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3. Les phénomènes de l’institution de la culture au Brésil

3.1. La révolution dans le monde de la littérature de cordel par son artification

3.1.1. Les indicateurs

Nathalie Heinich et Roberta Shapiro ont établi une série d’indicateurs de l’artification. Nous avons retenu les plus significatifs pour le cas spécifique de la littérature de cordel. Dans la majorité des cas, les exemples choisis sont menés par les poètes du corpus.

Le premier est d’ordre terminologique. « Quoi de mieux qu’une invention lexicale pour manifester un nouveau statut ? » (Heinich, Shapiro 2012, p. 281). Initialement, la

59 Quelques principaux cordelistas ayant mené un projet d’institutionnalisation de la littérature de cordel : Gonçalo Ferreira da Silva dans l’état de Rio de Janeiro, Aderaldo Luciano entre les états de São Paulo et de Rio de Janeiro, Arievaldo Viana Lima et Klevisson Viana Lima dans l’état du Ceará, Manoel Monteiro dans l’état de la Paraíba, Crispiano Neto dans l’état du Rio Grande do Norte, Pedro Nonato da Costa dans l’état du Piauí…

60 Il s’agit de marqueurs de l’artification pour les acteurs du processus, et d’indicateurs, pour le chercheur qui l’observe. Nous utiliserons tour à tour ces deux termes.

littérature de cordel est appelée par les poètes et les personnes qui gravitent autour d’eux (lecteurs, vendeurs, repentistas…) de diverses manières qui reprennent l’aspect situationnel et pragmatique de la poésie : folhetos, ABC, poesia de feira, poesia de bancada, arrecife…Le terme literatura de cordel créé par ceux qui l’ont étudiée, va s’imposer progressivement au fil des décennies jusqu’à ce qu’aujourd’hui certains cordelistas, réclament l’adoption du terme unique cordel. Ils accompagnent ce choix d’un argumentaire qui réclame la réévaluation du statut de leur poésie. Une nouvelle appellation pour un nouveau statut. « Nous proposons une nouvelle classification pour le cordel, en commençant déjà par l’abréviation cordel, nous comprenons par-là que ce terme sous-entend déjà de tradition, son caractère littéraire » (Luciano 2012, p. 84). En faisant cela, les effets sont multiples. L’emploi d’un seul terme, tel que cordel, éliminerait les traces lexicales où le signifiant tel que, poesia de feira par exemple, renferme le signifié d’une poésie pratiquée dans des situations sociales qui rappellent dans l’imaginaire social : l’oralité, la collectivité, le populaire. Alors que le choix du terme cordel, abréviation de littérature de cordel, maintient la marque de théorisation. Selon les partisans de cette appellation, la réduction des variations d’appellation vise à une stabilisation lexicale afin de créer un répertoire commun aux poètes, intellectuels et lecteurs…En formalisant leur poésie, les cordelistas définissent le cadre sémantique d’une poésie qui se veut être identifiée sous un genre nouveau.

La stabilisation lexicale se retrouve également dans la description que les poètes font de leur poésie. Cet aspect a été identifié comme l’indicateur discursif. Il s’agit de la production d’écrits ou de discours qui conduisent à l’intellectualisation de la littérature de

cordel. Par exemple, il s’est effectué dès la fin du XXe siècle, une normalisation par les poètes de sa description. Désormais, le tripé est défini comme la base de la construction poétique. Les différentes modalités et subtilités liées à la rime sont aussi décrites. Les poètes ont entrepris une démarche de clarification sémantique pour rendre plus accessible et transmissible leur poésie.

Quando falamos Cordel, Mas o Cordel Brasileiro, Não é qualquer texto impresso Posto à venda o dia inteiro, Pendurado num barbante A dita folha volante, Como fora no estrangeiro.

Nosso Cordel é o texto, Impresso, todo rimado, E ainda tem que ser Em verso metrificado. É comumente a sextilha O recurso utilizado. (Gomes de Sá 2015, p. 4)

Un autre exemple de processus d’intellectualisation qui s’est produit dans la littérature de cordel est la production de plus en plus croissante de livres, essais, articles, éditoriaux ou catalogues d’événements sur la littérature de cordel écrits par les propres cordelistas. Pratique autrefois exercée par les spécialistes, folkloristes, journalistes ou universitaires étudiant la littérature de cordel, elle se partage désormais avec les poètes. D’objet, ils sont passés à sujet. A l’instar du poète Marco Haurélio, diplômé d’une licence de littérature qui se définit également comme folkloriste, éditeur et spécialiste de la littérature de cordel. Il a par exemple écrit l’article Historia Arretada Aprendendo Brasil pela Literatura Cordel qui constitue le dossier de la revue brésilienne de vulgarisation Revista de História da Biblioteca Nacional. Il a été à la révision du catalogue de l’« Espace cordel et repente » de la Chambre Cearense du Livre (CCL) édité pour la 24e Biennale internationale du livre de São Paulo, a écrit des livres ou des anthologies de la littérature de cordel tels que : Literatura de Cordel: do Sertão à sala

de Aula (Paulus, 2013), Breve História da Literatura de Cordel (Claridade, 2010), Contos Folclóricos Brasileiros (Paulus, 2010). D’autres poètes61 participent à l’élaboration du contenu sémantique au sujet de la littérature de cordel. Ils ont un champ d’action intellectuel agrandit afin de convaincre que leur pratique est résolument artistique.

Dans la continuité des deux premiers indicateurs, il y a également le cognitif. Il s’agit de l’individualisation de la pratique inhérente à l’artification à travers, par exemple, la sortie de biographies d’auteur. Car en publiant la biographie d’un poète, il est question d’inscrire la singularité et la qualité de son œuvre dans le corpus culturel national. Ce genre d’ouvrage consacré à un cordelista est encore timide voire inexistant chez les maisons d’édition ou librairies brésiliennes62 qui dominent le marché. Néanmoins, nous avons repéré deux collections de recueil élaborées par des maisons d’édition issues du circuit conventionnel. Une quinzaine d’années séparent ces deux collections, la première fut élaborée par une maison

61 Supra les poètes cités dans la note de bas de page 37. Le poète le plus investi dans le processus

d’institutionnalisation est le cordelista Gonçalo Ferreira da Silva, président de l’academia brasileira de literatura de cordel (ABLC), qui a rédigé la demande d’enregistrement de la littérature de cordel en 2009.

62 Seuls des ouvrages sur Patativa do Assaré ont été réalisés. Bien que celui-ci ait composé des poèmes de cordel, ils étaient principalement sous la forme orale et/ou ne suivaient pas toujours les règles poétiques stricites de la littérature de cordel.

d’édition à São Paulo et la seconde est située à Fortaleza. Elles se différencient également par le traitement de l’approche éditoriale.

La première a été élaborée par la maison d’édition Hedra en 1999 et s’intitule « Biblioteca do cordel ». Elle fut dirigée par un universitaire et spécialiste de la littérature de

cordel, Joseph Luyten, jusqu’à sa mort en 2005. La collection se constitue de recueils de

poètes populaires. Chaque recueil était élaboré par un spécialiste du cordelista qui avait la responsabilité de sélectionner une dizaine de poèmes. Il décrivait le parcours de vie du poète, sa poésie et débattait de manière assez synthétique sur des thèmes qui caractérisait son œuvre. Le format est celui d’un livre de poche comme la majorité des publications de cette maison d’édition. Cet ingénieux procédé rappelle aussi la taille du folhetos tout en demeurant un livre.

La seconde collection a été créée par la maison d’édition IMEPH. Elle est spécialisée dans les livres pédagogiques et jeunesse. Depuis 2001, date de sa création, elle a publié plusieurs cordelivros qui constituent le vaisseau-amiral du catalogue. La collection « Dez cordéis nota dez » lancée en 2016 se constitue de « boîtes de recueil » de poètes. Ces boîtes rappellent celles qui sont généralement utilisées pour rassembler des folhetos de divers

cordelistas. Reprenant ce format usuel de la littérature de cordel, elle innove par l’esthétisme.

Chaque boîte est dédiée à un auteur. Ce qui est étonnant, c’est le contraste marquant entre le contenant et le contenu. Alors que ce dernier garde l’aspect simple par l’usage d’un papier commun, la boîte, elle, est esthétiquement travaillée et conçue avec du papier glacé. Elle s’apparente plus à un coffret qui refermerait une collection d’œuvres d’art naïf.

La première collection « Biblioteca do cordel » cible son approche tant sur le poète que sur sa poésie. Il y a un traitement égal des deux aspects. Dans un mouvement de va et vient, la partie textuelle éclaire et contextualise la partie poétique. C’est comme si la démarche se voulait informative, voir sensibilisatrice si ce n’est éducative.

Malgré la massive bibliographie critique et la vaste production de folhetos (plus de 30000 folhetos de 2000 auteurs classés), la littérature de cordel – dont le début remonte à la fin du XIXe siècle – continue encore d’être en partie méconnue du grand public […]. C’est pour cela que la maison d’édition Hedra se propose de sélectionner 50 chercheurs du Brésil et d’ailleurs qui, à leur tour, choisiront 50 poètes populaires majeurs et prépareront une étude introductive pour chacun, suivi d’une anthologie des poèmes les plus représentatifs. (Cavalcante, Wanke 2000, p. 5, préface de Joseph Luyten, traduction libre)

Tandis que la seconde collection mise sur l’aspect visuel pour attirer le lecteur. Elle joue subtilement sur les deux répertoires graphiques de l’art érudit et de l’art populaire. Elle

les conjugue pour, au final, renfermer et préserver ce qui serait les authentiques folhetos de l’auteur.

Jusqu’aux années 1980, la catégorisation de la littérature de cordel se faisait sous forme de tableaux qui classaient les folhetos par thèmes ou genres. Ce traitement indifférenciait les poètes et reflétait la pensée dominante qui consistait à prendre la littérature de cordel comme collective. En commençant à organiser les collections par auteurs, le traitement rend compte de l’individualité des poètes et de la singularité de leur œuvre, système de pensée propre à l’édition conventionnelle et qui, selon les conceptrices de l’artification « est un signe de reconnaissance de son appartenance au monde de l’art » (Heinich, Shapiro 2012, p. 283).

Le rôle des maisons d’éditions est d’autant plus important que celles-ci introduisent la littérature de cordel dans les circuits du marché du livre. Il s’agit de l’indicateur marchand. Le point précédent sur le monde de la littérature de cordel à São Paulo, nous a permis de constater l’effet boule de neige sur les autres maisons d’éditions brésiliennes lorsque la maison d’édition Nova Alexandria commença à publier la collection Clássicos em cordel et que certains cordelivros furent sélectionnés par des programmes publics. Jusqu’à l’année 2014, l’absorption de la littérature de cordel par certaine maison d’édition n’avait jamais été aussi forte. En 2016, l’IMEPH estime qu’« à travers cet art qui chante et enchante, [la littérature de cordel pourra] amplifier sa participation et son influence dans la conquête de nouveaux lecteurs sur la scène éditoriale brésilienne » (Câmara Cearense do Livro 2016, p. 2, traduction libre). En considérant le cordel comme genre littéraire permettant d’attirer plus de lecteurs, il ne s’agit plus seulement d’un combat pour son intégration dans les catalogues des maisons d’édition mais d’un combat pour l’incitation à la lecture où la littérature de cordel au même titre qu’un autre genre littéraire en serait l’outil.

Cet effet ne s’est pas seulement limité au monde éditorial, il atteint également le monde scolaire et culturel par l’intérêt grandissant des écoles, bibliothèques et centres culturels. Il est l’indicateur spatial. Il y a un déplacement du lieu où se transmet la poésie. Des marchés, de la rue, des veillées et des événements de quartier ou de village, la littérature de

cordel se déclame désormais dans des institutions culturelles et pédagogiques fondées par le

système étatique.

Nous termineronspar les marqueurs qui ont trait à la réorganisation et à la division du travail dans le monde de la littérature de cordel et qui se nomment indicateurs organisationnel et hiérarchique. À mesure que la poésie de cordel devient une œuvre littéraire nationale, l’organisation des activités de coopération de son monde se restructure. Les activités dont le

poète était en charge dans les étapes de la production, distribution et divulgation se réduisent ou se déplacent. Les partenaires avec lesquels il travaille, appartiennent de plus en plus au circuit conventionnel de la culture et de la littérature. Par exemple, les cordelistas du corpus vivent désormais non seulement de la poésie mais également de projets liés à celle-ci : conférences, animations d’ateliers d’événements culturel et pédagogique, directions de collection pour une maison d’édition, expertise pour un projet culturel… Toutefois, il est bon de rappeler qu’une partie des poètes continuent d’avoir une activité professionnelle à côté. Les modifications organisationnelles entrainent une ascension sociale de certains poètes qui autrefois jouissaient, certes d’une notoriété mais dans une sphère limitée et sans avoir forcément de rétribution financière. Désormais, ils peuvent accéder à des postes ou des projets professionnels lucratifs ou honorifiques dans le monde institutionnel et culturel conventionnel.

En faisant l’inventaire des indicateurs significatifs, nous constatons que les changements ne concernent pas seulement l’objet lui-même mais bien le monde qui le crée. C’est pourquoi, nous parlons de révolution dans le monde de la littérature de cordel qui conduit à une révolution de la littérature de cordel.