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La place du récit dans l’approche interdisciplinaire

3. Les principes d’organisation communs de l’étude

3.1. La place du récit dans l’approche interdisciplinaire

Sylvie André dans Le récit : perspectives anthropologique et littéraire s’attache à clarifier ce qu’est un récit. Elle montre ainsi que le récit n’est pas synonyme de l’écrit puisque son usage est seulement une forme historique de la structuration de la pensée. En l’occurrence, la structuration est ce qui distingue le récit d’une quelconque production narrative. Selon Sylvie André, serait un récit, une production écrite ou orale qui comporte une organisation dans sa narration et qui fait l’usage d’un langage qui suit des règles et procédés syntaxique, linguistique et sémantique. C’est pourquoi, Sylvie André préfère le terme récit

institutionnalisé à celui de récit littéraire pour sa connotation à l’écrit.

Les quatre récits de l’étude peuvent être divisés sous deux formes narratives génériques : le récit factuel, pour les archives et le récit historiographique ; le récit fictionnel, pour la poésie de cordel. Quant au récit d’histoire orale, il se retrouve dans les deux. Il s’agit au moyen d’une comparaison entre certains traits qui caractérisent ces deux formes -

organisation temporelle, imagination et véracité – d’observer ce qui les distinguent et par la même, de comprendre les spécificités des quatre récits.

Lorsque la temporalité du récit est invoquée, il y a une tendance à croire que le récit factuel est relaté chronologiquement alors que la fiction laisserait une marge de liberté pour recréer la temporalité d’un récit, or, Sylvie André (2012, pp. 29‑33), en reprenant les travaux de Gérard Genette (1972) et de Paul Ricœur (1991), montre que peu de récits respectent une chronologie. L’organisation de la temporalité se trouve plus au niveau de « la mise en intrigue », qui cherche à poser une logique temporelle par des techniques de suspens, d’anachronisme, de raccourcis ou d’allongement…Au moyen de connexions logiques, la « mise en intrigue » cherche non seulement à donner sens au récit mais également à le rendre intelligible afin de favoriser la compréhension du déroulement des événements. C’est ce que Paul Ricœur nomme « l’intelligibilité » du récit. Qu’il soit factuel ou fictionnel, il y a construction et compréhension d’intrigues. Sylvie André synthétise et à la fois exemplifie la notion en disant : « La quête d’intelligibilité qui est au cœur de tout récit est d’unir faits contingents et exigence d’ordre, épisode isolé et configuration signifiante, discordance de l’événement et concordance structurelle, individu et exigence d’universalité » (2012, p. 145).

Une autre tendance caractéristique est d’associer fiction à imagination, or le récit fictionnel ne s’éloigne jamais autant de la réalité qu’on ne voudrait le penser. Le psychologue Jerome Bruner définit la fiction comme étant un récit qui

[…] offre des mondes alternatifs qui lancent une lumière nouvelle sur le monde réel. Le principal instrument au travers duquel la littérature crée cette magie est, évidemment, le langage : les allégories et les artifices qui amènent notre production de signifiés au-delà du banal, jusqu’au royaume du possible. Elle explore les dilemmes humains sous le prisme de l’imagination. (2014, p. 19, traduction libre)

Si la définition met en évidence la part d’imagination dans le récit fictionnel, en revanche, Jerome Bruner précise ensuite que l’imagination n’est pas synonyme de « non réel ». Il souligne le lien qui unit la réalité à la fiction en précisant qu’elle « initie sa voie par le terrain familier, et tend à le dépasser ». C’est-à-dire que le récit fictionnel trouve sa source dans la réalité, s’en inspire et qu’ensuite elle s’envole «…au royaume des possibilités, vers le devenir, vers ce qui aurait pu être, vers ce qui peut-être est » (Bruner, Cássio 2014, p. 23, traduction libre). L’usage du conditionnel ou de l’hypothèse n’est pas sans rappeler ce que nous disions sur le récit historique – récit pourtant hautement factuel – quant à son impossibilité de ne jamais pouvoir relater fidèlement la réalité. C’est également un récit qui emploie le conditionnel en sous-entendant : « il se serait passé ». Le second lien que la fiction

entretient avec la réalité se trouve dans la finalité de la fiction, dans le sens où, la vraisemblance d’un récit inventé peut être due à l’usage dans le récit de conventions et de règles sociales ou morales enracinées dans la composition d’un récit fictionnel. Cela peut créer une telle adhésion par les lecteurs que le récit en devient vraisemblable à leurs yeux. Il joue sur la capacité projective des sujets. Au regard de ces dernières observations, Sandra Jatahy Pensavento invite à relativiser sur le rapport entre le réel et les récits fictionnel et historique. Il serait plus adéquat de nuancer quant à « la dualité vérité/fiction, ou la supposée opposition réel/non réel, science ou art » car les deux sont « des récits qui ont le réel comme référent, pour le confirmer ou le nier en construisant à partir de ce dernier une autre version –, ou encore pour le dépasser » (Pesavento Jatahy 2012, p. 400, traduction libre).

Enfin, le troisième trait concerne la véracité du récit historique. Dans celui-ci, le temps historique est une configuration temporelle reconstruite par le déroulement narratif. « Les historiens élaborent des versions ». A défaut de pouvoir répéter ce qu’il s’est passé, ils élaborent des « versions plausibles, possibles, approximatives de ce qui se serait passé un jour ». Par conséquent, « l’historien atteint la vraisemblance mais pas la véracité de la réalité » (Pesavento Jatahy 2012, p. 399, traduction libre), « il se livre à une reconstruction a

posteriori « d’une histoire » qui aurait pu être » (André 2012, p. 147). Cette incertitude de ce

qui s’est passé crée une marge de liberté suffisante pour laisser l’imagination de l’historien la remplir. L’agencement d’une « quasi intrigue » se rapproche de « la mise en intrigue » du récit de Paul Ricœur (André 2012, p. 147). C’est la présence de cette marge de liberté qui distancie la vraisemblance de l’histoire, la vérité de la réalité. On peut donc dire, que les récits fictionnel et historique sont deux représentations discursives qui abordent le réel et réinventent le passé. Elles sont toutes les deux, sous une forme et à échelle différentes, un récit interprétatif qui fait sens pour ceux qui l’écrivent ou le lisent. Partant de ce constat, il peut être envisagé que la marge de liberté est remplie par différentes stratégies discursives dont celle d’ordonner le récit historique en mettant en relation des événements éloquents dans le temps.

A défaut de se différencier les récits, factuel et fictionnel, partagent au contraire des traits communs. Ainsi, ne serait-il pas plus approprié de s’intéresser aux récits historique et fictionnel du point de vue de la similitude plutôt que de la différence ? C’est une fois encore ce que Sylvie André cherche à faire comprendre en défendant que, non, le récit factuel n’est pas un modèle à partir duquel se crée par analogie le récit fictionnel, mais que tous les deux, parce qu’ils sont des récits, sont des « modes de représentation de la réalité », c’est-à-dire, du temps humain. Par conséquent, le processus de modélisation est en cours dans les deux et ce

qui les distingue est au niveau thématique ; pour l’un le contenu est réel alors que pour le second, il est fictif. En adoptant ce point de vue, le récit factuel n’occupe plus une position de référence qui modélise « sérieusement la réalité » dorénavant, il peut être envisagé que chaque récit, avec son style et son contenu, est un « mode de représentation pour la réalité » au sens où ils seront projetés sur cette réalité (André 2012, pp. 35‑36)32. Dans l’étude à suivre, nous explorerons les récits comme des modes de représentation qui tentent de comprendre la réalité au moyen de la structuration narrative. Ce sera le fil conducteur de notre démarche interdisciplinaire.