en présence de son père et que la langue de base est l’anglais. Le français apparaît alors qu’il était auparavant quasiment inexistant lors des échanges entre le père et la

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fille. On trouve ainsi jusqu’à 26.09% d’exemples de mélange à P5E2. Si cela peut être interprété comme un signe du renforcement de la langue minoritaire chez Calia, aucune raison particulière ne vient expliquer ce phénomène si ce n’est l’hypothèse de progrès dans cette langue au cours du temps et une prise de conscience liée à l’environnement sur laquelle nous reviendrons. Ainsi Calia utilise-t-elle naturellement ses ressources linguistiques anglaises quand elle s’adresse à sa mère mais aussi ses ressources françaises quand elle échange avec son père.

Pour Lila, les deux langues sont mélangées quand l’anglais est la langue de base de la conversation. Il est extrêmement rare qu’elle choisisse d’utiliser l’anglais pour pallier une lacune en français. On trouve quelques exemples très circonscris dans nos transcriptions. On remarque également que la tendance au mélange est beaucoup plus marquée chez Lila. Même s’il faut souligner que les occasions propices au mélange sont plus nombreuses chez elle du fait que sa mère aussi impose souvent l’anglais comme langue de base, Lila pratique le mélange beaucoup plus fréquemment et abondamment que Calia. Hormis une prédominance nette du français à P1E4, le mélange des langues ou l’anglais dominent à parts quasiment égales quand Calia converse avec sa mère. Il faut attendre P4 pour observer une recrudescence des occurrences en français. Cette évolution est logique dans le processus d’acquisition des deux langues et dans la mesure où des progrès sont accomplis dans la langue minoritaire. Ce qui est néanmoins frappant chez Calia c’est l’équilibre entre mélange et utilisation de l’anglais comme alternative au français. En effet, Lila préfèrera quasiment toujours le mélange au français quand la langue de base imposée est l’anglais.

b. Forme des occurrences où les langues sont mélangées

P1/P2 P6

Lila

P1E1 (base anglais) TP1 c’est all wet dadda

TP5 ma ya envé ma shirt

TP21 ma ya pas trip

TP34 dadda belly est (h)ide TP30 Maelenn a (h)air

P6E1 (base anglais) TP32 go à bath

TP40 look ya li’lle girl et ya li’lle boy TP51 oh c’est almost three

TP63 look look look … careful wa ya jump..ma ya jumpin(g)

P1E2 (base anglais)

TP61 Maelenn i est pas sleeping TP66 ya mouche a nose

TP134 maman va do it P1E3 (base anglais) TP7 c’est enough

TP71 i est oys* (horse) TP77 ma ya sing P1E4 (base anglais) TP18 i où ma cello ? P1E5 (base anglais) TP1 a boy ékifé ? TP3 ékifé a boy ?

TP65 Maelenn est catch me TP118 look ma est swim à waler TP130 ma ya all finished

P6E2 (base anglais + français) TP49 c’était burn à candle? TP86 maman tonight wa eat pasta P6E3 (base anglais)

TP46 yeah ya man y come dans sa house

y était à pas happy ya no no no

P6E4 (base anglais)

TP14 yé li(tt)lle spot here for you baybe (maybe) dé eat baybe dé eat tomowow pasta baybe Maelenn dé eat XXX

Calia P1E3 (base français)

TP15 XXX baby Sophie is in a banançoire* (balançoire) TP35 a thunder

TP53 there’s a cadeau P2E1 (base français) TP35 mom chante baby P2E2 (base anglais)

TP45 X put some crème again P2E4 (base français)

TP55 à zabelle oh oui bébé on the

potty XX arrête go in in your

chambre you go on the potty XX go

in the potty XX

P2E6 (base français) TP27 I wanna comme ça

P6E1 (base anglais)

TP11 no I wanna le/the petit rabbit TP53 have le tie go to work P6E2 (base français)

TP1 i touche pas on a/the face TP3 X do(r)mir dans Calia’s lit

TP7 non XXX do(r)mir in bébé chambre TP13 the pint* (paint) est tombée

P6E3 (base anglais) TP25 fais le slide gros slide

P6E4 (base anglais)

TP40 oh look papa X the car est oubliée X home (…)

TP44 no I can’t do it daddy because it’s

trop haut

b.1 Lila

Chez Lila, les formes que prennent les occurrences où les langues se mélangent se complexifient dans le temps à mesure que l’enfant acquiert de plus en plus d’anglais. Les structures simples S + V + O à P1 se voient adjoindre d’autres

compléments à P6 et l’anglais prend de plus en plus de place. On passe en effet de « maman va do it » (P1E2, TP134) à « maman tonight wa eat pasta » (P6E2, TP86) ou encore de « ma ya pas trip » (P1E1, TP21) à « look ma est swim à waler » (P6E1, TP118). Dans un exemple comme « yé li(tt)lle spot here for you baybe* (maybe) dé eat baybe dé eat tomowow* (tomorrow) pasta baybe Maelenn dé eat XXX» (P6E4, TP14), l’anglais domine clairement.

• Dominance de la syntaxe française

De façon générale, il semble que la structure syntaxique des phrases relève de la grammaire française. C’est le français qui permet la construction du syntagme verbal que ce soit dans des expressions « correctes » (« maman va do it » - P1E2, TP134) ou par le biais de fillers (« ma ya sing » – P1E3, TP77). Cette stratégie du mélange permet à Lila d’exprimer en anglais des éléments pour lesquels elle n’a pas encore les outils adéquats. Ainsi peut-elle se projeter dans le futur (« maman va do it » - P1E2, TP134), ou revenir sur le passé (« c’était burn à candle? » - P6E2, TP49). Elle peut faire référence à la première personne du singulier (« ma ya envé ma shirt – P1E1, TP5) ou user de la négation (« Maelenn i est pas sleeping – P1E2, TP61). Elle peut également poser des questions (« i où ma cello ? » – P1E4, TP18 et « a boy ékifé ? », P1E5, TP1).

• Principe de complémentarité et/ou primauté de la simplicité

Il est extrêmement rare que Lila utilise l’anglais pour pallier une lacune en français. A quelques occasions, on peut supposer qu’on observe le principe de complémentarité (Grosjean, 2010) à l’œuvre. En effet, certains domaines lexicaux, en particulier celui de la nature, sont plus développés en anglais. Cela correspond à un domaine de prédilection du père de Lila ; il faut aussi noter que beaucoup de ses livres d’histoires en anglais sont centrés sur les animaux et la nature en général. Ainsi trouve-t-on l’échange suivant à P4E6 :

130 M tu fermes aussi la porte de ta chambre ouais d’accord.. oh il pleut dehors 131 L XXX

132 M non il pleut pas regarde ya du soleil 133 L soï* (sun) i est back now

134 M yeah the sun is back now 135 L yé yé yé dodo à cloud

136 M the sun was going dodo in the clouds 137 L mm

138 M ah ok yesterday yeah you’re right

Il s’agit de la transcription d’une séance de jeu entre Lila et sa mère. La langue de base est le français et toute la conversation se déroule dans cette langue hormis un petit intermède entre TP108 et TP118 où la mère essaie en vain de basculer vers l’anglais. L’apparition de l’anglais, à l’initiative de Lila, au TP133 est alors un peu surprenante. On penche pour l’activation du principe de complémentarité avec l’évocation du soleil et des nuages (vocabulaire de la nature). Cependant le phonème transcrit soï, qui pourrait aussi être un composé de « soleil » et de « sun », est suffisamment ambigu pour qu’on se demande si ce n’est pas la simplicité de la structure adverbiale « back now » par rapport à la structure verbale française « est revenu maintenant » qui prévaut.

Lila peut aussi simplement utiliser l’anglais quand elle ne trouve pas le mot en français. Ce phénomène demeure très rare et nous ne relevons qu’une occurrence de la sorte à P4E4 qui ne semble pas être nécessairement motivée par le principe de complémentarité :

39 M ça c’est les bottes et ça c’est quoi ? 40 L jacket

41 M it’s a jacket what do you say in French ? 42 L jacket

43 M non c’est le manteau un manteau en poils de chameau

Lors d’une lecture d’histoire en français et pour répondre à sa mère qui désigne un référent sur la page, Lila propose le signifiant anglais « jacket » au lieu de « manteau » qui fait pourtant partie de son lexique à ce moment là.

• Stratégie consciente

Lila utilise aussi ses deux répertoires et passe de l’un à l’autre non pour pallier un manque dans l’une ou l’autre langue mais pour mieux se faire comprendre. Cela suppose que l’enfant se trouve alors en mode bilingue et soit conscient des compétences bilingues de son interlocuteur. On observe cette stratégie à l’œuvre chez Lila dès P1E2 :

83 L le maze* i dort 84 M le monsieur dort ?

85 L amaze

86 M amaze ?

87 L Le maze i est sleeping 88 M the neighbors ? le voisin ? 89 L est sleeping

90 M he’s sleeping ? really ? like at Patricia’s ? (…) oh lettuce

Il s’agit d’un dîner en famille donc la langue par défaut est l’anglais et Lila pratique abondamment le mélange de ses deux langues afin de pouvoir communiquer. Lila déclare « le maze* i dort ». Sa mère ne comprenant pas le terme « maze* » reformule en proposant le mot « monsieur ». Lila réitère « amaze », terme interrogé immédiatement par la mère : « amaze ? ». Lila s’empare alors à nouveau de sa proposition initiale mais au lieu de modifier le terme qui pose problème, et cependant dans une tentative de clarification, remplace le terme français « dort » par son équivalent anglais « sleeping » intégré dans une structure française : « Le maze i est sleeping ». Ainsi l’enfant utilise-t-elle ses deux répertoires afin de faire passer son message même si elle manque la cible.

b.2 Calia

Chez Calia, le mélange des langues ne se manifeste pas nécessairement de la même façon ni sous la même forme que chez Lila.

Il semble que Calia emploie le français et l’anglais en fonction des outils disponibles dans une langue ou l’autre. L’anglais domine dans son discours quand la langue de base est le français ; on trouve en effet des occurrences du type « XXX baby Sophie is in a banançoire* (balançoire) » (P1E3, TP15), « there’s a cadeau » (P1E3, TP53), « I wanna comme ça » (P2E6, TP27). Cependant ces exemples en côtoient d’autres où le SV est maintenu en français : « (il y) a thunder » (P1E3, TP35) et « mom chante baby » (P2E1, TP35).

De la même façon quand la langue de base est l’anglais, on trouve des occurrences - majoritaires - où la structure syntaxique anglaise est alliée au lexique français ( « no I wanna le/the petit rabbit » - P6E1, TP11- et « no I can’t do it daddy because it’s trop haut - P6E4, TP44) et d’autres où, inversement, la syntaxe française est alliée au

lexique anglais (« fais le slide gros slide » - P6E3, TP25- et « oh look papa X the car est oubliée X home – P6E4, TP40).

Il semble donc que la pratique du mélange des langues chez Calia soit plus souple que chez Lila. Même si l’anglais demeure la langue dominante et de ce fait influe majoritairement sur la forme des structures mélangées, Calia manie ses deux lexiques et ses deux syntaxes beaucoup plus librement que Lila. Est-ce à dire que son bilinguisme est plus équilibré ?

V. Conclusion

La description du développement morphosyntaxique de l’anglais et du français chez Calia et Lila nous a permis de bien établir que la langue dominante de Lila était le français et la langue dominante de Calia était l’anglais. En outre nous avons pu observer précisément l’évolution des deux répertoires chez les deux enfants de P1 à P6. A la fin de nos enregistrements, Calia comme Lila sont passées au stade des constructions complexes dans leur langue dominante. Sur le plan lexical, hors catégorie des éléments grammaticaux, il semble que l’équilibre entre les deux répertoires soit plus évident chez Lila alors que la préférence de Calia va à l’anglais. Nous avons cependant émis une réserve dans la mesure où les transcriptions pour Lila sur P1 et P6 sont plus longues et que cela peut expliquer le plus grand nombre d’items lexicaux. C’est certainement en regard des expressions où les deux langues se trouvent mélangées que l’on peut comparer le mieux les deux enfants. Chez Lila, la forme de ces occurrences est très fortement marquée par le français comme le parcours théorique en préambule le prédisait. Chez Calia, les barrières sont plus floues et l’enfant semble pouvoir naviguer d’une langue à l’autre en fonction de ses besoins linguistiques qu’ils soient lexicaux ou syntaxiques.

Après avoir décrit l’état des deux langues chez nos deux enfants, on peut se demander dans quel environnement ces langues se développent et si cet environnement influence d’une quelconque façon leur acquisition et le rapport qu’elles entretiennent entre elles. C’est là qu’entre en jeu la question des stratégies parentales, en particulier quand il s’agit de maintenir la langue minoritaire. En effet, si l’anglais chez Lila et le français chez Calia sont moins développés que leurs langues

dominantes, les enfants y manifestent tout de même un niveau de compétences respectable. Comment les parents ont-ils donc procédé pour encourager le développement de ces langues minoritaires ?

DEUXIEME PARTIE

Stratégies parentales et politiques

A. Environnement et famille : les facteurs macrostructuraux