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Dialectisation de la littérature de cordel

3. Les phénomènes de l’institution de la culture au Brésil

3.1. La révolution dans le monde de la littérature de cordel par son artification

3.1.3. Dialectisation de la littérature de cordel

Volontairement, nous avons effectué une distinction entre le processus d’artification et sa dialectisation. Dès les années 1990, la littérature de cordel va non seulement se promouvoir comme étant un outil didactique, mais va dès lors, développer toute une gamme de folhetos appelés cordéis didáticos écrits dans le but d’aider à l’alphabétisation de l’élève ou servant de support pour aborder un sujet de culture générale. Selon nous, le changement d’attitude des poètes vis à vis de leur poésie quant à sa transmission ne relève pas seulement du processus d’artification car ils n’élaborent pas des actions ou des discours dans le seul but que leur poésie soit reconnue comme de l’art. Cependant, l’artification comme la dialectisation ont en commun d’être une stratégie sociale pour l’affirmation de la poésie tout comme nous le verrons ultérieurement pour le processus de patrimonialisation.

S’il s’est opéré une révolution dans le monde de la littérature de cordel, c’est bien dans sa transmission. Selon nous, deux facteurs principaux en sont à l’origine. Le premier est lié au changement de définition du patrimoine brésilien à la mise en place de la Constitution de 1988. Avec la période anniversaire des 500 ans du Brésil au tournant du XXIe siècle, le débat s’est poursuivi. Il se produisit une célébration de la culture nationale et une recherche des cultures qui caractérisaient celle-ci, ce qui provoqua un regain d’intérêt pour les expressions populaires dans les institutions culturelles et éducatives64. A cet intérêt, s’est ajouté quelques années plus tard, le projet politique national d’incitation à la scolarisation et à l’alphabétisation par le gouvernement Lula. En 2009, au “I° Encontro de Cordelistas Nordestinos em Brasília”, le président Lula et son ministre de la culture de l’époque, Juca

64 D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si Audálio Dantas choisi le titre symbolique « Cem anos de cordel » em 2001. Dans ce climat de date anniversaire et de bilan identitaire, il rappelle que la littérature brésilienne recèle depuis une centaine d’années, une littérature populaire qui reste pourtant ignorée par une partie de la population brésilienne. « Alors, j’ai proposé au SESC de faire ce projet qui s’appelle « 100 ans de cordel ». […] Bon, c’est de là que je me suis basé pour situer la question du cordel. [...] Le journaliste doit être toujours attentif aux événements et non à la recherche de l’éphémère. [..] Comme le thème était important, j’ai alors relié l’évènement à cette date. ». Audálio Dantas, entretien réalisé à son domicile le 18.02.17.

Ferreira, étaient présents. La communauté de cordelistas et repentistas a profité de cet événement pour présenter une liste contenant douze revendications dont la première était la reconnaissance de la littérature de cordel et du repente comme patrimoine culturel immatériel. Dans cette liste, les poètes réclamaient également l’enseignement de la littérature de cordel dans les programmes scolaires (item 5), l’acquisition d’œuvres de la littérature de cordel dans les écoles (item 6), un soutien financier gouvernemental pour la production et la divulgation de la littérature de cordel (item 8 et 12). En 2010, le gouvernement a répondu à une partie des demandes en lançant l’appel à projet « Mais cultura de literatura de cordel Patativa do Assaré ». Ce sont trois millions de réais qui ont été investis pour la création et la production, la recherche, la formation et la diffusion de la littérature de cordel et du repente. Ainsi, sous le gouvernement de Lula, la littérature de cordel est devenue une véritable politique publique65.

Le second facteur est donc le poète lui-même, son travail d’écriture et son engagement idéologique vis-à-vis de son art. Manoel Monteiro, poète pernamboucain ayant vécu la majorité de sa vie dans l’état de la Paraíba, fut l’un des instigateurs de ce changement d’approche. Dès la dernière décennie du XXe siècle, il le nomma Novo Cordel. Il prôna un changement en faveur d’une écriture plus rigoureuse d’un point de vue orthographique, lexical et thématique. « Le cordel renaît de toutes ses forces, prêt à se faire remarquer et à influencer de nouveau la formation culturelle de notre peuple. En effet, aujourd’hui le cordel est un instrument d’école » (Monteiro 2006, traduction libre). Ce mouvement défendait d’une part l’usage du folheto comme moyen didactique de l’enseignement du portugais – alphabétisation, grammaire, vocabulaire – et la transmission de valeurs universelles – respect de l’environnement, droits et devoirs civiques et moraux…– et, d’autre part, il désirait que le

cordel soit enseigné comme genre poétique brésilien et ainsi que certaines œuvres

fondamentales apparaissent dans les programmes scolaires66. Comme on peut le constater, ces deux visées seront reprises dans la liste des revendications lors du « 1° encontro de cordelistas nordestinos em Brasília » en 2009.

De ce mouvement Novo Cordel, un projet clé mené par le poète cearense Arievaldo Viana et appelé « Acorda cordel na sala de aula » est né en 2002. A cette époque, il s’agissait d’une sélection de douze folhetos adéquates pour l’étude sur et avec la littérature de cordel. En 2006, sort un kit comprenant un manuel, douze folhetos et un CD de dix poèmes de

65 Expression utilisé par le cordelista Cripiniano Neto dans l’article “ O cordel na era Lula” du livre “Acorda cordel na sala de Aula” de Arievaldo Lima Viana, pp. 137-141.

66 Ce dernier aspect pourrait, certes, appartenir au processus d’artification, car cela suppose que certains folhetos soient considérés comme des œuvres littéraires. Mais pour les raisons auparavant citées, nous avons regroupé cette réflexion sous le thème du renouvellement de la transmission.

cantoria. Le manuel Acorda cordel na de aula. A literatura popular como ferramenta auxiliar da Educação mélange description historiographique et didactique de la poésie,

témoignages de poètes et collectifs, idées d’activités, extraits de poèmes. Il est un support pédagogique pour les professeurs de l’enseignement primaire. Ce projet devient une référence auprès des autres poètes à l’échelle nationale. Il est aussi un support des revendications précédemment citées puisque le folheto au titre éponyme du manuel combine savamment description didactique de la littérature de cordel, en partant du témoignage de l’auteur et rhétorique en faveur de la poésie dans le milieu éducatif.

São histórias fascinantes Que as escolas devem ter, Onde os estudantes podem Pesquisar e aprender. Em cada biblioteca

Deve ter a CORDELTECA, Outra fonte de saber. O cordel contém ciência, Matemática, astrologia, Noções de física, gramática, De história e geografia. Em linguagem popular, O cordel pode narrar Tudo isso em poesia. A história de Getúlio, Do Padre Cícero Romão, Do beato Conselheiro, De Silvino e Lampião, Numa visão popular, Autêntica, complementar, Vital para a EDUCAÇÃO. (Viana 2006, pp. 5‑6)

Ce point renvoie au propos développé sur l’indicateur discursif de l’artification du

cordel. Une fois la sémantique retravaillée et adaptée au répertoire de la doxa brésilienne, le

langage de la littérature de cordel a commencé à faire écho. Si on revient à l’image des « cercles de reconnaissance », la poésie n’avait jamais été aussi prête pour atteindre divers et nouveaux profils de lecteur. En 2001, à l’occasion de l’événement « Cem anos de cordel », le poète Abrãao Batista écrit un folheto qui accompagne le catalogue publié à la suite de l’événement. Dans le poème, il retrace la programmation de la manifestation, cite les personnes qui ont participé ou sont venues assister, narre des anecdotes, souligne l’importance de l’appui financier et institutionnel du SESC-SP et met également en évidence la richesse et l’historicité de la littérature de cordel puisqu’il s’agit d’un poème sur un événement qui

célèbre sa date anniversaire. Dans une strophe du folheto, Abrãao Batista énumère les trois profils principaux qui s’intéressent en 2001 à la littérature de cordel :

Não vi ninguém achar ruim, Todos, com muita devoção Corriam na exposição Pra saber sua história Pro SESC, é uma glória Pros cordelistas, é cartaz Pro professor qu’é contumaz À grandeza dessa lição67. (Batista 2001, p. 11)

Au-delà du grand public, on constate que le poète cite le SESC et donc les structures culturelles, les poètes et le « professeur coutumier », autrement dit, il se réfère aux professeurs-chercheurs qui étudiaient la littérature de cordel. Il ne s’agit pas encore du professeur de l’enseignement primaire et secondaire, cette fois-ci présents avec l’élève dans la strophe du poème Cordel cotidiano de Moreira de Acopiara écrit onze ans plus tard.

De modo que no momento Eu acho muito oportuno Mostrar um cordel que agrade O professor e o aluno, O doutor, o homem simples, O camponês e o tribuno. (Acopiara de 2012a, p. 5)

La voie du cordel didactique a été emprunté par l’ensemble des cordelistas du pays. Elle a créé de multiples ramifications jusqu’à sa nationalisation et c’est aussi cela, nous explique Howard Becker, qui constitue une révolution. Cependant, la démonstration précédente des cercles de reconnaissances nous a montré que son passage à l’art est « en voie

d’accomplissement » du fait qu’il y a eu un décalage entre son émergence à la fin du XIXe

siècle et l’enclenchement du processus d’artification au tournant du XXIe siècle. Il s’agit pour les poètes de continuer par leur démarche et leurs projets à initier le public brésilien à cette nouvelle forme littéraire qui n’a pourtant rien de récent. La révolution de la littérature de

cordel sera complète lorsque l’ensemble des cercles l’identifiera comme genre poétique

nationale.

67 On constate également que la rigueur orthographique n’est pas respectée au dépend de la métrique et de la dimension orale de la poésie.

Les projets et actions d’un État-Nation indiquent comment il conçoit sa littérature nationale et ce qu’il choisit pour définir sa culture et donc son identité culturelle. Par ses choix, il favorise ou non la visibilité d’un bien culturel. C’est pourquoi l’État joue également un rôle fondamental dans l’acceptation par la société d’une expression culturelle comme nationale. La sélection des cordelivros par les programmes nationaux d’achat de livres pour les bibliothèques scolaires (PNBE68) à partir de 2008 et la présence d’un grand « Espace

cordel e repente » à la 24e biennale internationale du livre de São Paulo organisée par la Chambre Brésilienne du Livre (CBL) en 2016 sont la démonstration que la littérature de

cordel est en train d’acquérir un statut littéraire officiel. Le processus d’artification est en

train de transformer les folhetos en œuvre littéraire et il tend à faire gagner à la poésie sa reconnaissance. Ensemble, l’artification et les nouvelles modalités de transmission rendent identifiable le cordel aux yeux et à l’imaginaire normatif de la société. Elle affirme son identité poétique et cherche à réparer l’injustice historique d’avoir été discriminée en raison de son environnement et de ses poètes plutôt que de ses propriétés littéraires. La littérature de

cordel s’assure de son avenir en créant des liens durables avec les institutions culturelles

étatiques. Mais l’artification de la littérature de cordel est un processus de longue haleine, il n’en est qu’à son démarrage.