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Le regard distancié et critique de la sociologie

CHAPITRE 3 CRITIQUES DE L'ÉVALUATION

1. Problèmes et critiques soulevés par l’évaluation

1.4. Le regard distancié et critique de la sociologie

Nous finirons notre revue des critiques en faisant un détour par la sociologie des organisations dont le regard s’avère particulièrement utile pour comprendre les nombreuses dynamiques contradictoires mises en œuvre à travers l’évaluation. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous nous référerons en particulier à l’analyse récente développée par Olivier Cousin65 dont la démarche s’est nourrie d’une longue immersion de 18 mois au sein d’une grande entreprise métallurgique66.

Cet auteur repart lui aussi du constat de la frustration générale générée par l’évaluation. Dans l’ère du post-taylorisme qui est la nôtre, le mérite individuel et sa reconnaissance constituent la référence fondamentale. Chaque individu est alors incité à mobiliser ses compétences, à faire preuve de polyvalence, à prendre des risques, à s’engager sur des objectifs ; dans cette perspective, l’évaluation vient reconnaître la performance et le mérite individuels et les récompenser, typiquement sous forme d’augmentations salariales individualisées (qui sont aujourd’hui la règle commune pour les cadres).

1.4.1. La logique du système confrontée aux réalités professionnelles

O. Cousin questionne la logique de l’évaluation et met en évidence ces nombreuses limites ou contradictions (en se focalisant plus particulièrement sur les cadres) :

L’évaluateur ne dispose en général pas du pouvoir de décision direct.

Le plus souvent, les décisions d’augmentations individuelles et de promotions ne relèvent pas du supérieur hiérarchique direct mais se font au niveau des directions.

65 Les cadres à l’épreuve du travail, Olivier Cousin, Presse Universitaire de France, 2008. Chapitre VII, L’opacité

de l’évaluation. L’auteur est sociologue, rattaché au CADIS (Centre d’Analyse et d’Investigation Sociologique) de l’EHESS.

66 Cette approche « terrain » nous semble plus accessible et plus pertinente en termes d’éclairage pour les

praticiens des Ressources Humaines que d’autres styles d’approche, plus idéologiques et conceptuels, qui offrent l’intérêt de la prise de hauteur et de la distanciation, mais au détriment d’une certaine perte de vue de la réalité du travail. Par exemple, un sociologue comme Gérard Reyre dans son ouvrage Evaluation du personnel. Histoire d’une malposture, éd. L’Harmattan 2007, consacre une longue analyse (environ le quart de l’ouvrage) à la règle monastique cistercienne énoncée par St Benoît au XIIe siècle. Il voit dans les pratiques de

confession, d’aveu et de pénitence, propres à la vie monastique, le substrat socioculturel dans lequel s’enracinent l’idéologie et les valeurs de l’évaluation…

La reconnaissance de la performance et du mérite individuel s’avère problématique

L’auteur rejoint ici globalement les thèses de C. Dejours concernant les difficultés à rendre compte du travail réel à travers l’évaluation : « Ce qui caractérise aujourd’hui l’évaluation du travail, c’est l’impossibilité qu’il y a à l’évaluer »67.

Ainsi, dans la pratique, ni l’évaluation de la performance fondée sur des objectifs, ni celle des compétences ne garantit la reconnaissance du mérite individuel. De nombreuses difficultés viendront interférer ou faire obstacle : insuffisance des objectifs quantitatifs qu’il faut compléter par des objectifs qualitatifs plus « subjectifs », objectifs souvent flous et présentant des niveaux de difficultés très variables suivant les contextes, difficultés à définir précisément les compétences requises (qui sont souvent un amalgame hétéroclite de savoir être, de qualités relationnelles, de savoirs techniques, d’expériences, etc.), difficultés à corréler les promotions professionnelles avec le niveau de compétences, etc.

La persistance du poids du diplôme et de l’ancienneté

Le modèle idéal de l’évaluation et de la reconnaissance du mérite individuel doit cohabiter avec d’autres logiques plus archaïques mais bien réelles. Ainsi, O. Cousin rappelle la rente de situation que procure le diplôme d’origine en France. L’ordre hiérarchique établi par les diplômes à l’entrée de la vie active va perdurer et ne sera que très faiblement remis en cause par la mécanique de la reconnaissance du mérite individuel. A compétences et mérites égaux, les trajectoires professionnelles ne seront pas les mêmes selon la « catégorie » du diplôme d’origine. Cette logique crée des frontières et des hiérarchies symboliques, génère des traitements différenciés suivant le diplôme d’origine et est globalement perçue comme une injustice.

Finalement, des quotas garantissent la performance

« Ce sont moins la performance, inaccessible et trop évanescente, et les compétences qui organisent le système de récompense, qu’une logique comptable, fixant indépendamment de tout critère de réussite des quotas68 … Les quotas fonctionnent alors comme une inversion du processus d’évaluation […] L’entreprise souhaite récompenser les meilleurs, mais fixe préalablement le nombre de lauréats. »69

O. Cousin théorise ce constat empirique et en fait la clef de lecture essentielle pour comprendre et interpréter la frustration générée par l’évaluation.

Cette logique de quotas remplit plusieurs fonctions.

- Elle constitue un palliatif à l’ « impossibilité » d’évaluer le travail. Ainsi des directives des RH préciseront aux évaluateurs les règles de notation et de répartition des notes d’évaluation à respecter en fonction d’une distribution

67 Ibid, chapitre VII p. 207.

68 La notion de quotas recouvre ici plusieurs situations : la répartition d’augmentations annuelles sous forme

d’enveloppes budgétaires allouées à chaque niveau de l’entreprise, le contingentement des promotions professionnelles autorisées sur une période donnée pour une catégorie professionnelle particulière, les techniques de répartition forcées ou préétablies (Forced Ranking) pour optimiser l’effet des augmentations individuelles sur une ou plusieurs catégories de salariés.

préétablie.

- Elle organise surtout la gestion de la pénurie des ressources rares (augmentations, promotions, formation).

- Elle opère une fonction de sélection des plus méritants et consolide dans la pratique les positions et les écarts entre les différents acteurs. Ainsi, le poids du diplôme d’origine pourra toujours être discriminant 10 ou 20 ans après le début de la carrière professionnelle.

Les fondements idéologiques de l’évaluation, fondée sur la saine concurrence, l’émulation, la reconnaissance du mérite individuel, sont ainsi dénaturés dans la pratique en raison de la nécessité de gérer la pénurie de ressources.

Se mettent alors en place d’autres pratiques, d’autres règles de fonctionnement s’appuyant sur la gestion des files d’attente (O. Cousin reprend ici le terme utilisé par les acteurs eux-mêmes). A performances ou compétences sensiblement égales, le manager attribuera les trop rares augmentations ou promotions en tenant compte du « calendrier » (i.e. revue des dates de dernière augmentation ou de dernière promotion des salariés). Pour qu’elles soient significatives et pour respecter les consignes relatives aux quotas, les augmentations et les promotions seront alors octroyées de manière tournante en fonction de l’ancienneté (dans la file d’attente).

Ce phénomène constitue aussi un obstacle à la mobilité professionnelle car bouger (par exemple en changeant de métier dans l’entreprise) implique de perdre sa place dans la file d’attente pour les promotions ; le salarié se retrouvera placé alors en dernier dans la file d’attente de son nouveau contexte professionnel. Des stratégies se mettent alors en place pour différer la mobilité fonctionnelle ou géographique, condition cependant nécessaire pour accéder à terme aux postes de responsabilité, au profit de la promotion (passage d’échelon, changement de catégorie)70.

De manière frappante, le propos d’O. Cousin fait écho au témoignage de certains « vétérans » de la fonction RH. Par exemple, Xavier Baron71 porte le jugement « réaliste » suivant sur la pratique de l’évaluation :

« L’enjeu commun à toutes les entreprises, c’est de réguler l’accès aux ressources rares que sont l’augmentation individuelle, la promotion et parfois la formation… [L’évaluation] s’appuie sur l’âge, le diplôme, l’ancienneté, la situation familiale, le comportement, l’absentéisme… et ne récompense que rarement la performance. » « Donc on invente un système d’une rationalité apparente suffisante pour être acceptable socialement. Pour l’instant, ce qui semble le plus juste des deux côtés, le plus consensuel, c’est le recours à la notion de performance, celle qui permet le mieux de réguler les rapports de force… Il ne faut jamais oublier que la finalité est la sélection. »

70 Le cas décrit ici est celui classique où la mobilité (fonctionnelle, géographique) ne peut être cumulée avec

une promotion (changement d’échelon, de groupe, de statut).

71 Interview de Xavier Baron, ancien DRH de la SNECMA : « Léévaluation de la performance : un indispensable

1.4.2. Insatisfaction chronique et jeux des acteurs

Les acteurs ont conscience d’une déconnexion générale entre les résultats (ou l’atteinte des objectifs) et les récompenses. Ils jugent ainsi le système opaque, mais s’en accommodent.

Le système des quotas favorise des comportements de conformisme et de déresponsabilisation des acteurs, tout en générant un mécontentement généralisé et des attitudes de mise en retrait. Des illustrations classiques en sont les jeux de défausse des managers sur la Direction lorsque les décisions ou les arbitrages sont défavorables et qu’ils ne peuvent les justifier face aux salariés. Ou encore les reproches formulés par les DRH à l’encontre des cadres de manquer de courage managérial pour appliquer correctement la logique de quotas.

1.4.3. L’évaluation entre modèle idéal et bricolage de solutions instables ? O. Cousin propose différentes clefs de lecture.

- L’évaluation est régie par un ensemble de règles, d’actions et d’interactions complexes et contradictoires entre les acteurs et dont la finalité leur échappe en partie.

- L’auteur propose d’interpréter tous ces phénomènes contradictoires en œuvre, à la lumière de la régulation conjointe72 : « Il n’y a pas d’un côté des acteurs soumis à des règles qui leur échappent, et de l’autre des dirigeants, incarnant le système qui tirent les ficelles... Les règles et leur stabilisation procèdent d’un jeu social et sont l’objet d’un enjeu social ».

- Les contradictions de l’évaluation renvoient au caractère hybride des pratiques de l’entreprise : le discours et les pratiques fondées sur la performance et la reconnaissance du mérite individuel doivent cohabiter avec des pratiques liées au diplôme ou à l’ancienneté, ou encore des contraintes de pénurie de ressources.

- Enfin, l‘évaluation oscille entre modèle idéal et pratiques de » bricolage ». Ici, l’auteur propose deux interprétations complémentaires :

 l’évaluation est un modèle idéal, utopique, complètement intériorisé par les cadres ;

 en même temps, à tous les échelons de l’entreprise, ils « bricolent des solutions instables, provisoires, et très largement insuffisantes. »73

72 L’auteur se réfère à J.-D. Reynaud : Les règles du jeu. L’action collective et la régulation sociale. A. Colin,

1997.