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Les atouts de l’oral et de l’écrit dans sa réinvention

1. De l’invention de la littérature de cordel à sa réinvention actuelle

1.3. Un modèle poétique pérenne

1.3.1. Les atouts de l’oral et de l’écrit dans sa réinvention

L’oral

La littérature de cordel est dite orale car elle comporte de nombreuses composantes qui rappellent ses origines orales ou encore qui lui confèrent une dimension orale :

- La littérature de cordel puise ses histoires dans les répertoires des contes, légendes, histoires épiques de son passé et de son environnement social qui étaient généralement transmis oralement. Le folheto Os três conselhos sagrados de Marco Haurélio qui compose notre corpus est une réinterprétation par l’auteur du conte éponyme qu’il récolta auprès d’une conteuse à Bom Jesus dos Meira dans l’état de Bahia. Ce conte est lui-même une des nombreuses versions qui existent. Le thème des trois conseils est également présent dans des romances médiévales ;

- Le cordel, pour cohabiter avec l’environnement du repente et de la cantoria, transcrit ou imagine des duels de poètes. D’ailleurs, ce thème constitue une catégorie de la littérature de cordel. Il n’est pas rare que la transcription génère des modifications ou des adaptations de la poésie afin de respecter la métrique et la rime. Il est donc à noter l’aspect mouvant et adaptatif de l’univers poétique de la littérature de cordel ;

- L’élaboration du cordel est guidée par la spécificité qu’il pourra être lu ou déclamé ;

- La littérature de cordel est écrite en vers. C’est une poésie qui suit des règles de métrique et de rime pour sa construction. Au-delà d’être des règles, ce sont également des outils mnémotechniques qui se révèlent être des alliés lorsqu’il s’agit de mémoriser et de réciter oralement. L’écriture en strophe confère aussi à l’expression orale une rythmicité grâce à la métrique et une mélodie par le son des rimes. Bien que de plus en plus rare, la poésie de cordel était écrite pour être également chantée, d’où l’importance des deux ;

- Le narrateur est souvent identifié dans le texte. Il se présente généralement comme le passeur d’une histoire qui appartient à la mémoire collective. Donc, bien que l’histoire du folheto soit une création individuelle qui comporte la signature de l’auteur, il se positionne d’une certaine manière comme le messager d’une œuvre collective ;

- Le récit du folheto est narratif et il peut comporter parfois de nombreux dialogues. Cela confère à la poésie une dimension théâtrale qui sera mise en pratique lors de la déclamation. Le bénéfice de ce procédé est de rendre vivant le récit, d’autant plus si l’orateur présente de bonnes qualités d’interprétation. Il donnera envie à l’auditoire d’en savoir plus ;

- Enfin, l’oralité se retrouve également dans la phase d’élaboration de la poésie. Certains poètes, comme Moreira de Acopiara et Marco Haurélio, construisent leur poésie de mémoire avant de la poser ensuite sur feuille une fois qu’elle est achevée.

La littérature orale ne reste pas statique car la transmission du savoir ne préserve pas l’identique. Sa transmission est dépendante de son contexte d’émission et des caractéristiques cognitives et sociales de son détenteur, le poète. Par conséquent, elle laisse le champ libre à l’expressivité et à la réinterprétation au fil du temps. Pour perdurer, une tradition orale telle que la littérature de cordel a besoin d’être « fluide et mouvante » (Souty 2007, p. 265) pour s’adapter aux conditions nouvelles de son contexte environnant. Elle cultive l’art dynamique et vivant de la mémoire. Le savoir pour être authentique n’a pas besoin d’être reproduit à l’identique. C’est ainsi que l’histoire de Charlemagne se retrouve dans le sertão brésilien et qu’un personnage issu du conte populaire tel que João Grilo devient un personnage emblématique par la création de multiples et diverses histoires écrites par différents

cordelistas. L’écrit

Michel Zink, pour réfléchir sur la place de l’écrit dans la littérature médiévale, pose la question suivante : « En quel sens l’écrit est-il un critère de culture dans la civilisation médiévale ? » (1993, p. 14) . Depuis le Moyen-Âge, l’écrit n’a fait que s’imposer chaque fois d’avantage comme source et autorité. En l’occurrence, il s’est constitué une tradition textuelle qui a hiérarchisé le rapport entre l’oralité et l’écriture. En faisant le rapprochement avec notre problématique, on s’aperçoit que l’écrit continue d’être un critère de culture et un vecteur de légitimité pour la littérature de cordel au XXIe siècle.

Par ailleurs, Jérôme Souty explique que l’écriture a pour spécificité de fixer le savoir et d’ériger la reproduction conforme au modèle préalablement défini comme un critère d’authenticité (2007, p. 265). Il ajoute qu’elle est aussi normative car elle institue des règles.

Les cordelistas ont bien saisi que l’usage des valeurs rattachées à l’écrit a une importance décisive pour présenter leur poésie. C’est pourquoi, ils reprennent celles-ci dans leur argumentation et les mettent en avant afin d’inscrire leur poésie dans une tradition littéraire plutôt que seulement dans une tradition orale. Ainsi, ils empruntent le vocabulaire orthodoxe de l’écriture afin de rapprocher la littérature de cordel des caractéristiques de la littérature conventionnelle. Par exemple, la règle fondamentale de la littérature de cordel à laquelle il est impossible de déroger est la « règle des trois » : la rime, la métrique et la trame37. Ainsi en reprenant le vocable et la logique de la culture écrite, le cordel souligne sa tradition textuelle, atteste de sa qualité littéraire et gagne en légitimité aux yeux du scriptocentirisme (Souty 2007) des institutions culturelles brésiliennes.

Par ailleurs, nous avons remarqué qu’avec l’émergence des folhetos dits didactiques et éducatifs, la poésie est de plus en plus réflexive. Jérôme Souty montre que l’écriture parce qu’elle fixe le savoir sur la feuille, permet sa manipulation, sa réorganisation et sa mise à distance. « L’écriture et la lecture rendent possibles des opérations intellectuelles que l’oral ne permet pas » (Souty 2007, p. 180). Dans le folheto de Nando Poeta et Varneci Nascimento O

raio X do cordel, on remarque effectivement la dimension réflexive et le caractère

intellectualisé du poème.Leur récit va au-delà de la description que d’autres méta-poèmes ont pu réaliser auparavant. Il est argumentatif et aborde une approche scientifique dans leur démarche par l’usage de citations et de références bibliographiques38.

D’autre part, nous observons que l’emprunt du raisonnement de l’écrit agit sur la manière de concevoir la mémoire du genre poétique. L’écriture génère des archives et permet au poète de se référer à des œuvres ou à des recherches antérieures. La constitution d’une conscience au passé n’est plus seulement filiale, elle s’élabore par d’autres moyens que l’héritage d’une transmission tels que la production d’anthologies, de recueils, de biographies des maîtres de la littérature de cordel39.

Lorsqu’il s’agit d’étudier ou de transcrire une culture ou un objet oral par une approche qui relève de l’écrit et de sa logique, nombre d’ethnologues ou anthropologues en montrent ses limites. Et pourtant, la poésie de la littérature de cordel fait la démonstration

37 Cette démarche de clarification didactique a été initiée par Manoel Monteiro. Il a écrit divers folhetos qui utilisent un vocabulaire pédagogique et l’associe à la formulation poétique de la littérature de cordel. Il a nommé cette nouvelle approche poétique Novo cordel.

38 Infra Partie 2, chapitre 4. Le registre du réel.

39 Exemples d’anthologie : HAURÉLIO, Marco (éd.), 2012. Antologia do cordel brasileiro. São Paulo : Global Editora ; SILVA, Gonçalo Ferreira da et ACADEMIA BRASILEIRA DE LITERATURA DE CORDEL (éd.), 2008. 100 cordéis históricos segundo a Academia Brasileira de Literatura de Cordel. Rio de Janeiro, RJ : Academia brasileira de literatura de cordel. Exemples de recueil : la collection “Biblioteca de cordel” de la maison d’édition Hedra, São Paulo, la collection 10 cordéis nota 10 de la maison d’édition Imeph.

qu’il est possible de les dépasser. Elle réussit à faire la synthèse des propriétés qui relèvent des deux registres : l’oral et l’écrit.

L’association de l’oral et de l’écrit

Nous comprenons la littérature de cordel, issue de la culture orale, comme une expression adaptative qui a pu se réinventer parce qu’elle n’envisage pas la tradition comme une référence figée au passé qui reconnaitrait l’exclusivité comme condition à l’authenticité (Souty 2007). En parallèle, l’usage de l’écriture et ses emprunts au style formulaire lui confère une structure et un système poétiques référentiels.

Entre passado e presente Precisa haver sintonia, E é importante que a gente Corra atrás de melhoria. Tudo,tudo se renova. O cordel também é prova De grande transformação. Melhorou, se renovou, Mas ele nunca deixou De ser também tradição. (Acopiara de 2012b, p. 17)

Les cordelistas voyagent désormais entre les valeurs différentielles du terme tradition. Nous constatons dans la strophe de Moreira de Acopiara que ce dernier se réfère tantôt à la tradition comme recréation permanente – notion qui est rattachée au registre de l’oral – , tantôt à la tradition conçue selon la logique de l’écriture et qui fait écho avec les valeurs normative et de fixation.

La capacité synergétique de la littérature de cordel à associer des modalités souvent présentées comme opposées l’a hissée au rang de poésie originale qui lui a offert à la fois, des atouts dans sa capacité à se renouveler sans cesse, et un levier d’accès à sa légitimité par l’emprunt des codes du registre de l’écrit. Finalement, plutôt que d’envisager l’utilisation des deux modes d’expression – oral et écrit – comme un facteur qui fut handicapant pour l’étude et la reconnaissance de la littérature de cordel jusqu’aux années 1990, on peut aussi voir cette spécificité comme un atout à long terme. Les cordelistas ont effectivement mesuré le potentiel de leur poésie à jouer sur les deux registres dès lors que l’institution était également prête à

changer son regard sur les formes d’expression populaire40. Cette prise de conscience permet aux poètes de bien mesurer leur propos, d’adapter le choix des thèmes en fonction des projets éditoriaux, culturels ou éducatifs qu’ils mènent ou auxquels ils participent. À ce propos, la maîtrise des deux modes d’expression est soulignée par Michel Zink pour parler de la poésie à la fin de la période médiévale quand l’oralité était dominante mais cohabitait de plus en plus avec l’écriture :

Au demeurant, le poète est nécessairement conscient de cette opposition dès lors qu’il a accès aux deux modes d’expression et qu’il n’évolue pas dans un monde de l’oralité absolue. Le style qu’il adopte, les effets et les procédés dont il joue sont donc en partie conscients eux-mêmes, délibérés, “artificiels” et ne peuvent faire l’objet d’une interprétation univoque. (Zink 1993, p. 94)

Cette remarque a fait résonnance avec notre étude. Une fois adaptée à notre problématique et associée à d’autres lectures, elle a contribué à l’élaboration de l’hypothèse de la réinvention et du rôle participant des poètes dans ce processus. Nous nous sommes rendue compte que ce n’était pas uniquement un mouvement provoqué par les bouleversements de la mondialisation, des progrès techniques et/ou de communication, mais qu’il s’agissait bien d’un changement issu d’une réflexion sur l’état de leur poésie et de la société brésilienne par quelques cordelistas dont Manoel Monteiro fait figure de pionnier.