• Aucun résultat trouvé

1. Cadre théorique

1.4. Le lien entre segmentation d’événements et mémoire épisodique

Nous avons mentionné le fait qu’au quotidien, le flux sensoriel est continu et donc non intrinsèquement structuré. Dès lors, la segmentation d’événements qui se produit durant la perception peut être conçue comme un processus naturel et automatique d’extraction à la fois de la structure et de la signification des événements, puisqu’elle s’appuie sur la notion de but.

Elle constitue donc une forme de traitement de l’information à encoder, et de ce fait, une base pour la mise en mémoire des événements. Il paraît dès lors cohérent de supposer qu’une segmentation efficace mènera à une meilleure mise en mémoire. Nous décrivons donc dans cette section trois études ayant exploré le lien entre la segmentation d’événements et la mémoire des événements.

1.4.1. Segmentation d’événements et mémoire des événements dans une population âgée

La première de ces études est celle de Zacks, Speer, Vettel et Jacoby (2006), qui ont étudié le lien entre la segmentation d’événements et la mémoire de l’événement chez des personnes âgées présentant ou non un vieillissement problématique. Ils ont utilisé un paradigme de segmentation de vidéos et ont ensuite calculé un score de segmentation correspondant au niveau d’accord de segmentation d’un individu donné par rapport à l’échantillon. Après le visionnement des vidéos, les participants effectuaient deux tâches évaluant la mémorisation des vidéos. La première était une tâche de mémoire de l’ordre temporel, qui consistait à trier des photographies issues des vidéos afin de reconstituer l’ordre dans lequel ces images étaient apparues durant la vidéo. La seconde était une tâche de reconnaissance en choix forcé, durant laquelle des paires de photographies étaient présentées aux participants. Pour chaque paire, une des images étaient issue de la vidéo, alors que l’autre était issue d’une vidéo similaire mais néanmoins différente. La tâche consistait donc à indiquer quelle image correspondait à la vidéo qui avait été visionnée. Pour investiguer le rôle de l’âge et du vieillissement problématique, les auteurs ont recruté des participants âgés de 63 à 85 ans. La moitié de ces participants présentaient un score de 0 au Clinical Dementia Rating scale (CDR ; Morris, 1993), ce qui indique l’absence de troubles cognitifs. L’autre moitié avait obtenu un score de 0.5, qui indique la présence de troubles cognitifs très légers, cohérent – d’après les auteurs – avec le premier stade d’une maladie de type Alzheimer. Les auteurs ont également recruté des adultes plus jeunes à des fins de comparaison (ces individus avaient de 18 à 23 ans).

Les résultats de cette étude montrent que l’accord de segmentation était le plus haut chez les jeunes adultes, et le plus bas chez les adultes âgés avec troubles cognitifs. Pour les deux tâches de mémoire, les jeunes adultes ont obtenu la meilleure performance, et les adultes âgés présentant des troubles cognitifs la performance la plus basse. Les capacités de segmentation comme les capacités de mémorisation de vidéos semblent donc se péjorer avec l’âge, et particulièrement lorsque des troubles cognitifs sont présents. Les auteurs ont également analysé les corrélations entre les différentes variables. Ils ont montré qu’il existait une corrélation significative entre l’accord de segmentation et la performance à la tâche de mémoire d’ordre dans le groupe des participants âgés sans trouble cognitif. Les participants présentant le plus haut accord de segmentation étaient ceux qui faisaient le moins d’erreurs dans l’ordre des photographies. Une corrélation significative a également été montrée entre le niveau d’accord de segmentation et la performance à la tâche de reconnaissance pour les deux

groupes de participants âgés. Le fait de segmenter « correctement », c’est-à-dire similairement aux autres participants, semble donc être en lien avec le fait de bien mémoriser l’information contenue dans la vidéo. Il est intéressant de noter que cette relation persiste (pour la mémorisation évaluée avec la tâche de reconnaissance) chez les personnes présentant des troubles cognitifs légers.

1.4.2. La segmentation d’événements comme prédicteur unique et indépendant de la mémoire des événements

Sargent et ses collaborateurs (2013) ont été plus loin dans l’exploration du rôle joué par la segmentation dans la mémorisation d’événements. Ils ont réalisé une étude impliquant 208 participants adultes, âgés de 20 à 79 ans. La segmentation d’événements a été évaluée à l’aide d’un paradigme de segmentation de vidéos. Pour examiner la mémoire des événements, les auteurs ont utilisés trois tâches : une tâche de rappel libre, durant laquelle les participants avaient 7 minutes pour écrire avec le plus de détails possible ce qui s’était passé dans la vidéo qu’ils venaient de voir, suivi d’une tâche de reconnaissance et d’une tâche de mémoire d’ordre similaires à celles utilisées dans l’étude de Zacks et ses collaborateurs (2006). Les auteurs ont également évalué la connaissance des événements des participants, c’est-à-dire les scripts ou schémas d’événements stockés en mémoire à long terme. Pour ce faire, ils ont demandé à leurs participants d’écrire, dans l’ordre, toutes les étapes nécessaires à la complétion de trois activités de la vie quotidienne (différentes de celles montrées dans les vidéos). Les participants étaient aussi évalués à l’aide d’outils psychométriques plus classiques pour différentes capacités cognitives, notamment la mémoire de travail (tâches d’empans), la mémoire épisodique « de laboratoire » (apprentissage de listes et de paires de mots, mémorisation d’images), les fonctions exécutives (e.g., fluence graphique), la vitesse de traitement (e.g., comparaison de formes) et les connaissances générales (test Information de Wechsler, sélection de synonymes/antonymes).

Cette étude visait à déterminer si les capacités de segmentation constituaient bien un prédicteur indépendant pour la mémoire des événements. Afin de répondre à cette question, les auteurs ont testé un modèle à équation structurale incluant différentes variables mesurées dans l’étude. Il est ressorti de cette analyse que la capacité de segmentation d’événements et la connaissance des événements prédisaient de manière significative et indépendante la mémoire des événements (mesurée par la performance au rappel libre du contenu des vidéos).

Notons également que les mesures de mémoire de travail prédisaient significativement une part de la variance des capacités de segmentation d’événements des participants. Ce résultat

est attendu si on considère à la fois l’implication du buffer épisodique, sous-système de la mémoire de travail, et l’implication du self de travail (gestion des buts) dans le fonctionnement de la segmentation d’événements. Enfin, les mesures classiques de mémoire épisodique n’étaient pas un prédicteur direct de la mémoire des événements. Ce dernier résultat appuie la conception selon laquelle les tests classiques de mémoire épisodique sont en réalité peu adéquats, car ils ne ciblent pas l’évaluation des processus sous-jacents au fonctionnement de la mémoire épisodique dans la vie quotidienne. A l’inverse, la segmentation d’événements et la connaissance des schémas ou scripts d’événements semblent constituer des cibles d’évaluation et de revalidation très pertinentes, puisqu’elles sont des prédicteurs directs de la mémoire des événements.

1.4.3. La segmentation d’événements prédit la mémoire des événements dans les premiers stades du vieillissement problématique

Dans l’étude de Sargent et collaborateurs (2013), les participants pour lesquels la présence de troubles cognitifs légers ne pouvait pas être écartée avaient été exclus des analyses. Bailey et ses collaborateurs (2013) ont quant à eux mené une étude comparant trois groupes d’individus âgés, sélectionnés selon leur score au Clinical Dementia Rating scale.

Spécifiquement, le premier groupe incluait des personnes présentant un score de 0 (absence de troubles cognitifs), le deuxième un score de 0.5 (troubles cognitifs très légers), et le dernier un score de 1 (troubles cognitifs légers). Ils ont utilisé le paradigme de segmentation de vidéos et les mêmes tâches d’évaluation de la mémoire du contenu des vidéos que Sargent et collaborateurs (2013 ; i.e., le rappel libre, la reconnaissance en choix forcé et la remise en ordre). Une analyse de régression a montré que l’accord de segmentation d’un participant donné prédisait de manière indépendante et significative sa performance aux tâches évaluant la mémoire des événements, et ce pour tous les groupes de participants. Les auteurs notent que le fait que la segmentation d’événements prédise la mémoire de l’événement même dans le groupe présentant des troubles cognitifs légers est de particulière importance. En effet, dans ce groupe, les participants avaient parfois des difficultés à rappeler quelque information que ce soit concernant le contenu des vidéos. Les auteurs rapportent même que 52.3% des participants de ce groupe n’ont rappelé aucune information précise. Ils ont cependant pu observer une certaine variabilité, dont une part significative est prédite par l’accord de segmentation. Bailey et collaborateurs (2013) proposent donc qu’une bonne capacité à organiser (i.e., segmenter) une activité durant la perception pourrait compenser la péjoration du fonctionnement de la mémoire au quotidien chez les personnes âgées présentant un

vieillissement problématique. Ils suggèrent que des interventions ciblant l’amélioration de la segmentation d’événements pourraient être bénéfiques à la performance mnésique au quotidien, tant chez des personnes ne présentant pas de troubles cognitifs que chez ceux qui souffrent de difficultés cognitives.