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Intégration scolaire et construction identitaire : regard sur les expériences de jeunes sourds oralistes de la région de Haute-Normandie (France)

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Academic year: 2021

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Intégration scolaire et construction identitaire:

Regard sur les expériences de jeunes sourds oralistes de la

région de Haute-Normandie (France)

Mémoire

Joëlle Dufour

Maîtrise en anthropologie

Maître ès arts (M.A)

Québec, Canada

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III

RÉSUMÉ

Ce mémoire documente les expériences d’intégration sociale et académique de jeunes adultes sourds oralistes de Haute-Normandie, ainsi que leurs perceptions sur leur identité. Il insiste sur l’influence exercée par les premières sur les deuxièmes, en plus de montrer comment les normes sociales et biomédicales orientent les représentations de leur identité et comment, en retour, ces représentations participent à la reproduction de ces normes. Cette étude s’inscrit dans le courant de l’anthropologie du handicap et de la surdité, et s’appuie principalement sur les concepts de stigmate et d’identité sourde. Ses résultats, qui reposent sur 33 entrevues réalisées auprès de jeunes sourds oralistes et de professionnels en surdité, dévoilent que les jeunes sourds oralistes éprouvent d’importantes difficultés scolaires et sociales. Par ailleurs, à travers leur constante recherche de conformité, ceux-ci semblent moins à même de réinterpréter leur surdité de manière positive et, de ce fait, de développer une identité culturelle sourde.

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V

TABLE DE MATIÈRES

RÉSUMÉ ... III TABLE DE MATIÈRES ... V LISTE DES ABRÉVIATIONS ... IX REMERCIEMENTS ... XI

INTRODUCTION ... 1

CHAPITRE 1: PROBLÉMATIQUE ET CADRE THÉORIQUE ... 3

1.1 PROBLÉMATIQUE ... 3

1.1.1 Quelques chiffres ... 3

1.1.2 L’hétérogénéité de la population sourde ... 4

1.1.3 Des revers à l’inclusion scolaire des jeunes sourds ... 5

1.1.4 Objectifs de recherche ... 5

1.2 CADRE THÉORIQUE ... 6

1.2.1 Anthropologie et handicap ... 6

1.2.2 La production sociale du handicap ... 7

1.2.3 L’image sociale de la déficience et du handicap ... 8

1.2.4 Le processus de construction identitaire ... 9

1.2.5 Stigmate et identités ... 10

1.2.6 Des manières différentes d’être et se dire sourd ... 13

1.2.7 Jeunes et surdité ... 18

CHAPITRE 2: CADRE MÉTHODOLOGIQUE ... 19

2.1 Objectifs et terrain de recherche ... 19

2.2 Le processus de recrutement des participants et participantes ... 20

2.2.1 Le recrutement des participants ayant une surdité ... 20

2.2.2 Le recrutement des professionnels du domaine de la surdité ... 21

2.3 Profil des participants ayant une surdité ... 21

2.4 Profil des participants oeuvrant dans des domaines liés à la surdité ... 22

2.5 La stratégie de recherche et la collecte des données ... 23

2.5.1 Des entrevues « plus dirigées que semi-dirigées » avec les personnes sourdes ... 23

2.5.2 Des entrevues semi-dirigées avec les professionnels en surdité ... 25

2.5.3 De l’analyse documentaire ... 26

2.5.4 De l’observation en situation ... 26

2.6 L’analyse des données ... 27

2.7 Considérations éthiques ... 28

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VI

3.1 De la ségrégation à l'école inclusive: l'évolution de la législation encadrant la scolarisation des

élèves à besoins éducatifs particuliers ... 29

3.2 L'organisation de la scolarisation des enfants à besoins éducatifs spécifiques ... 33

3.2.1 Les structures d'accueil et de soutien ... 33

3.2.2 Les principes d'accessibilité et de compensation ... 35

3.2.3 Aides humaines à la scolarisation ... 36

3.2.4 Aides matérielles et aménagements possibles ... 37

3.3 La désinstitutionalisation et le défi, pour les communautés sourdes, de la transmission de leur culture et de leur langue aux plus jeunes générations ... 38

CHAPITRE 4: PORTRAIT D'UN MILIEU ... 41

4.1 Cartographie des lieux liés à la surdité, à Rouen ... 41

4.1.1 Le Centre hospitalier universitaire de Rouen ... 41

4.1.2 Le Centre Beethoven ... 43

4.1.3 Le Centre François Truffaut ... 45

4.1.4 La Société coopérative Lien interéchanges Entendants/Sourds-Sourds/Entendants ... 46

4.1.5 HANDISUP ... 46

4.1.6 L'Association régionale pour l'insertion et l'accessibilité des déficients auditifs ... 47

4.1.7 Des groupes de pression, d'aide et de soutien ... 48

4.1.8 Le Pôle académique pour l'accompagnement à la scolarisation des jeunes sourds de Rouen ... 50

4.1.9 Vie culturelle sourde ... 52

4.4 Des défaillances et lacunes admises aux services et dispositifs existants ... 53

CHAPITRE 5: EXPÉRIENCES D'INTÉGRATION SCOLAIRE ET PERSPECTIVES IDENTITAIRES DE JEUNES SOURDS ORALISTES ... 57

5.1 Les expériences d'intégration scolaire de jeunes sourds oralistes de Haute-Normandie ... 57

5.1.1 Le vécu des participants, aux cycles préscolaire et primaire ... 57

5.1.2 Le vécu des participants, au cycle secondaire ... 63

5.1.3 Le vécu des participants, au cycle supérieur ou en formation professionnelle ... 72

5.2 Les sentiments identitaires de jeunes sourds oralistes de Haute-Normandie ... 77

5.2.1 Sentiments d'appartenance et d'identification ... 78

5.2.2 Points de vue sur la prise en charge rééducative et médicale de la surdité ... 80

5.2.3 Points de vue sur les langues connues ou utilisées ... 82

5.2.4 Points de vue sur les dispositifs d'intégration existants ... 86

5.2.5 Points de vue sur les activités de la vie associative sourde de Rouen ... 88

5.3 Discussion des résultats de ce chapitre ... 88

5.3.1 Intégration, développements technologiques et suivi en rééducation: la difficile remise en question des normes entendantes par les jeunes sourds oralistes ... 89

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VII 5.3.2 Entre stigmatisation et quête de conformité: l'identité personnelle et sociale des jeunes sourds oralistes ... 91 5.3.3 L'intégration scolaire et ses effets sur le développement d'une identité culturelle sourde chez les jeunes sourds oralistes ... 94 5.3.4 Les jeunes sourds oralistes et le renversement du stigmate: l'absence d'un sentiment d'urgence d'agir ... 96

CONCLUSION ... 99 BIBLIOGRAPHIE ... 101

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IX

LISTE DES ABRÉVIATIONS

AFIC: Association française des interfaces de communication

APEDAHN: Association des parents d'enfants déficients auditifs de Haute-Normandie ARIADA: Association régionale pour l'intégration et l'accessibilité des déficients auditifs ASCSRR: Association socioculturelle des Sourds de Rouen et de sa région

AVS: Auxiliaire de vie scolaire BAC: Baccalauréat

BAC SMS: Baccalauréat en sciences médico-sociales BEP: Brevet d'études professionnelles

BTS: Brevet de technicien supérieur

CAMSP: Centre d'action médico-sociale précoce

CDAPH: Commission des droits et de l'autonomie des personnes handicapées CDD: Contrat à durée déterminée

CDES: Commission départementale de l'éducation spéciale CE1: Cours élémentaire première année

CE2: Cours élémentaire deuxième année

CISIC: Centre d'information sur la surdité et l'implant cochléaire CLIS: Classe pour l'inclusion scolaire

CM1: Cours moyen première année CM2: Cours moyen deuxième année CRA: Centre de rééducation auditive CHN: Coordination Handicap Normandie CHU: Centre hospitalier universitaire

EREA: Établissement régional d'enseignement adapté ESS: Équipe de suivi à la scolarisation

IME: Institut médico-éducatif

ITEP: Institut thérapeutique, éducatif et pédagogique

Scop-LIESSE: Société coopérative Lien interéchange Entendants/Sourds-Sourds/Entendants LPC: Langage parlé complété

LSF: Langue des signes française

MDPH: Maison départementale des personnes handicapées

PASS: Pôle académique pour l'accompagnement à la scolarisation des jeunes sourds de Rouen ULIS: Unité localisée pour l'inclusion scolaire

RASED: Réseau d'aide spécialisé aux élèves en difficulté SEGPA: Section d'enseignement général et professionnel adapté SESSAD: Service d'éducation et de soins spécialisés à domicile

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XI

REMERCIEMENTS

La réalisation de ce mémoire est redevable à la participation de nombreuses personnes qui m’ont offert leur soutien moral ou leur aide concrète, à une étape ou une autre de son exécution.

Tout d’abord, je remercie chaleureusement madame Francine Saillant pour la qualité de son encadrement. Merci pour votre disponibilité, votre écoute, votre confiance et vos judicieux conseils. Je remercie également monsieur Normand Boucher, madame Louise Duschene, monsieur Charles Gaucher et madame Josée Tousignant de m’avoir mis les premiers sur les pistes du mémoire que je présente aujourd’hui. À vous tous, merci de m’avoir si bien accompagnée et conseillée, à différents moments de mon parcours. Merci aussi de m’avoir fait confiance et de m’avoir poussée à foncer. Aussi, je remercie chaleureusement tous les participants de cette étude, qui ont si gentiment accepté de m’offrir un peu de leur temps même lorsque celui-ci était rare. Merci de votre intérêt, de vos encouragements et de votre accueil.

Un merci tout particulier, enfin, à monsieur Michel Pons, que je renommerai pour l’occasion « L’homme aux milles raccourcis ». Sans vous, Michel, je serais encore à Rouen à chercher des participants!! Merci pour tout, mille fois. Merci, enfin, à Rollande, Sylvain et Marc-Antoine. Votre présence et votre soutien sont et seront toujours les plus précieux. Vous êtes les meilleurs.

En terminant, je tiens à souligner l’appui financier du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH), qui m’a permis de me consacrer entièrement à mes recherches.

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INTRODUCTION

En France, depuis déjà plusieurs années, la tendance est d’intégrer les enfants en situation de handicap aux écoles de leur quartier, en classes ordinaires ou spécialisées. Il est estimé que la fréquentation d’établissements spécialisés participe à marginaliser ces enfants, tout en diminuant leurs chances de s’intégrer et de participer pleinement au sein de la société. À ce jour, pourtant, plusieurs études ont dévoilé des revers aux politiques d’intégration que plusieurs pays, dont la France, ont adoptées. C’est dans la lignée des travaux qui se consacrent à l’observation critique de tels programmes que s’inscrit ce mémoire, qui se concentre à documenter les effets des nouveaux cadres d’expérience de la surdité sur le développement de l’identité personnelle et sociale des jeunes sourds oralistes de Haute-Normandie. Dans le cadre de cette étude, 33 entrevues ont ainsi été réalisées, dont 16 auprès de jeunes sourds oralistes de Haute-Normandie et 17 auprès de professionnels1 (sourds ou entendants) dont les métiers se liés à la surdité. Toutes ces entrevues ont été réalisées à l’automne 2013, lors d’un séjour à Rouen.

Ce mémoire se divise en 6 chapitres. Le premier d’entre eux présente la problématique à l’intérieur de laquelle s’inscrit cette étude. À cet égard, des données relatives à la fréquentation d’écoles normales par les jeunes sourds, à l’hétérogénéité de la population sourde et aux revers connus des programmes d’intégration scolaire seront rapportées. Les objectifs de la recherche y sont aussi présentés sommairement.

Le deuxième chapitre présente quant à lui le cadre conceptuel ayant guidé l’analyse du corpus de données constitué sur le terrain. La relation qu’entretient l’anthropologie avec l’étude des handicaps sera d’abord exposée, et ce, afin de bien situer ce projet de recherche et ses intentions au sein de cette discipline. Par la suite, nous aborderons les thèmes de la production sociale des handicaps!; de l’image sociale de la déficience physique, intellectuelle ou fonctionnelle!; du processus de construction identitaire!; de la relation du stigmate aux identités personnelles et collectives!; et des différentes manières d’être et se dire sourd.

Le troisième chapitre s’emploie à décrire le cadre méthodologique de cette étude. À une courte présentation des objectifs de ce projet et de sa démarche, succèdent donc les descriptions des techniques de recrutement, d’enquête et d’analyse qui ont été préconisées.

Le contexte dans lequel évoluent les jeunes sourds oralistes de Rouen et de ses environs est l’objet du chapitre suivant. L’évolution de la législation encadrant la scolarisation des élèves à besoins éducatifs particuliers ainsi que l’organisation et le fonctionnement des services d’aides à la scolarisation y sont présentés de manière générale, afin de faciliter la compréhension des expériences et des propos partagés par les jeunes adultes sourds rencontrés. Une section de ce quatrième chapitre s’attarde de plus sur le défi qu’incarne de nos jours, pour les communautés sourdes signantes, la transmission de leur culture et de leur langue aux plus jeunes générations.

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La présentation des données recueillies sur le terrain débute véritablement au cinquième chapitre, par une description des lieux rouennais se liant à l’accompagnement des personnes sourdes ou malentendantes. À cette occasion, des propos des professionnels rencontrés dans le cadre de ce projet sont rapportés, qui éclairent les changements survenus dans les dernières décennies concernant les cadres d’expérience de la surdité.

Enfin, le sixième chapitre présente les expériences vécues par les participants en intégration scolaire, ainsi que leurs sentiments identitaires. Les expériences sociales et académiques des participants intégrés en écoles ordinaires y sont traitées, ainsi que les relations unissant ces expériences avec le développement de leur identité personnelle et sociale.

En guise de conclusion, un retour sur les questions de recherche ayant orienté le déroulement de ce projet sera opéré, et quelques-unes de ses faiblesses seront soulignées. Enfin, un résumé des principaux constats permis par cette étude sera réalisé, permettant de marquer l’intérêt scientifique qu’elle représente.

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CHAPITRE 1: PROBLÉMATIQUE ET CADRE THÉORIQUE

1.1 PROBLÉMATIQUE

1.1.1 Quelques chiffres

En France, l’étude statistique la plus récente2 — réalisée en 1998-1999 — indiquait qu’environ

5 182 000 Français étaient atteints d’une déficience auditive. De ce nombre, environ 1 430 000 étaient atteints d’une surdité moyenne à sévère et 303 000 d’une surdité profonde ou totale. 4,1 % du nombre total des personnes diagnostiquées avec une surdité étaient âgées de 20 ans ou moins et le nombre de personnes sourdes locutrices de la langue des signes était estimé à 44 000 (Sanders et al. 2007).

Concernant les enfants et les adolescents sourds et malentendants français, qui plus est, le mode de scolarisation priorisé est celui de l’intégration en milieu scolaire ordinaire. Aux fondements de cette pratique, on trouve l’idée selon laquelle l’intégration scolaire en milieu ordinaire offrirait plus d’opportunités aux jeunes d’établir des relations sociales avec leurs pairs entendants et leurs enseignants, ce qui, à moyen et à long terme, leur offrirait de meilleures chances de développer les compétences nécessaires pour s’intégrer socialement (Angelides et Aravi, 2007). Regrouper des enfants ayant des différences physiques, fonctionnelles ou intellectuelles avec des enfants qui n’en ont pas permettrait de plus aux premiers d’atteindre une plus grande équité dans l’accès aux connaissances (Stinson et al., 1994). Force est aussi de reconnaître qu’au sein des sociétés où la pratique d’intégration scolaire est d’usage, l’autonomie des jeunes sourds ou malentendants est fortement associée à la maîtrise de la communication orale et écrite.

Cela dit, l’intégration peut se réaliser suivant différentes modalités. Dans une école normale, un ou plusieurs élèves sourds ou malentendants peuvent être scolarisés à l’intérieur d’une classe ordinaire ou dans une classe spécialisée qu’ils fréquenteront à temps plein ou à temps partiel. Les élèves qui ne peuvent pas suivre une scolarisation en milieu ordinaire sont quant à eux orientés vers des établissements spécialisés, de type médico-social. Toutefois, « D’après l’exploitation de l’enquête nationale INSEE-HID concernant l’année 1998 (ORS 1997), les institutions spécialisées ne concerneraient plus que 6 % des élèves sourds et malentendants (sans distinction), âgés de 6 à 25 ans, soit 16 000 élèves » (Dalle-Nazébie et Lachance, dans Gaucher et Vibert 2010 : 127). On peut donc conclure que de nos jours, l’intégration des jeunes sourds et malentendants en milieu ordinaire incarne la norme, en France.

2 INSTITUT NATIONAL DE LA STATISTIQUE ET DES ÉTUDES ÉCONOMIQUES. « Enquête Handicaps,

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1.1.2 L’hétérogénéité de la population sourde

Survenues dans les dernières décennies, la spécialisation des services de rééducation, le perfectionnement et la popularisation de l’implantation cochléaire3 ainsi que la continuelle amélioration des

prothèses auditives et des services de rééducation contribuent au fait que de moins en moins de personnes diagnostiquées avec une surdité congénitale n’arrivent pas à maîtriser au moins minimalement la communication orale et écrite. Pourtant, en raison de la conjoncture grandement variable de toute une série de facteurs personnels, environnementaux et culturels, les expériences faites de la surdité montrent toujours une importante diversité.

La population sourde, en effet, est particulièrement hétéroclite. Notamment, selon leur degré de surdité et selon la langue qu’ils utilisent, les individus diagnostiqués avec une surdité sévère à profonde peuvent être distingués entre locuteurs des langues signées (« sourds signants ») et locuteurs du français oral (« sourds oralistes » ou « sourds parlants »). Le terme « Sourd » est utilisé pour désigner des individus qui, ayant une surdité, se présentent en tant que membres d’une communauté culturellement distincte de celle des « entendants » et pour qui l’exercice de la langue des signes française (LSF) agit en tant que référent identitaire majeur. L’usage de la majuscule présente donc la surdité en tant que critère d’appartenance ethnolinguistique. L’expression « sourd oraliste »4, qui s’avère centrale dans ce projet de recherche, regroupe des individus qui, nés avec une surdité allant de sévère à profonde, utilisent au moins autant la langue orale que la langue signée pour communiquer.

Au sujet de cette distinction entre Sourd et sourd oraliste, de nombreuses recherches ont démontré que c’est en fréquentant des Sourds, en vivant et en partageant leurs expériences de stigmatisation, en apprenant une façon singulière et partagée de voir le monde et en parlant la langue des signes qu’une personne sourde en arrive à se construire ou se reconstruire en tant que Sourd (Delaporte 2002!; Gaucher 2009!; Gaucher et Vibert 2010!; Mottez 2006!; Lachance 2007!; Lane 2010!; etc.). Il est alors possible de se demander comment les adolescents sourds oralistes cheminant en école ordinaire interprètent leur surdité et leurs relations aux personnes sourdes et aux personnes entendantes et comment ces perceptions affectent leur construction identitaire, sachant que chacun ne possède pas les mêmes forces et faiblesses, n’éprouve pas les mêmes besoins en matière d’accompagnement et n’entretient pas de mêmes attentes envers celui-ci (Punch et Hyde 2005). Nous savons d’ores et déjà, cependant, que plusieurs des jeunes sourds et malentendants intégrés en milieu scolaire ordinaire perçoivent l’existence d’une distance — plus ou moins grande, selon les cas — entre eux et le « monde entendant » et entre eux et le « monde sourd » (Kersting 1997; Marschark 2002; Stinson et al. 1994!; Stinson et Antia 1999!; Wauters et Knoors 2008, etc.).

3 L’implantation cochléaire est une intervention chirurgicale qui consiste à insérer, sous la peau et dans l’oreille d’une

personne diagnostiquée d’une surdité sévère à profonde, un dispositif électronique qui restaure en partie l’audition.

4 L’usage d’une minuscule réfère au fait que ces personnes, médicalement sourdes, ne s’identifient pas nécessairement aux

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1.1.3 Des revers à l’inclusion scolaire des jeunes sourds

L’avènement du dépistage néonatal de la surdité, sa prise en charge précoce, l’accès facilité à des technologies de pointe (prothèses, implants), la conception et le raffinement des mesures de soutien scolaire et du matériel adapté ainsi qu’une évolution des textes législatifs5 font en sorte que de plus en plus de jeunes

sourds et malentendants rejoignent, depuis 1975, les bancs d’école ordinaires. À ce jour, pourtant, la littérature scientifique dévoile que ceux-ci vivent souvent de l’isolement (Foster 1988!; Mertens 1989), qu’ils se sentent seuls ou vivent de la discrimination (Foster et Brown 1989!; Kersting 1997).

Il a été démontré, notamment, que la maîtrise de la langue orale exerce une influence positive non négligeable sur la réussite de l’intégration sociale et scolaire des jeunes sourds et malentendants qui fréquentent des écoles de quartier. Stinson et Antia ont ainsi noté que, des jeunes sourds qui ont participé à une étude qu’ils ont menée, ceux qui étaient les plus à l’aise en communication orale étaient ceux qui réussissaient le mieux, académiquement, en plus d’être les mieux intégrés auprès de leurs pairs entendants (Stinson et Antia 1999). Or, de nos jours se retrouvent en écoles ordinaires des jeunes aux taux de surdité divers et aux compétences académiques et sociales hétérogènes. Et à l’inverse de ce qui est espéré, il s’avère que la réalité de l’intégration scolaire incarne souvent, pour les jeunes sourds ou malentendants, un défi en regard de leur intégration sociale. Effectivement, les jeunes sourds n’ont souvent que très peu d’amis dans leur classe et ils sont généralement plus isolés, rejetés ou négligés par les autres que le sont leurs pairs entendants.

1.1.4 Objectifs de recherche

À la lumière des différentes études consultées, il apparaissait pertinent de s’attarder sur les relations unissant les processus de construction identitaire des jeunes sourds oralistes scolarisés au moins partiellement en écoles ordinaires, et ce, en considérant les expériences sociales et académiques — positives ou négatives — faites par ces derniers en ces milieux. Ainsi, cette étude compte trois objectifs :

1. Documenter les expériences d’intégration sociale et académique de jeunes adultes sourds ayant fréquenté des milieux scolaires ordinaires à différentes périodes de leur vie, en insistant sur les difficultés qu’ils auront rencontrées ainsi que les facteurs et les stratégies ayant favorisé ou facilité leur adaptation;

2. Mettre en relation ces expériences avec les constructions personnelles et sociales de l’identité des participants!;

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3. Mettre en lumière l’influence des normes biomédicales et sociales sur le développement identitaire des jeunes sourds oralistes, et le rôle de ces derniers dans la reproduction de ces normes.

1.2 CADRE THÉORIQUE

Les principaux concepts théoriques ayant orienté la réalisation de cette étude et la formulation de ses conclusions seront à présent abordés. Dans un premier temps, nous traiterons du rapport de l’anthropologie au handicap. Le thème de la construction sociale du handicap sera ensuite exploré, afin de montrer en quoi le handicap — qu’il soit de surdité ou non — est toujours conditionnel à et conditionné par des contextes sociaux et culturels particuliers. L’image sociale de la déficience et du handicap, image s’inscrivant dans le registre du manque, sera quant à elle l’objet central du point 2.3. Puis, dans l’optique d’arriver à documenter et expliquer les perspectives des participants sur leur identité, le processus de construction identitaire — processus dynamique et relationnel — sera commenté et, à sa suite, la relation unissant le stigmate à l’identité personnelle et sociale. Enfin, les différentes manières d’être et de se dire sourd qui ont été identifiées à ce jour dans la littérature scientifique seront résumées au point 2.5.

1.2.1 Anthropologie et handicap

En tant que fait social total, le handicap mérite incontestablement l’attention de l’anthropologie, cette discipline qui « [...] s’oriente vers le changement culturel fondé sur l’équité, la justice sociale, le développement et la préservation de la diversité humaine et leur épanouissement dans l’enrichissement du pluriel et du métissage » (Fougeyrollas 2010 : 7). Suivant l’objectif de reconnaître et de faire reconnaître, de valoriser et de comprendre la différence pour favoriser le développement d’un meilleur vivre-ensemble, l’anthropologie du handicap est apte à fournir des outils nécessaires à la défense et à la mise en place d’une meilleure équité, d’une plus grande justice et d’une pleine reconnaissance des personnes ayant des différences corporelles ou fonctionnelles. Elle puise son énergie et sa créativité dans un constat que l’on néglige ou oublie trop facilement, à savoir que « le handicap n’est pas un caractère propre à l’individu, mais […] découle d’un rapport entre individu et société, ou plus justement, d’un lien entre les individus et leur environnement. [Il] résulte d’attentes normatives construites par la société » (Poirier, dans Gaucher 2010 : 76).

En soi, le handicap de surdité, comme tout autre, est une construction sociale et culturelle. Reconnaître le handicap de surdité en tant que rapport, c’est alors s’offrir la possibilité de modifier les représentations et les pratiques qui y sont affiliées. En fait, l’étude du handicap, quelles que soient les manifestations de celui-ci, est un moyen qui nous est donné d’apercevoir non seulement l’ampleur de la diversité humaine, mais aussi ses interstices et la perméabilité de ses frontières. Comme le formule si bien Stiker, « En nous, ou autour de nous, l’avènement d’un “handicap” constitue une désorganisation à la fois

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7 concrète et sociale. Mais de là, nous apercevons une autre désorganisation, bien davantage profonde et douloureuse : celle de nos compréhensions acquises, celle de nos “valeurs” établies » (Stiker 2005 : 3).

1.2.2 La production sociale du handicap

En sciences sociales, le handicap n’a pas toujours été pensé comme étant conditionné par et conditionnel à des contextes sociaux et culturels particuliers. Il y a encore quelques dizaines d’années, effectivement, « le handicap était systématiquement considéré comme une caractéristique de la personne : on concevait que la présence de différences corporelles ou fonctionnelles provoquait automatiquement le handicap, l’exclusion ou la marginalisation » (Fougeyrollas 2010 : 13). De nos jours, cependant, on reconnaît que les individus dont le fonctionnement physique est altéré ne sont pas machinalement limités dans leur vie quotidienne. Notamment, des personnes sourdes qui discutent entre elles en langue des signes n’éprouvent aucun handicap de communication. Par contre, elles se retrouveront en situation de handicap si, à la boulangerie du coin, elles n’arrivent pas à comprendre ou à se faire comprendre par la personne qui leur répond. En fait, la déficience — qui correspond « à une déviation par rapport à une certaine norme biomédicale de l’individu » (Minaire, dans Gardou 1991 : 30) — peut ou non provoquer une incapacité, c’est-à-dire une réduction de la capacité d’accomplir une activité d’une façon ou dans les limites considérées comme normales pour un être humain (idem.).

Subséquemment, dès lors que l’on considère le handicap comme une restriction de participation sociale et non plus comme une caractéristique de la personne, sa source devient « le processus de discrimination qu’engendre la méconnaissance des besoins et des attentes des intéressés et que matérialisent l’inactivité sociale, l’inaccessibilité physique, la ségrégation psychologique, la ségrégation scolaire, professionnelle et sociale, la dépendance économique et civique » (Ebersold 1999, dans Le Capitaine 2004 : 74). Le handicap, autrement dit, se manifeste à l’intérieur de rapports et détermine une situation où l’achèvement d’un rôle attendu ou visé est limité ou interdit par une déficience ou une incapacité. Il est conditionnel à la rencontre singulière de facteurs personnels et contextuels, la qualité de la participation sociale d’un individu étant tributaire des rapports qui l’unissent à son environnement physique et social. La pleine reconnaissance des personnes ayant des différences corporelles ou fonctionnelles exige alors « mouvement profond, voire une révolution » de l’environnement, de la société, de l’école, comme l’exprime Le Capitaine (Le Capitaine 2004 : 77), afin de leur permettre, quelles que soient leurs caractéristiques, de prendre leur place.

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1.2.3 L’image sociale de la déficience et du handicap

En contextes occidentaux, les déficiences physiques, sensorielles et intellectuelles sont d’abord pensées en fonction de ce qu’elles soustraient des individus. Comme l’explique Godin, « Nos sociétés occidentales, dites “modernes”, appréhendent le handicap dans le registre du manque, regroupant sous cette appellation un faisceau très large de déficiences physiques et/ou mentales qu’elles perçoivent également comme des inégalités sociales, des incapacités pratiques et des vulnérabilités individuelles » (Godin, dans Gardou 2010 : 27). La différence est de fait rattachée à la marginalisation, à la stigmatisation ou à l’exclusion. Elle est souvent ressentie comme une menace à la réalisation des individus, et le devoir de solidarité qu’elle engage comme un fardeau pour l’entourage. Comme l’explique Le Capitaine, la personne handicapée est d’abord reconnue pour l’écart aux normes qui la caractérise :

L’autre, qui n’est pas le même en raison de l’écart avec la moyenne, et d’autant plus qu’il peut être catégorisé, est ainsi réduit à cet écart et à ce qui le constitue : les sourds, les nains, les handicapés… Ce qui fait la richesse de la diversité des êtres humains, la richesse de cette diversité et de cette complexité, sont ainsi réduits à des écarts avec une représentation de la moyenne (Le Capitaine 2004 : 81).

Pourtant, aujourd’hui et en d’autres espaces, l’anomalie s’affilie à de tout autres significations. Pierre Godin, précédemment cité, a travaillé en Nouvelle-Calédonie et montre qu’en pays Kanak, notamment, l’individu est considéré « non pas comme un objet séparé, ni même une entité (une monade) dont le biologique suffirait à expliquer les lois, mais comme un lieu d’échanges permanent entre, dans l’ordre de l’espace, le monde interne et le monde externe et, dans l’ordre de la temporalité, les ancêtres et les vivants » (Godin, dans Gardou 2010 : 31). Là-bas, en somme, « Les atteintes au corps ne sont que des symptômes, les maux qu’ils révèlent sont toujours plus profonds, affectant les relations des hommes entre eux et avec les esprits » (Godin, dans Gardou 2010 : 34). Le handicap comme catégorisation, au sens qu’on lui donne en Occident, ne saurait prendre les mêmes significations.

De même, si les représentations qui sont affiliées à ce que l’on désigne comme relevant du handicap varient d’un espace à un autre, il n’est pas à omettre qu’elles varient aussi à l’intérieur d’une société à une même époque, et d’une époque à une autre. Produites socialement et culturellement, les représentations des anomalies physiques, sensorielles ou intellectuelles ont « […] une histoire et une géographie!; elles varient d’une culture à l’autre et à l’intérieur même d’une société selon l’époque. Ce sont elles qui donnent une forme originale au lien social, traçant les lignes de démarcation entre les personnes en situation de handicap et les autres » (Gardou 2010 : 11). En lien avec ceci, soutient Calvez, « Les réponses données aux déficiences physiques ou mentales d’un individu dépendent des principes et croyances qui soutiennent l’ordre social et des possibilités d’attribution d’un statut à l’intérieur de la communauté » (Calvez 1994 : 73).

Ainsi, si l’on se réfère à la déficience auditive, il existe de nos jours — et surtout depuis le XIXe siècle — deux manières de la considérer. La première est d’ordre médical et entend « […] que pour une vie “normale”, une personne doit entendre et être en mesure de communiquer par écrit et verbalement, afin de pouvoir s’insérer dans le collectif social. Dans cette optique, le sens de l’ouïe, la parole et l’écrit sont des

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9 éléments fondamentaux de toute interaction sociale » (Lane [1999], dans Piché et Hubert 2007 : 98), faisant de la surdité une caractéristique fondamentalement négative du fonctionnement de la personne. La seconde perspective implique, quant à elle, que la surdité est une caractéristique positive partagée par des individus appartenant à une même minorité linguistique et culturelle. « Selon cette ligne de pensée, mise en avant par la communauté sourde, la surdité n’est pas un handicap, mais une différence qui peut amener l’individu à faire partie d’une culture ou d’une communauté distincte, bien que minoritaire » (Lane [1999], dans Piché et Hubert 2007 : 98). L’origine du handicap est alors déplacée de la caractéristique physiologique au « […] regard social, [à] l’adhésion à un idéal de santé qui perçoit la surdité comme un manque, une incapacité auditive » (Young [1999], dans Piché et Hubert 2007 : 99). Un fonctionnement particulier, soutenu par des valeurs collectives, permet ainsi de concilier des incapacités reconnues avec une affiliation sociale.

1.2.4 Le processus de construction identitaire

Les identités ont longtemps été pensées par les sciences sociales comme des entités fixes, c’est-à-dire saisissables dans leur totalité. De même, elles ont longtemps été considérées comme des essences n’étant pas susceptibles d’évoluer et sur lesquelles les groupes, comme les individus, n’avaient point de prise (Cuche 2010). De nos jours, toutefois, tel n’est plus le cas. En effet, « [l] es identités créées par tout un chacun ne peuvent […] être appréhendées que comme des projets instables, des identités[s] “à la carte”, jamais pleines et complètes, assurées une fois pour toutes » (Saillant 2004 : 23). Le développement de l’identité est désormais conçu comme un processus relationnel et dynamique qui dépend, comme dans le cas des situations de handicap, de l’articulation de différents facteurs personnels et contextuels.

Stuart Hall est un sociologue ayant considérablement participé à ce renouveau théorique du concept d’identité. Dans un ouvrage de King intitulé Culture, Globalization and the World-System, Hall résume son point de vue : « […] identities are never completed, never finished; […] they are always as subjectivity itself is, in process » (Hall, dans King 1997 : 44). Cette représentation de l’identité comme produit jamais fini portera d’ailleurs Hall, au cours de sa carrière, à proposer que l’on s’attarde plutôt à analyser des « processus d’identification » que de chercher à identifier des identités qui existeraient a priori par et pour elles-mêmes. Il précise : « Structure of identification is always constructed through ambivalence. Always constructed trough splitting. Splitting between that which one is, and that which is the other » (Hall, dans King 1997 : 44). Il ne faudrait pas pour autant conclure que la construction de l’identité — ou l’identification — relève de la seule subjectivité des agents, car elle se déroule aussi à l’intérieur de cadres sociaux qui déterminent leur position et par là même orientent leurs représentations et leurs choix (Cuche 2010 : 101). C’est aussi ce que pointe Davis, qui souligne : « [W]e are not simply whatever we want to call ourselves. Identity is not simply a question of identity shopping. Identity is in constant production and exists at the point of intersection between the individual and other determining structures and institutions » (Davis 2004 : 162).

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À ce même point d’intersection dont fait mention Davis, Kunnen et Bosma soulignent de leur côté l’importance des interactions quotidiennes dans le développement identitaire des individus et des groupes.

L’identité se développe dans la vie quotidienne, durant les transactions concrètes. Elle n’est pas un quelconque construit caché qui résiderait quelque part dans la personne!; le développement de l’identité ne résulte pas de choix abstraits qui seraient faits à un niveau intra-psychique. […] Elle tient à la façon dont la personne quotidiennement se perçoit en différentes situations, et à la façon dont l’environnement la perçoit (Kunnen et Bosma 2006: 14).

Des changements identitaires surviennent, selon ces auteurs, lorsqu’un manque d’adéquation entre la personne et le contexte se fait sentir. Cette inadéquation, pour Kunnen et Bosma, peut être provoquée « par des demandes externes (changeantes), par des événements de vie particuliers, ou par des modifications dans les compétences, les désirs et les préférences de la personne » (Kunnen et Bosma 2006: 14). Ainsi, le développement identitaire des personnes et des groupes est-il non-linéaire, et « […] des événements de vie particuliers, [d]es caractéristiques personnelles ou [d]es aspects de timing peuvent avoir une influence complètement différente sur des personnes différentes, en fonction d’autres aspects du système personne-contexte » (idem.).

Enfin, l’anthropologue Frederick Barth s’est lui aussi concentré sur l’étude du changement identitaire. De ses travaux, nous retiendrons surtout que l’identité et la différenciation sont toujours liées dans une relation dialectique. Dans un chapitre de Théories de l’ethnicité intitulé « Les groupes ethniques et leurs frontières », il écrit que

[…] les distinctions ethniques ne dépendent pas d’une absence d’interaction et d’acceptation sociale, mais sont tout au contraire les fondations mêmes sur lesquelles sont bâties des systèmes sociaux plus englobants. L’interaction dans un tel système social ne conduit pas à sa liquidation par changement et acculturation!; les différences culturelles peuvent persister malgré le contact inter-ethnique et l’interdépendance entre les groupes (Barth 1995 : 205).

Les échanges sociaux se retrouvent donc au cœur de ses analyses, et ses travaux le portent à conclure qu' « […] une culture particulière ne produit pas par elle-même une identité différenciée : celle-ci ne peut résulter que des interactions entre les groupes et des procédures de différenciation qu’ils mettent en œuvre dans leurs relations » (Cuche 2010 : 101). Par le fait même, comme une personne sourde ne peut se penser comme Sourd qu’en s’opposant ou en étant opposée par les autres à des entendants et à de « faux sourds », une personne « sourde oraliste » ne peut se penser de la sorte qu’en s’opposant ou en étant opposée par d’autres à des entendants et à des Sourds.

1.2.5 Stigmate et identités

1.2.5.1 La définition du stigmate Denys Cuche explique que

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Suivant la situation relationnelle, c’est-à-dire en particulier le rapport de force entre les groupes de contact — qui peut être un rapport de forces symboliques —, l’auto-identité [définie par soi] aura plus ou moins de légitimité que l’hétéro-identité [définie par les autres]. L’hétéro-identité, dans une situation de domination caractérisée, se traduit par la stigmatisation des groupes minoritaires (Cuche 2010 : 104)

Cet extrait, de fait, nous rapproche incontestablement des réflexions d’Erving Goffman. Ayant travaillé sur le concept de stigmate, Goffman présente celui-ci comme un type de relation entre un attribut (physique, mental ou social) et un stéréotype. Il précise, dans l’introduction de son ouvrage Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, que « [l]e mot de stigmate [désigne] un attribut qui jette le discrédit profond, mais il faut bien voir qu’en réalité c’est en termes de relations et non d’attributs qu’il convient de parler » (Goffman 1975 : 13) - un attribut ne portant en lui-même ni crédit ni discrédit. Cela dit, dans les sociétés occidentales, les cas de stigmate montrent toujours les mêmes traits sociologiques, c’est-à-dire que

Un individu qui aurait pu aisément se faire admettre dans le cercle des rapports sociaux ordinaires possède une caractéristique telle qu’elle peut s’imposer à l’attention de ceux d’entre nous qui le rencontrent, et nous détourner de lui, détruisant ainsi les droits qu’il a vis-à-vis de nous du fait de ses autres attributs. Il possède un stigmate, une différence fâcheuse d’avec ce à quoi nous nous attendions (Goffman 1975 : 15).

Précisons que la différence de l’individu stigmatisé ou stigmatisable peut être visible et connue, ou ne pas être instantanément perceptible par les individus qui l’entourent. Dans tous les cas, cependant, « Il se passe que ceux qui sont en rapport avec [l’individu stigmatisé] manquent à lui accorder le respect et la considération que les aspects non contaminés de son identité sociale les avaient conduits à prévoir pour lui, et l’avaient conduit à prévoir pour lui-même!; et il fait écho à ce refus en admettant que certains de ses attributs le justifiaient » (Goffman 1975 : 19). Une personne stigmatisée se trouve donc rejetée de la normalité et propulsée dans un espace symbolique dont elle travaille constamment à s’extirper. Et si les personnes en situation de handicap se voient destituées de leur condition humaine ordinaire, on notera qu’elles ne gagnent pas nécessairement un autre statut reconnu par l’ensemble social. Dans cet ordre d’idées, Coleman Brown écrit, dans un chapitre de la troisième édition de l’ouvrage de Davis intitulé The Disability Studies Reader :

Stigma appears to be special and insidious kind of social categorization or […] a process of generalizing from a single experience. People are treated categorically rather than individually and in the process are devalued […]. In addition […] coding people in terms of categories (e.g., « X is redhead ») allows people to feel that stigmatized persons are fundamentally different and establishes greater psychological and social distance (Coleman Brown, dans Davis 2010 : 184).

1.2.5.2 Les réactions à la stigmatisation

Les travaux de Goffman auront révélé, de plus, qu’en aucun cas les individus stigmatisés ne perdent leurs capacités d’agencéité. Il est ainsi fréquent que les individus stigmatisés essaient de corriger directement ce qu’ils estiment être à l’origine de leur discrédit ou encore qu’ils consacrent, en privé, « beaucoup d’efforts à maîtriser certains domaines d’activité que, d’ordinaire, pour des raisons incidentes ou matérielles, on estime fermés aux personnes affligées de [leur] déficience » (Goffman 1975 : 20). De même, « la personne

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honteusement différente peut se couper de ce que l’on nomme la réalité et s’efforcer obstinément d’interpréter au mépris des conventions le personnage attaché à son identité sociale » (Goffman 1975 : 21). Elle peut aussi « se servir de son stigmate en vue de “petits profits”, pour justifier des insuccès rencontrés pour d’autres raisons », « voir dans les épreuves subies une bénédiction déguisée » ou encore « redéfini[r] les limitations des normaux » (Goffman 1975 : 21). Cuche abonde en ce sens :

Définis comme différents par les majoritaires, différents par rapport à la référence que ceux-ci constituent, les minoritaires ne se voient reconnaître qu’une différence négative. Aussi voit-on fréquemment se développer chez ces derniers des phénomènes, ordinaires chez les dominés, de mépris de soi, liés à l’acceptation et à l’intériorisation de l’image de soi construite par les autres (Cuche 2010 : 104).

Ainsi, l’expérience d’être stigmatisé, peu importe la période de vie, peut ou non, selon les individus, affaiblir considérablement leur estime d’eux-mêmes et nuire à l’acquisition des compétences sociales nécessaires à une intégration réussie. Soulignons de plus que tous les individus et tous les groupes stigmatisés n’ont pas le même pouvoir de négocier leurs identités, simplement du fait que « tous les groupes n’ont pas la même autorité pour nommer et pour se nommer » (Cuche 2010 : 105).

Michel Wieviorka s'est concentré plus attentivement sur les processus de production et de reproduction des différences collectives, processus que l’on peut mettre en relation avec le phénomène de stigmatisation des individus et des groupes. Il pose que deux conditions sont susceptibles de provoquer l’engagement d’un processus d’affirmation collective et de renversement du stigmate. La première « renvoie à l’existence d’une situation initiale de domination, de rejet, de disqualification, bref, au fait que la société réelle ne forme pas un ensemble d’individus libres et égaux aussi bien en droit et en théorie qu’en pratique » (Wieviorka 2001 : 161). La deuxième condition est que la différence portée par certains « comporte un principe positif qui permette à l’acteur de s’estimer lui-même, de se représenter à ses propres yeux comme à ceux de la société, non seulement sous l’angle de la privation, de l’exclusion, de la disqualification — par conséquent, sous l’angle du refus, de la défense de soi —, mais aussi comme un être capable d’apporter quelque chose de constructif, de positif, de culturellement valorisé ou valorisante (Wieviorka 2001 : 162). Pour Wieviorka, l’émergence d’une identité collective suppose toujours une volonté de rompre avec une situation d’infériorisation, de s’en dégager. Ainsi, il souligne — et ce point s’avère primordial — que « […] sans la conscience d’une urgence à rompre avec une situation intolérable, la construction d’une appartenance n’est pas éprouvée comme une nécessité impérieuse par la personne, qui voit alors moins de raison d’en effectuer la démarche » (Wieviorka : 165). Ceci explique que toutes les expériences de stigmatisation n’aboutissent pas à la production et l’affirmation de différences collectives. Cela dit, tout comme Goffman, Wieviorka ordonne les types de réactions que sont susceptibles d’adopter les individus en proie à la stigmatisation de leurs pairs. Dans son ensemble, ses généralisations recoupent assez bien celles de l’auteur de Stigmate. Les usages sociaux des handicaps. Ainsi, il soutient que les personnes stigmatisées peuvent : entériner la discrimination en s’autodétruisant!; intérioriser celle-ci au point de s’identifier complètement au discours des dominants!; travailler à cacher le plus possible l’attribut stigmatisant!; prendre le discours du stigmate et le revendiquer!; ou encore, s’ethniciser en transformant la déficience en différence et ainsi

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13 « s’approprier le stigmate pour en faire, par renversement simple, ou avec déplacement, une identité assumée » (Wieviorka 2001 : 172). Le cas des Sourds des communautés sourdes exemplifie cette dernière option : contrecarrant le modèle médical de la déficience auditive, ils réinterprètent leur surdité et la présentent en tant que différence sensorielle essentiellement positive.

Enfin, tout ceci nous porte à constater l’existence d’une gamme toute particulière d’interrelations se posant entre l’expérience d’être en situation de handicap, celle d’être stigmatisé et le développement personnel des personnes atteintes de surdité. La situation de handicap place l’individu en dehors de la norme, tout comme la stigmatisation dont il fait l’objet le réduit à son étiquetage. Selon les interactions, les individus atteints d’une déficience auditive peuvent se trouver ou bien discrédités, ou bien discréditables. Rappelons que le premier scénario survient, aux mots de Goffman, « [l]orsque l’identité sociale d’un individu s’écarte au réel de ce qu’elle est au virtuel » (Goffman 1975 : 57) et que cet écart peut se manifester au moment du face-à-face avec un « normal » (pour reprendre les termes de Goffman) ou survenir au cours d’une interaction. Quant au deuxième scénario, il advient « […] lorsque la différence n’est ni immédiatement apparente ni déjà connue […] » (Goffman 1975 : 57). À ce moment, selon Goffman, « Le problème n’est plus tant de savoir manier la tension qu’engendrent les rapports sociaux que de savoir manipuler l’information concernant une déficience : l’exposer ou ne pas l’exposer, la dire ou ne pas la dire!; feindre ou ne pas feindre!; mentir ou ne pas mentir!; et, dans chaque cas, à qui, comment, où et quand » (Goffman 1975 : 57). Ainsi, à moins d’inscrire leurs actions à l’intérieur d’un processus collectif de renversement du stigmate, les jeunes sourds oralistes, par leurs pratiques, participent inconsciemment à une réitération d’un processus de hiérarchisation qui les discrédite. En effet, “Stigma allows some individuals to feel superior to others. Superiority and inferiority, however, are two sides of the same coin. In order for one person to feel superior, there must be another person who is perceived to be or who actually feels inferior » (Coleman Brown, dans Davis 2010: 181).

1.2.6 Des manières différentes d’être et se dire sourd

1.2.6.1 Des types identitaires sourds

Il a précédemment été mentionné que, de nos jours, deux discours interprétatifs de la surdité s’entrechoquent et s'entremêlent. Le premier est « basé sur la croyance de l’incapacité des personnes sourdes à se prendre en charge!; l’autre, [...] sur la réclamation d’un pouvoir politique d’auto-détermination » (Lachance 2007 : 53). Le deuxième discours, véhiculé par les communautés sourdes, fait notamment appel au concept d’« identité sourde ». Cette identité sourde, pour Gaucher et comme nous le verrons, possède un sens autoréférentiel « qui lui permet d’être à la fois émancipatrice et porteuse d’une nouvelle normativité » (Gaucher 2009:144).

Suivant l’objectif de mieux comprendre ce qui porte certaines personnes à se présenter et se reconnaître en tant que Sourd, Glickman a produit une échelle de développement de l’identité sourde (la Deaf

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Identity Development) — qu’il a ensuite perfectionnée avec la participation de Carey — permettant « to measure how deaf people identifie with the Deaf community and Deaf culture » (Glickman et Carey 1993 : 275). Pour ces deux chercheurs, « The Deaf identity development model (Glickman 1993) is one variant of cultural and racial identity development theories. It describes the process by which some audiologically Deaf people acquire culturally Deaf identity » (Glickman et Carey 1993 : 276). Leur modèle est particulièrement intéressant pour les repères qu’il établit dans le développement de l’identité sourde, et pour la contestation qu’il incarne des conceptions trop naturalistes de cette dernière.

Nonobstant le fait que toute construction identitaire est relationnelle et dynamique, il est entendu, tel que Michel Wieviorka l’exprime dans La Différence, qu’« il n’est pas possible de concevoir l’identité sans une composante, même modeste, qui la tire du côté de la clôture sur elle-même » (Wieviorka 2001 : 191). En cela, les types identitaires qui composent l’échelle de Glickman, sans correspondre à des entités fixes, permettent une meilleure compréhension des stades de développement identitaire des personnes sourdes et malentendantes. Ainsi, le premier type identitaire que Glickman retrace correspond aux individus « culturellement entendants » (culturally hearing). Dubuisson et Grimard proposent ensemble une traduction de la définition qu’en fait l’auteur : « Lorsqu’un individu sourd développe ce type d’identité, il utilise le monde des entendants comme référence de normalité et de santé, et le monde des Sourds en termes de non-normalité, de handicap et de déviance » (Dubuisson et Grimard, dans Gaucher 2010 : 193). Les personnes qui se rangent dans cette catégorie soutiennent la plupart du temps qu’elles sont « malentendantes » et qu’elles ont une déficience auditive. Le deuxième type identitaire composant l’échelle de Glickman comprend les individus « culturellement marginaux ». En ce cas,

[L’individu] se situe alors entre le monde des sourds et celui des entendants, mais ne se sent confortable ni dans l’un ni dans l’autre. Les caractéristiques de ce type d’individus sont leurs comportements sociaux inappropriés dans les deux cultures et leur sentiment d’isolement. Ils ne se sentent pas compétents en signes et n’ont pas une maîtrise de la langue orale qui leur permet des échanges satisfaisants avec les entendants (Dubuisson et Grimard, dans Gaucher 2010 : 193).

Le troisième type identitaire établi par Glickman se lie quant à lui dans la majorité des cas aux individus qui sont immergés au sein de milieux sourds. Il correspond aux individus qui se reconnaissent et se revendiquent en tant que « Sourds ». En effet, « Aspects of this identity include a positive and uncritical identification with Deaf people, the belief that only Deaf people should serve or guide other Deaf people, and anger and resentment toward hearing people. There is also thought to be reversal of what are conceptualized as hearing values » (Glickman et Carey 1993 : 277). Enfin, le type « biculturel » suppose « that an individual is able to gain competence within two cultures without having to choose one culture over the other » (Laframboise et al. [1993], dans Leight et al. 1998 : 330). Un autre type identitaire a cependant été pensé, qui ne se retrouve pas dans le modèle de Glickman. C’est celui qui, selon quelques auteurs, identifie des personnes « malentendantes » (Israelite et al. 2002). Selon Isreaelite, « Hard of hearing people are unique, though heterogeneous group, with needs and existential realities different from those manifested by those who are socially and culturally Deaf. Hard of hearing, in other words, is not some lesser manifestation of 'deaf' but a

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15 disability entity in its own right » (Israelite et al. 2002 : 135). Dubuisson et Grimard synthétisent les caractéristiques des individus rangés au sein de cette dernière catégorie en ces mots : « […] les individus qui développent une identité malentendante ne sentent une appartenance claire ni pour le monde des Sourds, ni pour celui des entendants. Ils recherchent les contacts avec les autres malentendants parmi lesquels ils se sentent totalement à l’aise. Ce choix est distinct de celui d’être culturellement Sourd » (Dubuisson et Grimard, dans Gaucher 2010 : 194). Enfin, la prise en compte de ces différents types identitaires relevés par Glickman prouve qu’il ne suffit pas d’être diagnostiqué comme ayant une surdité pour être Sourd et participer à la vie de la communauté sourde. En fait, « [c]omme il en est de toutes les cultures, on n’y participe que dans la mesure où l’on n’a pas été tenu à l’écart de la communauté, dans la mesure où l’on a été socialisé en son sein » (Mottez 2006 : 144). D’ailleurs, dans cette perspective, Dubuisson et Grimard ont démontré que la qualité de la communication et des échanges avec les entendants et les Sourds est un facteur primordial dans l’orientation du développement identitaire des individus ayant une surdité. Elles insistent sur le fait que cette qualité « varie d’une personne sourde à l’autre et ne peut être atteinte que dans un environnement propice aux contacts avec des pairs sourds et entendants » (Dubuisson et Grimard 2010 : 205). Parallèlement, les conclusions de Mottez dévoilent le même phénomène sans pourtant aborder le thème, pourtant sous-entendu dans son propos, de la qualité des communications établies avec les entendants et les Sourds. En effet, selon lui, le critère majeur d’appartenance aux communautés sourdes « est le recours à la LSF comme langue maternelle […], comme celle dans laquelle on se sent le plus à l’aise même si elle a été apprise plus tardivement que le français » (Mottez 2006 : 145).

1.2.6.2 Communauté sourde et taxonomies des personnes sourdes

« La médicalisation de la surdité a produit une taxonomie où les sourds se voient classés en sourds légers, sourds sévères, sourds profonds, avec des combinaisons de types sourds légers-moyens ou sourds moyens-sévères, sans compter une multitude de paliers intermédiaires » (Delaporte 2002 : 29). Parallèlement, au sein des communautés sourdes existe aussi une multitude de déclinaisons, qui montrent que différents paramètres conditionnent une affiliation variable au « monde des sourds ». Du côté des Sourds, des identités sont attribuées selon des critères qui ne sont pas exclusivement d’ordre médical : « Plus on se rapproche du monde sourd, plus les critères requis [d’affiliation] sont d’ordre culturel!; plus on s’en éloigne, plus ils tendent à être physiologiques » (Delaporte 2002 : 180). Ainsi, des personnes sourdes de famille sourde ou nées sourdes dans une famille entendante mais usant de la langue des signes sont désignées comme étant de « vrais sourds » ou de « purs sourds ». À l’inverse, l’expression « faux sourds » désigne « des personnes à qui l’on reproche d’être imprégnées de valeurs entendantes » (Delaporte 2002 : 182). Un « faux sourd », soutient l’auteur, est ainsi celui qui est

[…] écrasé sous le poids de l’angoisse de sa famille entendante, qui génère déni de la surdité et désir de réparation. Il essaie de se faire passer pour un entendant. Il s’imagine qu’il parle bien même si les

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entendants ne le comprennent pas et se moquent de lui. Il fait confiance à son orthophoniste et à son audioprothésiste pour son intégration dans la société entendante (Delaporte 2002 : 182).

Cette expression est péjorative, mais elle incarne un outil pour penser la diversité et la contradiction, pour penser le centre et la périphérie de la communauté sourde.

1.2.6.3 Phases de développement de l’identité sourde

Stein Erik Ohna a aussi travaillé sur le processus de développement identitaire des personnes sourdes. Sa conception de l’identité évoque, tout comme chez Barth, une étude approfondie des interactions sociales : « Identity is related to the situations or the roles one participates in during a day […]. Experiences from different interactions (the diachronic perspective) will affect the creation of the role, and at the same time the role affect how interactions are to be interpreted, and in this way it contributes to the construction of deafness » (Ohna 2003: 8).

Il repère quatre phases au développement identitaire des Sourds, qui se définissent relativement à l’interprétation, faite par l’individu, de ses rapports aux autres. Ces phases, ce sont celles de l’inconscience, de l’aliénation, de l’affiliation et de l’appropriation. À l’étape de l’inconscience, aucune différence n’est vraiment ressentie par l’enfant sourd, qui se considère tout à fait « comme les autres ». À l’étape de l’aliénation, qui survient généralement à l’adolescence, la situation commence toutefois à changer. Le sentiment d’être mis à l’écart par les autres ou l’impression d’être stigmatisé, entre autres exemples, porte le jeune sourd à se questionner sur son identité, son appartenance. À l’étape de l’affiliation et en contact avec des Sourds, le jeune sourd peut réinterpréter ses problèmes et en poser les origines dans son immersion chez les entendants. Dubuisson et Grimard, à ce sujet, notent que pendant cette phase, « Les valeurs entendantes telles que l’utilisation de la voix ou le port de prothèses sont souvent rejetées et dévalorisées ». Cette étape, selon elles, est souvent conflictuelle. Enfin vient la phase d’appropriation. Aux mots d’Ohna, « This is related to the strategies he or she [l’individu sourd] will use in trying to solve the question: what does it mean to be deaf in my way, in my life? » (Ohna 2003 : 8). Ayant mûri psychologiquement et émotionnellement, l’individu sourd en vient à se demander ce que signifie pour lui le fait d’être sourd. Il en arrive à être sourd — ou Sourd — à sa manière.

Ces phases de construction identitaire exposées par Ohna ne vont pas sans croiser les propos de Charles Gaucher, pour qui l’identité sourde — qui peut prendre plusieurs formes — se définit et se manifeste à travers trois processus de mise à distance identitaire (Gaucher 2009). Se distinguant les uns des autres, ces trois processus ne sont pourtant pas mutuellement exclusifs. Dans une première mise à distance, celle dite « ontologique », c’est une différence fondamentale avec les « entendants » qui se trouve à être saisie et intériorisée par les personnes ayant une surdité. Cette différence, lorsqu’elle est considérée, est située à l’intérieur même du corps et définirait une nature à l’individu qui porte et ressent celle-ci. La mise à distance

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17 « oppositionnelle » entend, quant à elle, la reconnaissance d’un « monde sourd » qui s’opposerait à un « monde entendant ». La différence ontologique devient alors rassembleuse : elle caractérise et détermine les membres d’un groupe qui se distingue du groupe majoritaire. Enfin, la troisième mise à distance relevée par Gaucher est celle qu’il dit « différentialiste ». Alors, non seulement est reconnue l’existence d’un groupe distinct du groupe des entendants, mais on y entend l’existence d’une culture sourde, par la naturalisation notamment du recours à la langue signée. Selon Gaucher, « Les trois niveaux sont toujours présents, comme référents explicites ou implicites, dans les quêtes identitaires sourdes et constituent, en quelque sorte, l’horizon de sens spécifique qui rend ces quêtes possibles » (Gaucher 2009 : 60).

Gaucher remarque aussi un écart entre l’identité sourde revendiquée par certains membres et leaders de la communauté sourde, et celle vécue par chacun. Ainsi, pour expliquer la différence identitaire entre Sourds et entendants, des Sourds se reporteront à l’existence d’une culture et d’une essence sourdes à défendre des tentatives d’assimilation posées par les derniers envers eux. Du point de vue de l’identité vécue, c’est au contraire le constat d’une différence existant entre les individus sourds et les individus entendants qui expliquerait les revendications sourdes pour une reconnaissance de leurs particularités linguistiques et culturelles. Ainsi, deux perspectives qui s’offrent pour expliquer l’identité différenciée des Sourds sont véhiculées par les personnes sourdes : d’un premier point de vue, c’est parce qu’il y a une nature sourde qu’il y a des Sourds!; d’un autre, c’est parce qu’il existe des personnes sourdes qu’il peut y avoir une culture des Sourds. Ceci corrobore tout à fait les propos de Nathalie Lachance, pour qui « La collectivité sourde se construit en interaction avec la collectivité entendante et en marge de celle-ci » (Lachance 2007 : 55). Enfin, il nous faut garder en tête, comme le précise Gaucher encore une fois, que « C’est dans les hésitations, dans les allers et retours ou encore les doubles allégeances à des logiques antinomiques que les individus puisent les fondements de leur identité » (Gaucher 2010 : 45). L’identité sourde se vit d’abord individuellement, et l’existence d’une figure identitaire du Sourd véhiculée au sein des communautés sourdes et subjectivée par leurs membres « témoigne du désir radicalement individualiste de certaines personnes de se réapproprier le sens de leur différence. Différence qui puise sa source dans un corps qui doit être compris comme frontière communicative médiatisée par et qui médiatise des formes de reproduction sociale » (Gaucher 2009 : 8).

Pour Gaucher comme pour Ohna et Lachance, l’aboutissement de ces différents processus de différenciation ne saurait donc être interprété en termes de productions finales et finies, indépendantes des interactions qui les soutiennent. L’identité sourde, somme toute, « est une double construction. Elle est le produit d’un ensemble de discours et de pratiques qui sont perçues par les individus comme les leurs ou du moins comme propres à leur expérience » (Gaucher 2010 : 149).

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1.2.7 Jeunes et surdité

Partant, il est nous est désormais donné de comprendre pourquoi « L’identité est habituellement entendue dans les sciences sociales comme un processus interactif à deux versants inséparables : le versant subjectif d’une définition intime de soi pour soi et le versant social d’une définition statutaire de soi pour et par autrui » (Dumora et al. 2008 : §3). Cela dit, en reconnaissant toujours que les âges de la vie sont culturellement définis, nous conviendrons que l’adolescence occidentale incarne un « moratoire psychosocial », comme l’expriment Cohen-Scali et Guichard, au sens où elle est « une période où l’individu est à la recherche d’idéaux lui permettant de trouver une cohérence interne — une identité — autour d’un ensemble unifié de valeurs » (Cohen-Scali et Guichard 2008 : §17). La confusion identitaire qui peut caractériser l’adolescence prendrait son origine, selon les auteurs, du fait que l’individu n’arrive pas à inscrire ses identifications passées et présentes « […] dans un ensemble plus large d’idéaux relatifs à soi et déterminés par soi » (Cohen-Scali et Guichard 2008 : §6). La confiance acquise par le passé en son identité, sa valeur sociale et sa continuité de caractère est ce qui permettra, ou non, l’atteinte d’une identité du moi qui est assumée.

De plus, il est communément admis que « Adolescence is typically a time of great importance attached to friendships, conformity to peer groups, sensitivity about one’s appearance, and an increasing interest in the other sex » (Punch et Hyde 2005 : 124). Les sentiments d’intégration ou d’isolement social que les adolescents sont susceptibles de ressentir en différentes situations exercent nécessairement une influence dans la construction de leur image de soi, car la qualité des interactions sociales entretenues avec les pairs informe des compétences sociales détenues (Byrnes et Shavelson [1996], dans Punch et Hyde 2005). Pour un jeune stigmatisé ou stigmatisable, l’atteinte d’une cohérence interne peut donc être compliquée, comme nous le verrons un peu plus loin dans ce mémoire, par l’écart existant entre les perceptions qu’il a de lui-même et les images que lui renvoient ses pairs.

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