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Le narrateur-auteur et l’auteur-narrateur

2. Les héritages du récit oral

2.1. Le narrateur-auteur et l’auteur-narrateur

L’héritage du récit oral se retrouve à commencer par la place du narrateur dans le récit. Bien que la littérature de cordel soit une poésie, c’est avant tout un récit narratif. C’est pourquoi, nous faisons le choix du terme « narrateur » plutôt que de « sujet énonciateur » habituellement utilisé en poésie.

Dans les œuvres du corpus, le narrateur est l’auteur de l’histoire. Ou s’il n’est pas l’auteur original, il est du moins le passeur et le recréateur d’un savoir collectif. Grâce à l’autorité que lui confère son statut de conteur, il se donne la liberté d’apporter des changements : « Dans ce romance je décris/ Ce qui se passe avec lui » (Haurélio 2006, p. 3, traduction libre).

La création des deux romances de Marco Haurélio découle de ce processus. Comme souligné dans le chapitre antérieur, O herói da montanha negra est un assemblage de diverses références culturelles dans lequel Marco Haurélio a baigné, et le montage de l’histoire reprend le schéma de l’épopée. Par conséquent, si c’est une histoire originale, elle ne manque pas d’être la réutilisation d’une précédente matière narrative comme c’est souvent le cas dans la littérature de cordel. Quant au romance Os três conselhos sagrados, il s’agit d’un conte que Marco Haurélio a recueilli en 2005 auprès de la conteuse, D. Maria Rosa Froes dans la ville de Brumado de l’Etat de Bahia. Partant de cette base, il a problématisé l’histoire en racontant le récit d’un retirante et de sa famille et lui a donné un caractère religieux par le choix du vocabulaire, des noms des personnages et des lieux. A y bien regarder, lorsqu’on s’attarde sur le processus créatif de deux œuvres de Marco Haurélio, on constate qu’en général les auteurs de littérature de cordel se permettent d’apporter ou d’enlever des détails, d’inclure des dialogues, de changer de registre lexical, de contextualiser le récit en fonction du public qu’ils désirent atteindre…Dans le Os três conselhos sagrados, l’auteur a imprégné le conte de diverses références chrétiennes. Dans le Nordeste et plus particulièrement dans les terres, le catholicisme et ses valeurs sont prégnants. On peut imaginer que ce romance est destiné aux lecteurs adultes amateurs de la littérature de cordel.

A fazenda Paraíso

Era a terrena extensão Do jardim primordial, Onde o Pai da Criação Na sua semeadura Fez os herdeiros de Adão. (Haurélio 2006, p. 32)

Dans Literatura de cordel. Atividades, la construction narrative de ce dernier se veut pédagogique, à destination d’enfants ou d’adolescents. João Gomes de Sá favorise l’échange avec son auditeur afin de rendre interactif l’apprentissage en vue de l’utiliser en milieu éducatif :

Para encerrar o assunto Sobre essa rima singela Me fale do conteúdo Narrado sempre pore ela. Vou ficar muito feliz, Serei eterno aprendiz Desse poesia tão bela Com prazer aqui eu falo O que descreve esse verso; ...

(Gomes de Sá 2015, pp. 6‑7)

Les cordelistas s’approprient leur récit. Non seulement, ils personnalisent l’histoire, mais ils se permettent de donner une orientation idéologique en donnant leur opinion : « C’est pour cela que je défends » (Acopiara de 2012, p. 5, traduction libre).

Le narrateur-auteur

Dans les cinq œuvres, on retrouve le projet de déclamer ou de raconter un récit. Les pronoms sujets, « je », ou « nous » lorsque le récit est à deux voix, apparaissent dans les cinq premières strophes des poèmes. De cette manière, le narrateur obtient deux effets. Le premier est qu’il peut se placer comme s’il était extérieur à l’histoire qu’il va raconter et le second est qu’il peut s’adresser directement à l’auditeur, « Mais parlons de Glauco» (Haurélio 2009, p. 5, traduction libre), « Chers lecteurs et amis» (Poeta, Nascimento 2013, p. 28, traduction libre). Cela lui permet également d’inclure le lecteur dans le récit. Dans les cordéis didactiques, il s’agit d’une invitation à prendre part, « Toi aussi, lis et parle »(Acopiara de 2012b, p. 10, traduction libre). En incluant, le lecteur dans l’histoire, le poète diminue la distance entre lui et le lecteur.

Le « nous » peut également favoriser l’identification du lecteur aux personnages de l’histoire :

No teatro da existência Os dramas são encenados E nós somos os atores Dos palcos mais variados, Como na pungente história Dos três Conselhos Sagrados. (Haurélio 2006, p. 3)

En comparant la vie à un théâtre dès la première strophe, Marco Haurélio renvoie au lecteur l’idée que les personnages de l’histoire pourraient être ceux de son entourage, et lui, le héros.

L’autre valeur du « nous » que nous rencontrons dans le poème Cordel cotidiano de Moreira de Acopiara, est celui qui se rapproche du « on ». Il y a une alternance du « nous » et du « a gente » pour se référer à la communauté des poètes et par extension à tous ceux qui s’intéressent à la littérature de cordel, « Temos que reconhecer »119(2012a, p. 1). Le « on » de

a gente, comme dans les vers « E é importante que a gente / Corra atrás de

melhoria »120(2012b, p. 16), qui a valeur de « nous », se transforme progressivement en 3e

personne du singulier, impersonnel, « Usam-se rimas perfeitas, / Observa-se a gramática… »121(Acopiara de 2012b, p. 17) qui confère au message un sens commun. De cette manière, il est possible de généraliser le propos pour être accepté comme une vérité acquise par l’ensemble de la communauté.

Une autre caractéristique à souligner quant à la place du narrateur est son comportement vis à vis du contenu du récit. Il y a une différence de posture entre le narrateur des romances et celui des cordéis didactiques. Dans les romances de Marco Haurélio, bien qu’il soit l’auteur et le narrateur de l’histoire, il a été vu que le narrateur se positionne comme étant le transmetteur d’une histoire d’un passé lointain. Mais il est également le porteur de valeurs et se positionne donc comme un guide :

119 « Nous devons reconnaître ». L’auteure a fait le choix de placer parfois les traductions en note de bas de page plutôt que de les garder dans le corps du texte car la version portugaise est plus significative.

120 « Et c’est important que l’on/ Coure après le meilleur » , (traduction libre).

Há na senda da existência Alturas e descampados, Unindo os que se separam, Remindo os desventurados E os homens nela prosseguem Levando fardos pesados. Imitemos os que seguem Os três conselhos sagrados.

(Haurélio 2006, p. 32)

Marco Haurélio signe l’histoire en recourant à l’acronyme dans la strophe finale. C’est aussi la strophe où est énoncée la morale de l’histoire. En conjuguant le verbe à l’impératif à la première personne du pluriel, il montre qu’il s’applique à lui-même la morale et invite sérieusement le lecteur à en faire de même. Par conséquent, le romance indique une ligne de conduite à tenir et le narrateur sera le premier à l’appliquer pour montrer l’exemple.

Le narrateur-auteur se place également comme un détenteur d’une mémoire d’un ordre mythologique puisque Glauco, le héros de l’histoire, est comparé à un demi-dieu. Grâce au conteur, l’histoire de Glauco échappe à l’oubli car le monde dans lequel se sont déroulés les événements n’existe déjà plus :

Suas notáveis façanhas Deram esta grande história, Tornando-se um semideus Para os que tinham memória; Nos dias em que viveu Gozou infinita glória. (Haurélio 2009, p. 32)

L’auteur-narrateur

Quant aux cordéis didactiques, la posture des poètes est plus « offensive ». Raymond Cantel fait remarquer que dans les strophes introductives, l’indication du je, comme affirmation du « moi, poète » s’accompagne d’une fausse modestie. En effet, sa présence représente « l’auto-affirmation du poète populaire conscient de son talent » et la modestie est l’ « équilibre [entre] humilité et fierté» (Cantel, Sicard, Moreau 2005, p. 328). Ce phénomène est également observé dans les cordéis didactiques. Les poètes expriment clairement qu’ils sont à la fois le narrateur et l’auteur du poème.

[…]

E eu também quero me expor; Porque é esse o meu papel. [...] (Acopiara de 2012b, p. 15)

Ils affirment leur position et veulent le faire savoir. En quelque sorte, ils cherchent à ce que la voix de l’auteur domine sur la voix du narrateur car dans les cordéis didactiques, au-delà de transmettre un savoir, l’intention des poètes est de faire adhérer le lecteur/auditeur à leur propos.

Se nos leu até aqui, Gostou das indagções? Sentiu no assunto sério Nossas inquietações? Portanto agora já podem Tirar suas conclusões.

(Poeta, Nascimento 2013, p. 31)

L’usage de la première personne du singulier du pluriel, est aussi utilisé de manière à marquer l’appartenance du poète à l’imaginaire du cordel. C’est comme s’il se positionnait comme le défenseur d’un bien à valoriser : « Nosso cordel é o texto/ Impresso, todo rimado », « Pois eu tenho compromisso/ De falar para o plantel »122(Gomes de Sá 2015, pp. 4-5)

C’est pourquoi, nous inversons l’ordre de l’expression narrateur-auteur pour auteur-narrateur afin de souligner la prédominance du point de vue. Ce dernier est assumé. Il sera vu qu’après l’humilité affichée des strophes introductives, les poètes se révèlent parfois virulents dans la suite du poème. Le cordelista se saisit de son autorité de poète pour transmettre des idées sources de débats et conflits.

Partiremos deste ponto No afã de contestá-lo Mostrando a chance do erro, A fim de se não mudá-lo, Ao menos um bom debate Com ideias levantá-lo.

(Poeta, Nascimento 2013, p. 6)

Toutefois, entre les deux cordéis didactiques, les stratégies pour remporter l’adhésion du lecteur sont différentes et il sera mis en évidence les spécificités narratives qui permettent cette manœuvre.

122 « Notre cordel est le texte/imprimé, entièrement rimé », « Car j’ai un engagement / envers l’assistance de lui parler », (traduction libre).