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Section 2. Le nécessaire encadrement de l’opportunité des poursuites

I. Le strict encadrement canadien de l’opportunité des poursuites

Comme nous l’avons vu précédemment147, avant même que des poursuites puissent

être envisagées, les affaires susceptibles d’en faire l’objet doivent figurer dans le répertoire de la GRC et du ministère de la Justice. Dès lors, un premier filtre s’applique avec les cinq critères énoncés à cet effet. C’est l’inscription initiale dans ce répertoire qui permettra ensuite au procureur d’initier des poursuites pénales.

Deux listes peuvent lui être utiles dans sa décision d’engager des poursuites : celle consacrée au choix entre les différents recours offerts au Programme sur les crimes de guerre et celle, plus générale, relative à la décision d’intenter des poursuites ou non pour toute sorte de crimes.

La première énonce quatre critères148 :

146 Canada, Service des poursuites pénales du Canada, Guide du service des poursuites pénales du Canada

(2014), en ligne: <www.sppc-ppsc.gc.ca> à la section 2.3 [Guide du SPPC].

147 Voir supra à la p 18.

148 Ministère de la justice, « Crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Processus » (7 janvier 2015) en

ligne: <http://justice.gc.ca/fra/jp-cj/cdg-wc/proc.html>. La professeure Lafontaine a remarqué qu’avant 2010, le site internet du Programme faisait référence à un plus grand nombre de critères, lesquels ont disparu :

1. Les différentes exigences établies par les tribunaux judiciaires et administratifs dans les affaires pénales, civiles et administratives en ce qui concerne la corroboration et la vérification des éléments de preuve;

2. Les ressources disponibles pour exercer les poursuites; 3. La probabilité d'avoir gain de cause;

4. Les obligations du Canada en droit international.

La lecture de ces quatre critères permet de comprendre le faible nombre de poursuites pénales comparativement aux mesures d’immigration. Quoi de plus onéreux qu’une enquête impliquant des déplacements à l’étranger avec un risque de perte de preuves en raison du temps écoulé ? L’existence d’un tel critère économique justifie le refus quasi systématique de déclencher des poursuites. D’ailleurs, la possibilité de réussite d’un recours est étroitement liée à la question des coûts des poursuites. Comme pour toute affaire, plus des moyens sont mis à disposition des enquêteurs, plus l’enquête a des chances d’être complète et d’aboutir à une condamnation si l’affaire est renvoyée devant un tribunal. La recherche efficace de preuves peut également permettre de conclure à l’innocence de la personne soupçonnée faute de charges suffisantes à son encontre. Dans ce cas, la justice sera de la même manière rendue et la lutte contre l’impunité assurée. Dès lors, il semble que les termes de « gain de cause » ne soient pas les plus opportuns. D’autant plus qu’en 2008, le critère était formulé de manière plus nuancée « possibilité de réussite d’un recours donné »149. La réussite ne devrait pas être synonyme de condamnation mais d’un verdict en

cohérence avec les éléments de preuve rapportés. Une déclaration d’innocence ou l’abandon de poursuites ne traduisent pas nécessairement l’échec de celles-ci si l’insuffisance de preuves n’est pas le résultat d’une déficience de l’enquête.

Ces critères forment une sorte de cercle vicieux empêchant toute poursuite : pour que des poursuites soient engagées, il doit exister une probabilité d’obtenir gain de cause. Or, l’obtention d’une déclaration de culpabilité est subordonnée à l’octroi de tous les moyens nécessaires aux enquêteurs pour procéder au recueil de preuves, ce qui a un coût élevé. Il est donc impossible que ces deux exigences soient simultanément respectées. De la même manière, la professeure Lafontaine remarque que le critère des ressources disponibles est

Fannie Lafontaine, Prosecuting Genocide, Crimes Against Humanity and War Crimes in Canadian Courts, Toronto, Carswell, 2012 à la p 71 [Lafontaine].

inconciliable avec celui des obligations du Canada en vertu du droit international150 puisque

les ressources actuellement à la disposition des autorités canadiennes sont insuffisantes pour que ce pays respecte ses obligations internationales.

Les critères énoncés ne sont donc pas adaptés à la criminalité dont est chargée le Programme sur les crimes de guerre, ou, à tout le moins, à la lutte contre l’impunité laquelle passe par l’exercice de poursuites pénales et ne peut se contenter de mesures d’immigration.

Cette première énumération doit être combinée à une seconde liste spécialement consacrée à la décision d’intenter des poursuites. Cette dernière se contente de deux critères151 :

1. L’existence d’une perspective raisonnable de condamnation 2. L’intérêt public

Dans sa volonté ne de pas laisser le procureur seul face à cette importante décision, le Guide du SPPC détaille même ce qu’il faut comprendre par ces deux critères. Ainsi, les facteurs à prendre en compte concernant l’existence d’une perspective raisonnable de condamnation sont les suivants : « la disponibilité, la compétence et la crédibilité des témoins et l’impression qu’ils auront sur le juge des faits, ainsi que l’admissibilité des éléments de preuves à charge »152. Ce n’est que si l’ensemble de ces facteurs est respecté

que le procureur doit ensuite se poser la question de l’intérêt public.

Relayer la question de l’intérêt public au second rang dans la décision d’intenter des poursuites peut paraître étonnant153. D’autant plus lorsque l’on sait que l’une des

attributions principales du procureur général est qu’il a la charge des intérêts de la Couronne154, donc de l’intérêt public. D’ailleurs, le professeur Nsereko considère que

l’intérêt public doit être le principal critère guidant la décision du procureur : « [p]ublic interest, more than anything else, is the most important consideration that the prosecutor

150 Lafontaine, supra note 148 à la p 75.

151 Guide du SPPC, supra note 129 à la section 2.3 à la p 3. 152 Ibid section 2.3 à la p 4.

153 L’intérêt national était également au dernier rang des critères justifiant l’inscription d’un affaire dans le

répertoire de la GRC et du ministère de la Justice : supra à la p 18.

must take into account in deciding whether to prosecute or not to prosecute. It is also the most reliable compass whereby the prosecutor makes the decision »155.

Quoiqu’il en soit, le Guide du SPPC156 détaille en six points ce qu’il faut prendre en

compte dans l’intérêt public, précision étant faite que cette liste est non exhaustive : la nature de l’infraction reprochée, la nature du dommage causé par l’infraction ou ses conséquences, la situation et l’attitude de la victime, le degré de culpabilité et la situation de l’accusé, la nécessité de protéger les sources d’information et la confiance dans l’administration de la justice. L’étude de ces facteurs à la lumière du génocide, des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre laisse à penser que le critère de l’intérêt public devrait toujours être rempli dans ce type d’affaires. Pourtant, c’est justement celui qui est utilisé pour empêcher l’automaticité des poursuites criminelles157.

Bien que non inscrits dans la loi, l’accumulation de ces critères montre que le Canada cherche véritablement à contrôler le pouvoir d’opportunité des poursuites de son procureur en limitant son pouvoir discrétionnaire et en l’adaptant aux crimes internationaux. Or, l’étude de l’ensemble de ces critères fait également ressortir leur inadéquation avec le type de contentieux objet de cette étude.

La France guide également le ministère public, détenteur du pouvoir de l’opportunité des poursuites. Toutefois, elle le fait de manière beaucoup moins stricte, le procureur devant se contenter des conditions énoncées dans la loi puisqu’aucun guide similaire à celui du SPPC n’a été rédigé en France.