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B. SCHEMA D’EVOLUTION DES LANGUES (CADRE THEORIQUE)

IV. Le mélange des langues

3. Contexte et fonctions du mélange des langues

A la différence des adultes qui peuvent naviguer entre le mode monolingue et le mode bilingue et s’adapter aux compétences et aux préférences linguistiques de leurs interlocuteurs, les enfants, malgré une sensibilité démontrée à la personne à qui ils s’adressent, tendent à mélanger leurs deux langues quand ils ne peuvent faire autrement même si le contexte leur impose de se mettre en mode monolingue. Comme le soulignent Paradis et Nicoladis (2007 : 280) : « they can show interlocutor sensitivity in language choice within the limits of their linguistic resources ».

La dominance d’une langue sur une autre joue un rôle important dans ce phénomène. L’enfant mélange ses langues beaucoup plus fréquemment quand il s’exprime dans la langue qui est minoritaire (Nicoladis & Secco, 2000 : 6).

Si l’enfant a à sa disposition plus de ressources dans une langue que dans l’autre, il en fera usage de façon très pragmatique afin de pouvoir tout simplement communiquer. Ainsi l’enfant utilisera-t-il des éléments de sa langue forte pour pallier les lacunes de sa langue faible. Genesee (2008 : 3) le résume très bien en se référant à Genesee (2002), Myers-Scotton (1993), Zentella (1999) : « when [children] mix, it is often to fill gaps in their vocabulary in one or the other language (…) [or] specific concepts or meanings that can be expressed easily in one language but not in the other (…) In most cases, code-mixing is a useful strategy because adults in the child’s life often know both languages ».

L’enfant navigue d’une langue à l’autre principalement pour combler une lacune lexicale ou syntaxique. En règle générale, les emprunts se font le plus souvent dans la langue dominante. Certains avancent cependant que lorsqu’une des langues présente un modèle grammatical ambigu, l’enfant opte naturellement pour le modèle le plus simple quel que soit le statut (dominant/minoritaire) de la langue.

a. Lacunes lexicales – « Lexical-gap hypothesis » (Nicoladis & Secco, 2000)

Nicoladis et Secco (2000) établissent que l’enfant mélange ses langues pour pallier certaines carences lexicales d’une langue en puisant dans les ressources de l’autre. Pour eux, ce phénomène relève d’une logique pragmatique. Ils énoncent ainsi (Nicoladis & Secco, 2000 : 24) : « the results of this study suggests that children will use whatever they know to communicate in the early stages of language acquisition. Just as monolingual children have been shown to overextend the semantics of their words to fill a lexical gap (Clark 1996, cf. Becker 1994), it is possible to think of bilingual code-mixed words as over-extensions of pragmatic context. In other words, because they do not know the word in the language they are trying to speak, they borrow the linguistic resources from their other language ». Très simplement, si l’enfant ne possède pas un lexème dans une langue, il fera usage de son autre langue si le mot y est disponible. On peut supposer que le répertoire de la langue dominante est souvent le plus important, mais cela ne signifie pas que les emprunts se font de façon unidirectionnelle. En effet, selon le principe de complémentarité (Grosjean, 2010: 29), « bilinguals usually acquire and use their languages for different purposes, in different domains of life, with different people. Different aspects of life often require different languages». Ainsi, un domaine particulier du lexique pourrait être plus développé dans la langue minoritaire si les circonstances l’encouragent. Dans le cas des enfants, on peut penser à la lecture d’histoires dans les langues respectives de l’enfant qui participent au développement de certains éléments lexicaux ou encore aux interactions avec les différents interlocuteurs qui en fonction de leurs propres domaines de prédilection pourraient encourager le développement d’un certain vocabulaire.

b. Lacunes syntaxiques – « to bridge structural gaps » (Gawlitzek-Maiwald & Tracy, 1996)

Gawlitzek-Maiwald et Tracy (1996) proposent un parallèle avec les stratégies liées à l’acquisition du lexique. Pour elles, le mélange des langues permet de construire des ponts d’une langue à l’autre et de combler un manque syntaxique. Elles disent ainsi des enfants bilingues (Gawlitzek-Maiwald & Tracy, 1996 : 901) : « their language mixing helps them bridge not only lexical but also structural gaps ». Elles parlent plus spécifiquement de « bilingual boostrapping» mais précisent ce qu’elles entendent par ce terme : « we would like to use it in the following sense : something that has been acquired in language A fulfils a booster function for language B. In a weaker version, we would expect at least a temporary pooling of resources » (Gawlitzek-Maiwald & Tracy, 1996 : 903). Elles visent donc particulièrement ce qui serait une version plus faible du phénomène dans laquelle l’enfant puiserait de façon temporaire dans un répertoire syntaxique afin de pouvoir avancer dans l’expression de son autre langue. A partir de l’exemple d’Hannah, enfant bilingue anglais-allemand, elles montrent que les ressources linguistiques à disposition sont utilisées de façon constructive sur le plan lexical comme syntaxique : « Hannah pools her resources, taking and combining what is available to her in both languages, in a lexical as well as in a structural sense » (Gawlitzek-Maiwald & Tracy, 1996 : 920).

Le plus souvent, il semble qu’on observe un mouvement de la langue dominante vers la langue minoritaire, ce qui est logique puisque là encore les ressources à disposition sont a priori plus nombreuses, mais les théories unidirectionnelles ne sont pas les seules.

c. Mélange des langues et influence de la langue dominante sur la structure syntaxique de la langue minoritaire

Bernardini et Schlyter (2004 : 49) présentent un modèle fondé sur une hypothèse (« Ivy Hypothesis») où elles s’appuient sur l’image du lierre pour décrire le lien entre les deux langues de l’enfant bilingue dans les occurrences mélangées: « we see the weaker language – metaphorically – as growing like ivy on the structural tree of the stronger language ». Elles se différencient d’une autre

position « the dominant language hypothesis » dans laquelle les mélanges à l’intérieur des phrases consistent en l’utilisation d’éléments fonctionnels de la langue dominante et d’éléments lexicaux de la langue minoritaire. Le modèle de Bernardini et Schlyter ne se limite pas aux éléments fonctionnels. Elles parlent en effet de l’émergence de catégories lexicales supérieures (déterminants, pronoms, etc.) dans la langue dominante qui influence les possibilités de réalisations syntaxiques. Elles n’affirment pas catégoriquement non plus qu’il existe un sens unique de la langue dominante à la langue minoritaire mais évoquent une forte tendance.

d. Mélange des langues et structures ambigües

D’autres chercheurs contestent les hypothèses qui font prévaloir l’influence quasiment systématique de la langue dominante sur la langue minoritaire. Natacha Müller (1998), par exemple, met en avant l’ambiguïté de l’input et évoque plutôt une « stratégie du soulagement » (« relief strategy », Müller, 1998 : 153) dans des situations linguistiques où la structure syntaxique d’une langue présente une complexité supérieure du fait de son ambiguïté. Elle s’appuie sur l’exemple de l’ordre des mots dans les subordonnées en allemand qui présente d’innombrables cas de figures, le premier évoqué étant celui de la place du verbe qui peut se trouver en position finale ou non dans les propositions introduites par « weil ». Elle évoque le même phénomène dans le cas des adjectifs en français qui peuvent être, selon les situations, placés avant ou après le nom. A mesure que le nombre de possibilités s’accroit, la structure gagne en ambiguïté. Elle fait alors l’hypothèse que même si l’allemand (ou le français) est la langue dominante, un bilingue dans une langue ne présentant pas le même genre d’ambiguïté pour la même structure aura tendance à aller au plus simple. Elle affirme ainsi : « it may be much more plausible, therefore, to account for the unidirectionality of transfer in terms of the structural ambiguities of the languages involved, not in terms of language dominance» (Müller, 1998: 154).

Quelques soient les caractéristiques structurales profondes du mélange des langues, il apparaît comme une stratégie efficace au service de la communication. Comment se manifeste-t-il précisément dans le cas de Calia et Lila ? Quelles formes prend-il ?

Nous ne pourrons ici que proposer des tendances basées sur nos observations. La littérature théorique à ce sujet est extrêmement riche et nous ne l’avons survolée que dans ses grandes lignes. Il ne s’agit donc pas pour nous de nous positionner dans un courant d’idées plutôt qu’un autre. Cela demanderait une analyse de nos données beaucoup plus profonde que ce que nous avons la possibilité de faire au sein de ce projet.

4. Le mélange des langues chez Calia et Lila