• Aucun résultat trouvé

B. SCHEMA D’EVOLUTION DES LANGUES (CADRE THEORIQUE)

III. Morphosyntaxe: Français

4. Des constructions simples aux constructions complexes

On l’a vu précédemment, le français présente un ordre de mots de type SVO. Cependant, on trouve assez fréquemment des exemples de type VOS au cours de l’acquisition (Prévost, 2009 : 62). Chez Lila comme chez Calia, dans les constructions simples comme dans les constructions complexes, l’ordre des mots semble globalement bien respecté sauf pour l’expression de la possession chez Calia où l’ordre imposé par l’anglais fait surface.

- Dans les structures présentatives

Lila : « oh c’est dur » (P1E2, TP42) et « ya nanagné* (araignée) Gypie* (Gypsie) » (P1E2, TP58) avec le filler « ya » pour « il y à ».

Calia : « ya boui* (bruit) » (P1E3, TP29) et « (il y) a du soleil » (P3E1, TP58) - Dans les phrases déclaratives

Lila : « il est là manège » (P1E1,TP89) et « et les petits filles va ya cacher dans l’arbre » (P4E4, TP78)

Calia : « XX petit on met les lunettes » (P4E2, TP8) - Dans les phrases impératives

Lila: « non laisse-moi (P2E4, TP104) - Dans l’expression de la possession

Calia : « est Calia maison ça » (P4E3, TP39)

b. Interrogation

Comme en anglais, les questions peuvent être marquées de différentes façons. Une montée intonative peut apparaître à la fin d’une phrase déclarative pour la transformer en question. Les phrases interrogatives peuvent être introduites par un mot interrogatif et constituent des interrogations partielles portant sur un élément de la phrase. Les interrogations totales qui « portent sur la valeur de vérité de [la phrase] » (Denis & Sancier-Château, 1994 : 304) appellent une réponse positive ou négative (« yes/no questions »).

En termes d’acquisition, Prévost (2009 : 373) observe que les premières questions introduites par un mot interrogatif ne présentent pas d’inversion du sujet et du verbe. Il nous semble cependant qu’au contraire de l’anglais où l’inversion de l’auxiliaire et du sujet s’impose à l’écrit comme à l’oral, en français, à l’oral, il est de plus en plus rare d’observer une inversion systématique. Un adulte s’adressant à un familier dira plutôt « où il est ? » qu’ « où est-il ? ». Se pose alors la question de l’ « input ». Il serait normal qu’on n’observe pas d’inversion sujet/verbe dans le langage des enfants s’ils ne sont que peu exposés à cette forme. De plus, l’inversion du sujet et du verbe est exclue avec les structures du type « est-ce que » ou « qu’est-ce que » très fréquentes à l’oral.

Il faut noter que « où » est souvent le premier mot interrogatif à apparaître. Les autres types d’interrogatives émergent plus tard.

Nous ne relevons chez Calia que peu de questions ; elles sont marquées par l’intonation montante : « XX lire papa maman ? » (P4E3, TP72), « il reste là ? » (P6E5, TP7).

Il semble en revanche que, dès les premières périodes, Lila se trouve au-delà du premier stade d’acquisition des questions. On trouve en effet toutes sortes d’interrogatives construites principalement à partir d’éléments de type filler :

ékifé Lulu princesse ? (P1E4, TP108) = qu’est-ce qu’elle fait Lulu Princesse ? kéçé maman ? (P1E4, TP120) = qu’est-ce que c’est maman ?

maman ékifé toi ? (P1E4, TP73) = maman qu’est-ce que tu fais ?

léki ça ? (P2E5, TP81) = c’est qui ça ? (forme)/ qu’est-ce que c’est ça (valeur sémantique)

kékifé les petits nœuds ? (P4E4, TP12) = qu’est-ce qu’ils font les petits nœuds ? kékifé son maman ? (P4E4, TP14) = qu’est-ce qu’elle fait sa maman ?

Lila reproduit clairement des séries de phonèmes dont elle a cependant compris la fonction et le sens. Ces phonèmes correspondent aux formes renforcées des pronoms interrogatifs auxquelles est intégré le verbe à la troisième personne (ékifé/kécé). Ces formes apparaissent comme des entités non analysables et ne se trouvent pas modifiées en fonction de la personne (maman ékifé toi ? - P1E4, TP73) ou du nombre (kékifé les petits nœuds ? - P4E4, TP12).

Elles côtoient au cours de nos différentes périodes des questions à la forme plus « canonique » marquées par l’intonation : « bientôt wa ya une jardin ? » (P6E5, TP74) ou introduites par un mot interrogatif sous sa forme correcte: « qu’est-ce que c’est ? » (P3E1, TP30) et « pourquoi est pas conkente* (contente) sa maman ? » (P6E5, TP28).

Pour l’adverbe « où », utilisé très fréquemment, on remarque toujours la même structure. « Où » n’est jamais situé en première position mais apparaît après le verbe ou plutôt le phonème correspondant à « est »: « maman est i où ma tétine ? » (P2E1, TP34), « est où les tomates ? » (P3E3, TP94), « et ses bottes i est où ? » (P6E5, TP52). On peut se demander s’il n’existe pas en structure profonde un sujet pronominal, souvent absent en surface, qui annonce ou reprend un nom. La suite « i est où » qui prédomine pourrait soutenir cette hypothèse et consacrer une structure globale de dislocation. La suite « est i où » la contredirait dans une certaine mesure et nous pousserait à voir l’utilisation concomitante des phonèmes [i], [e], [u] comme une structure globale permettant de poser la question du lieu. En même temps, on trouve aussi tout simplement « est où les tomates ? » (P3E3, TP94). Dans tous les cas, l’ordre des mots observé dans ces occurrences est fidèle à l’ « input » parental où prédominent l’usage de l’intonation montante (« elle a mal ? » - P1E4, TP63), les formes renforcées des pronoms interrogatifs (« qui est-ce qui se cache ? » - P1E4, TP117) et la dislocation en général (« qu’est-ce qu’il fait là le petit ours ? » - P3E2, TPTP25).

c. Coordination

La coordination est une première étape dans l’acquisition des structures complexes chez Lila. Nous ne trouvons aucune trace de propositions coordonnées chez Calia.

Dès le début de nos enregistrements, on trouve l’usage de la conjonction de coordination « et ». Aucune autre conjonction de coordination ne semble avoir émergé à P6 :

1) oh ça ya bébé et ya maman ya cow (P2E4, TP127) 2) ça ya petit et ça ya g(r)and (P4E4, TP24)

3) ma ya take son pull et ma ya voir son bidon (P4E4, TP52)

Dans 1) et 2) la conjonction « et » joue son rôle fonctionnel de lien pur. En revanche dans 3) elle semble s’adjoindre une dimension sémantique pour marquer une étape dans le temps et signifier « et après ». Ainsi on aurait tendance à penser que dans une occurrence comme « on wa yé s’habiller toi ap(r)ès moi ya jouer cerf volant dans parc » (P5E1, TP64), la conjonction est présente dans la structure profonde de la phrase. En outre, on remarque l’usage de « et » dans l’interaction pour faire le lien avec ce qui a été dit précédemment en marquant une étape dans le temps : « et moi ya I sorry » (P2E4, TP24), « et maman est pas (h)appy » (P3E1, TP86), « et ti mont(r)e d’accord ? » (P3E2, TP106).

d. Subordination

Les subordonnées font leur apparition après les interrogatives et bien souvent le connecteur est omis ou remplacé par un substitut ou « dummy » (Prévost, 2009 : 374). « Parce que » et « quand » sont les premiers à apparaître ; « que » et « si » viennent plus tard.

Les enfants produisent des phrases complexes avant que les connecteurs n’émergent. Müller (1994 b) les appelle « preconjunctional subordinate clauses » et énumère leurs caractéristiques : omission du connecteur, utilisation d’un substitut comme « y » ou « là » (Prévost, 2009 : 374).

C’est à ce stade que se trouve Lila. On observe des structures subordonnées toutes formées dans leur fondement à partir de l’outil d’extraction « c’est … qui ». C’est toujours le pronom personnel disjoint de première personne qui y est mis en relief.

1) c’est mon carte ça c’est moi ya touche mon carte (P3E2, TP50) 2) c’est moi ya ranger mon carte (P3E2, TP122)

3) c’était au école c’est ma Ø était assois dans le banc (P6E5, TP12)

On remarque l’absence du pronom relatif en 3): « c’était au école c’est ma Ø était assois dans le banc » (P6E5, TP12). Les occurrences « c’est mon carte ça c’est moi ya touche mon carte » (P3E2, TP50) et « c’est moi ya ranger mon carte » (P3E2, TP122) posent problème. Il est difficile de savoir si « ya » fonctionne comme un substitut de pronom relatif ou s’il demeure attaché à l’expression filler « moi ya ». Ces questions mériteraient d’être approfondies mais il suffit pour l’instant de constater que Lila est bien entrée dans le stade des constructions complexes en français, ce qui n’est pas le cas de Calia.

5. Conclusion

Le « déséquilibre » de compétences observé pour l’anglais en faveur de Calia se retourne en français à l’avantage de Lila. Il s’agit d’ailleurs plutôt d’un équilibre que chaque enfant trouve entre sa langue dominante et sa langue minoritaire. Au contraire de Calia, Lila n’a pas atteint le stade de la construction complexe en anglais et c’est l’inverse en français où Calia se limite aux constructions simples de type déclaratif.

Dans le cadre de l’acquisition bilingue, la langue dominante se développe en effet plus rapidement que la langue minoritaire et le cas de Calia et Lila ne présente rien d’extraordinaire. Comme le souligne Döpke (1992 : 6), « bilingual children who are exposed to two languages through the ‘one parent- one language’ principle usually compare well with monolingual children of the country they live in, but might lag behind when compared with monolingual children of the country in which the minority

language is spoken». Ainsi le sentiment d’inquiétude qui a prévalu pendant de longues années et qui touchait au retard potentiel des enfants bilingues aux niveaux linguistique et cognitif se trouve discrédité par les recherches de ces dernières décennies. Le même sentiment émerge encore face aux occurrences où l’enfant bilingue mélange ces deux langues. Comme nous le verrons, ces occurrences sont nombreuses et constitutives du langage de Calia et Lila, mais nous trouvons-nous face à des situations de construction ou de confusion (Abdelilah-Bauer, 2006 : 69) ? Comme le souligne Genesee dans l’ouvrage publié par Cook (2002 : 181), si l’on parvient à montrer que le mélange des langues n’est pas un phénomène dénué de toute logique et qu’il répond à des contraintes, il ne peut plus être considéré comme un signe d’incompétence. Au contraire, il reflète une certaine maîtrise des deux codes. En ce sens, pourrait-on le voir comme la manifestation de la créativité linguistique des enfants alliée à une nécessité pragmatique ?