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CHAPITRE 4: PORTRAIT D'UN MILIEU

4.1 Cartographie des lieux liés à la surdité, à Rouen

4.1.1 Le Centre hospitalier universitaire de Rouen

Le Centre hospitalier de Rouen (CHU) est un acteur clé de la région, notamment en regard des implantations cochléaires et des examens de dépistage néo-natal de surdité qui y sont réalisés. De fait, si le recours à l’implantation cochléaire était encore relativement rare dans les années 1980, il est aujourd’hui normalisé et réalisé sur des clientèles beaucoup plus jeunes26 que cela n’a longtemps été le cas. Au CHU de

Rouen, à la suite d’un changement administratif survenu vers la fin des années 2000, le nombre d’implantations a incessamment augmenté jusqu’à atteindre aujourd’hui un niveau de saturation. Monsieur Laurent, qui travaille au sein de cet établissement, explique :

Jusqu’en mars 2009, on va dire, pour faire simple, c’était le gouvernement, le ministère de la Santé qui répartissait, qui donnait une enveloppe à chaque CHU pour réaliser des implants. Petit à petit, l’enveloppe a augmenté, entre 1992-1993 et 2008, mais elle n’augmentait pas beaucoup. [...] En 2002, on avait cinq ou six implants par an [...] et aujourd’hui, on en met... une trentaine par an parce qu’à partir de 2008-2009, on n’a plus été bridé. [...] Actuellement, ça répond vraiment aux besoins de la région. On n’a plus de file d’attente. (M. Laurent)

Celui-ci voit en la prise en charge précoce de la surdité une chance pour les jeunes sourds et leurs familles et remarque que le recours à l’opération, pour leurs enfants, inquiète de moins en moins les parents qui, en plus de pencher en faveur d’une éducation oraliste, sont majoritairement convaincus des bénéfices à tirer de ce recours :

26 L’âge moyen des patients implantés au CHU se situe entre 11 et 14 mois. Pendant longtemps, cependant, les

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L’implant, je dirais qu’il est vécu avec rien de très original, finalement. L’implant, ça fait un peu peur parce qu’on parle chirurgie. Donc, on va parler chirurgie, mais en même temps, ça donne pas mal d’espoir parce que, ce que veulent la grande majorité des parents, c’est que leur enfant parle. La grande majorité des parents sont oralisant eux-mêmes, donc on va dire que, si vous voulez, le côté « inquiétude », si on parle de l’implant, moi je trouve qu’il est très limité parce qu’en même temps, les gens saisissent que c’est une chance. C’est une chance et c’est une arme de plus pour obtenir vers ce qu’ils ont choisi au départ, quelques mois auparavant, c’est-à-dire de dire « Nous, on veut s’orienter vers une oralisation ». Donc, on va dire qu’il y a une petite inquiétude envers l’opération, mais de moins en moins parce que, comme il y a de plus en plus d’enfants implantés et que les parents discutent ensemble dans les centres, ils voient très bien que les chirurgies se passent bien. (M. Laurent)

À l’extérieur des centres hospitaliers tels le CHU et plus précisément dans les associations et fédérations sourdes, l’implantation cochléaire « précoce » des enfants sourds congénitaux n’est pas toujours interprétée comme « une chance ». Au contraire, elle est souvent perçue comme une manifestation de la non- reconnaissance de la différence sourde par la société entendante, sinon de la mise en œuvre, même, d’un « génocide de la nation sourde ». Une membre du comité administratif de l’Association socioculturelle des Sourds de Rouen et de sa région, madame Fortin, s’inquiète d’ailleurs de l’avenir de la communauté sourde. Selon elle, « Les médecins ont le pouvoir » et les jeunes sourds oralistes — dont feraient partie la majorité des jeunes qui ont reçu une implantation cochléaire pendant l’enfance — sont plus à risque que les jeunes sourds signants « de trouver l’isolement et l’incompréhension de leur place entre le monde des entendants et le monde des sourds27!! Ils ne sauront pas très bien où choisir leur chemin de vie!! » Madame Fortin et d’autres membres de cette association regrettent que la question du développement de l’identité sourde des enfants implantés soit négligée par les médecins : « Notre [première] pensée est de dire qu’ils ne sont pas coupables ni leurs parents entendants, mais nous sommes toujours révoltés contre la responsabilité des médecins... qui ne pensent qu’à réparer nos oreilles » (Mme Fortin).

Cela dit, la prise en compte des activités du CHU de Rouen permet aussi d’apercevoir l’émergence d’un nouveau phénomène, qui est celui de jeunes adultes sourds ou d’adultes sourds plus âgés requérant d’être implantés. Madame Fontaine, collègue de monsieur Laurent, témoigne de cette tendance qu’incarnent ces nouvelles demandes

[...] qui sont celles d’adolescents ou de très jeunes adultes, donc, sourds congénitaux, qui ont une réhabilitation, un parcours classique de sourd — donc souvent avec une partie de scolarité en milieu spécialisé, des séances d’orthophonie pendant des années et des années —, et qui arrivent maintenant à l’adolescence ou tout juste à l’âge adulte et qui viennent demander l’implant avec, parfois, des motivations qui sont pour nous difficiles à cerner. Il n’y a pas eu de rupture particulière dans leur adaptation prothétique. Le prothésiste, lui, il n’a pas noté d’évolutivité particulière de la surdité, mais ils viennent nous demander l’implant parce que, je pense, dans la société il y a de plus en plus d’informations. On voit régulièrement des informations à la télévision, ils lisent, etc., dans la presse, etc. Du coup, ils ont peut-être cet espoir que tout d’un coup, leur surdité, tout ce qu’ils ont... [...] Puis, ce que je voudrais dire aussi c’est que, très souvent, on a le sentiment que derrière, il y a aussi des parents, qui sont toujours très présents, qui prennent toujours beaucoup de choses en charge par rapport à la vie quotidienne de ces jeunes. Eux aussi ont entendu parler de l’implant et puis on a l’impression que parfois c’est eux, derrière, qui poussent. (M. Laurent)

43 À la jonction des perspectives médicale et culturelle de la surdité, le CHU de Rouen — dont les interventions sont à la fois les cibles de critiques, de curiosités et d’intérêts — participe ainsi constamment à la (re)construction des conditions d’expérience de la surdité. Observer les activités qui s’y déroulent et leurs effets sur les scènes rouennaise et haute Normande permet de saisir certaines tensions qui relient les domaines médicaux et culturels de la surdité.