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CHAPITRE 2 ÉTAT DE L’ART

2.1 L’innovation et quelques théories ou concepts apparentés

2.2.3 Le difficile équilibre entre exploitation et exploration

Exploitation et exploration nécessitent des compétences différentes et doivent être gérées par des approches de gestion parfois conflictuelles15 (Burgelman, Christensen et Wheelwright, 2004, p.1110). Pour exploiter, l’entreprise doit mettre en place des procédures pour s’assurer que le travail qui doit être fait est bien fait et du premier coup. Ceci implique l’élimination en tout temps des gaspillages que ce soit dans le processus administratif que celui de production. Les compétences de planification, d’exécution, de respect des échéanciers et de maîtrise des coûts sont importantes. Pour explorer, l’entreprise doit mobiliser la créativité individuelle et collective pour sortir des sentiers battus et essayer de nouvelles façons de faire. Les compétences qui doivent être mises en œuvre, dont des compétences de découverte, de réseautage, d’expérimentation et de questionnement. Les compétences d’exploitation et d’exploration peuvent être présentes à des degrés divers chez un même individu, mais la garantie de leurs présences simultanées dans l’entreprise est plutôt possible par une attention au profil individuel dans la composition des équipes de travail.

15 Burgelman, Christensen & Wheelwright (2004, p.1110) déclarent à cet effet : « A third challenge involves

balancing the portfolio of existing and new opportunities over time. This task is particularly difficult for two reasons : Resources at any given time are limited, and new and existing opportunities require that conflicting management approaches be exercised simultaneously. »

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Exploitation et exploration nécessitent des cultures différentes. La mise en œuvre des compétences d’exploitation est favorisée par un environnement qui encourage le statu quo, le respect des procédures. C’est un environnement qui excelle dans le respect des objectifs fixés au moindre coût possible grâce aux outils de recherche opérationnelle. Les activités d’exploitation permettent à l’entreprise de réaliser sa mission et de tenir la promesse faite à ses clients. Le détail et la précision sont importants. Les objectifs sont quantitatifs. La mise en œuvre des compétences d’exploration requiert quant à elle une ouverture à l’erreur. La tolérance au risque est plus grande. Les expérimentations sont encouragées et les échecs sont tolérés. Faire cohabiter exploitation et exploration c’est rechercher un choc culturel (Tushman et O’Reilly, 1996) ; ceci nécessite de la part des gestionnaires des capacités dites dynamiques (O’Reilly et Tushman, 2007).

Exploitation et exploration ne partagent pas les mêmes horizons. March (1991) déclare à cet effet : « Compared to returns from exploitation, returns from exploration are systematically less certain, more remote in time, and organizationally more distant from the locus of action and adaption. » Les activités d’exploitation ont un objectif de courte à moyenne durée. Si elles peuvent viser l’amélioration des pratiques actuelles, c’est pour mieux répondre aux attentes des clients actuels. Elles mobilisent les connaissances déjà présentes dans l’entreprise ou dans son environnement immédiat et pour lesquelles l’apprentissage est rapide. Elles permettent de consolider les acquis. Les activités d’exploration visent le moyen ou long terme et impliquent l’acquisition de nouvelles connaissances à travers la formation, le recrutement de nouveaux employés ou le partenariat (Gilsing et Noteboom, 2006). Elles préparent l’avenir de l’entreprise et servent à opérationnaliser la vision des gestionnaires. Cette vision peut être en continuité avec le passé ou en quasi-rupture. Les différences d’horizon de temps entre l’exploitation et l’exploration sont susceptibles de créer des tensions entre les équipes impliquées suivant les trajectoires de carrière privilégiées soit individuellement soit par l’entreprise.

Exploitation et exploration peuvent véhiculer des valeurs différentes. March (1991) déclare à cet effet : « What is good in the long run is not always good in the short run. What is good at

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a particular historical moment is not always good at another time. » Exploiter c’est travailler pour l’immédiateté ou encore pour accomplir la mission de l’entreprise qui est de satisfaire ses clients pour générer des bénéfices suffisants pour ses propriétaires. La recherche de la rentabilité est au cœur des activités d’exploitation. C’est vital pour la survie de l’entreprise. Même si la survie de l’entreprise n’est pas en jeu, l’exploitation permet de maximiser sa valeur comptable. Pour certains gestionnaires, cela peut s’avérer suffisant. Explorer c’est travailler pour la vision à long terme de l’entreprise. Dans l’exploration, il y a implicitement une volonté de pérennité et de promotion de valeurs autres que la maximisation de la valeur comptable de l’entreprise. Ces valeurs peuvent porter sur la notoriété de la marque ou l’excellence du service ou la solution à une problématique sociétale.

Exploitation et exploration ne présentent pas les mêmes risques. Une organisation qui s’appuie prioritairement sur l’exploitation peut récolter des gains financiers significatifs à court terme, mais elle court le risque de ne pas renouveler ses compétences et se trouver piégée dans une trajectoire technologique qui compromettrait sa survie à long terme, comme illustré sur la Figure 2.2 ci-dessous. Ceci peut d’ailleurs être encouragé par l’adoption dans l’industrie d’un design dominant16. À l’opposé, une organisation qui s’appuie prioritairement sur l’exploration met en danger sa survie à court terme, car elle ne prend pas le temps de mettre à profit les connaissances développées et peut créer un chaos organisationnel avec un changement presque permanent que les employés auront du mal à digérer, comme illustré sur la Figure 2.3 ci-dessous.

16 « Le design dominant est une conception de produit qui est adoptée par la majorité des producteurs, créant

généralement une architecture stable sur laquelle le secteur va concentrer ses efforts. » (Schilling & Thérin, 2006, p.94)

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Figure 2.2 Exploitation > Exploration

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Exploitation et exploration ne partagent pas les mêmes stratégies. Burgelman (2002) a introduit les notions de stratégies induite et émergente en les définissant ainsi :

Induced strategy exploits initiatives that are within the scope of a company's current strategy and that extend it further in its current product-market environment. Autonomous strategy exploits initiatives that emerge through exploration outside of the scope of the current strategy and that provide the basis for entering into new product-market environments. (Burgelman, 2002)

La stratégie induite correspond donc aux activités d’exploitation et la stratégie autonome aux activités d’exploration. Dans une étude longitudinale sur la compagnie Intel, Burgelman (2002) a constaté à quel point la volonté d’aligner stratégie et action peut conduire à moyen terme au blocage de l’entreprise dans une trajectoire de dépendance soit envers la technologie, soit envers le marché, de façon à ce que l’exploitation (livrer une technologie au marché) domine sur l’exploration (trouver de nouveaux besoins du marché qui peuvent être comblés par la technologie). Pour Christensen et Raynor (2003, p. 231), il ne fait point de doute que le défi d’équilibrer la stratégie émergente et la stratégie induite ou délibérée est maîtrisé par peu de gestionnaires et constitue l’un des facteurs les plus importants de l’échec de l’innovation dans les compagnies déjà établies. Ils déclarent à cet effet : « […] A company’s strategy is what comes out of the resource allocation process, not what goes into it. » (Christensen et Raynor, 2003, p. 217).

Exploitation et exploration sont en compétition dans l’allocation des ressources. Comme illustré sur la Figure 2.4 suivante, Christensen et Raynor (2003, p.216) attribuent à l’allocation des ressources la clé qui détermine la primauté entre les stratégies émergente et délibérée. Cette allocation est guidée par les valeurs priorisées par l’organisation. Les initiatives qui reçoivent du financement sont les actions stratégiques par opposition aux intentions stratégiques. Si les valeurs de rentabilité immédiate sont prioritaires, les initiatives d’exploitation seront priorisées. Si les valeurs de durabilité sont prioritaires, les initiatives d’exploration seront priorisées.

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Figure 2.4 Cycle délibéré et cycle émergent de la formulation stratégique Tirée de (Christensen et Raynor, 2003, p. 215)