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PROJET, SE DECALER ET CHOISIR SA TRAJECTOIRE

SE DECALER ET CHOISIR SA TRAJECTOIRE

5.1. Les limites de l’alternatif

5.1.2. Le cadre « institutionnel » du communautaire

Qu’en est-il des « présents » ? Quand bien même une participation régulière est effective, peut-on se retrouver en marge des activités proposées, ne pas « s’identifier » ? Dans quelques cas de personnes interrogées, l’engagement dans un processus de rétablissement est relatif. L’une d’entre elles, Luiza, parle positivement du projet qu’elle fréquente depuis un an et demi mais ne parvient pas à en tirer profit pour elle. L’entretien que nous faisons est focalisé autour de la prise de benzodiazépines que le psychiatre de la structure lui a suggéré d’arrêter progressivement, sans pouvoir véritablement l’accompagner individuellement dans cette démarche. Le tableau dépressif qui l’avait amenée au départ n’a que partiellement disparu et ses angoisses se focalisent sur la consommation de benzodiazépines. Cet exemple réinterroge la question de l’addiction pour laquelle les ressources expérientielles (en somme les usagers qui seraient passés par là) au projet sont relativement pauvres. Orientée par le poste de santé puis par le CAPS vers le projet Quatro Varas, elle se retrouve paradoxalement sans alternative. Cette situation d’apparence banale ne semble pouvoir être accueillie nulle part. Ne connaissant pas les tenants et les aboutissants exacts de son parcours (notre entretien n’ayant été que peu informatif), je suis restée surprise de son errance médicale.

Cette situation, comme bien d’autres, interroge le cadre que j’appellerai « institutionnel » du projet. Quel lien pourrait être fait avec une structure extérieure pour cette patiente ? Qui pourrait se charger de donner un avis, de l’orienter, voire de l’accompagner individuellement dans son sevrage ?

Selon l’axe vertical de la définition de l’alternative (Corin, 2000), le projet se revendique comme novateur, proposant une ressource communautaire, à la fois dans la continuité d’un système de santé qui se veut ancré dans un territoire et à la fois beaucoup plus radical dans ses propositions d’organisation. Les enjeux de pouvoir sont rebattus, les usagers et leur participation au cœur du dispositif. Alors les professionnels n’ont pas le rôle d’expert

80 qui leur est attribué dans les structures classiques et la clinique individuelle ne compte que pour le collectif.

Au projet, nous l’avons évoqué, certaines données sont recueillies concernant les usagers par des feuilles de présences en séance de massothérapie et en thérapies de groupes. Ces données servent à établir des statistiques de présence et faire des demandes de subventions par la préfecture. En aucun cas, elles ne servent une traçabilité clinique ou un suivi individuel. Les professionnels de santé (psychiatre, mais aussi intervenants extérieur en acupuncture ou en hypnose par exemple) travaillent sans traces, sans dossier, sans suivi clinique écrit. Alors que je me détachai d’une objectivation clinique systématique, je me laissai surprendre par les ressources de chacun, et du collectif, par l’ « avantage » que l’usager prenait à ne pas être évalué cliniquement à son arrivée, mais au fur et à mesure, dans une rencontre qui prenait en compte sa trajectoire de vie, comme dans la « vie réelle ».

Cette organisation sans traces cliniques rend possible un accueil sans distinction, dépourvu du stigmate du trouble mental et ouvre l’opportunité aux usagers de faire partie d’une communauté plus proche de la société civile que d’un « groupe de malades ». Mais la question du suivi clinique et du dialogue avec les autres professionnels de santé du réseau s’est souvent posée pour moi. Le lien entre les différents suivis individuels et la participation au projet ne pouvait être faite que par l’usager ou sa famille. C’est ainsi que la mère de Wilson, un des usagers interrogé, est venue nous prévenir de son hospitalisation et de son absence au projet pendant quelques temps. A son retour nous ne savions rien d’une modification de traitement ou du projet de soins établi pour lui. La confiance qui est accordée aux usagers dans la gestion de leur parcours de soins est à la fois précieuse et risquée. Si dans la majorité des cas elle participe de l’autonomie du sujet, dans certains cas limites, elle compromet une trajectoire fluide où les personnes seraient orientées. Je me laissai alors surprendre par certaines personnes en grande difficulté, délirantes, très déprimées, ou simplement en demande de suivi individuel et par l’absence de réponse du projet. Je décidai alors de me placer dans cet interstice, là où mes ressources, à savoir mes compétences cliniques, non spontanément mises à disposition, pouvaient répondre à une demande. J’ai alors commencé à proposer des entretiens individuels d’orientation, apportant ma pierre à l’édifice communautaire. A la fois inutile au fonctionnement du projet et irremplaçable dans la singularité de mon regard, ma proposition faisait sens dans une alternative communautaire en perpétuelle construction. Bien consciente que le projet tournait évidemment sans cette option, je donnais des avis les plus humbles possible et teintés de l’esprit du lieu duquel je

81 m’étais imprégnée. Il fallait jouer le jeu du communautaire, sans mettre de côté l’intuition clinique à laquelle j’étais formée.

Ces entretiens « d’avis » mais aussi les entretiens de l’enquête étaient souvent l’occasion pour les usagers qui n’étaient pas suivis par ailleurs et qui n’avaient pas tout « lâché » en thérapie communautaire de se raconter pour la première fois. Cette activité narrative, contribue par la mise en mot à mettre du sens sur l’expérience : « à la fois par la

définition d’objectifs accessibles contribuant à donner un sens de la vie, et par le pouvoir intégrateur des élaborations narratives » (Pachoud, 2012). Sur le plan fonctionnel, la

possibilité de se raconter avait en soi un impact positif. Plusieurs usagers ont émis la demande de se revoir pour renouveler cet échange, d’autres ont formulé l’envie d’aller voir un psychologue pour un suivi individuel.

Quel serait alors le cadre institutionnel le plus intéressant pour un dispositif communautaire en santé mentale ? Pourrait-il intégrer une place pour la clinique et pour le suivi individuel ? Comment des trajectoires comme celles de Luiza pourraient-elles être accompagnées ?

J’entends les avantages d’une organisation communautaire, horizontale, qui place le sujet et sa singularité à la fois au centre de l’écoute et de l’attention collective, et seul responsable de son rétablissement, car profondément « au même niveau » que les autres. Mais comme dans les cas où elle laisse de côté les absents, elle peut mettre à la marge certains présents, par son cadre même, par un décalage paradigmatique de la trajectoire clinique vers la trajectoire de vie.

Cette question d’organisation institutionnelle rejoint la question des savoirs et de leur utilisation pour ajouter une dimension de clinique et de thérapie au dispositif en place. Comme le fait remarquer E. Corin dans l’analyse qu’elle fait d’un recueil de textes décrivant des ressources alternatives en santé mentale, « la décision d’ajouter une dimension de

thérapie proprement dite aux programmes s’impose à partir d’une fréquentation plus intime des personnes, dans un souci de rencontrer ces personnes au plus près de leur expérience ou de les aider à retrouver une parole et un agir, de les épauler dans leur tentative de vivre »

(Corin, 2000). Cette question est exactement celle que je me suis posée du fait de l’organisation communautaire de la structure. Elle interroge l’emploi des savoirs experts, les préceptes théoriques auxquels sont fait référence pour accueillir les personnes, et leur légitimité dans une relation « thérapeutique » forcément inégale.

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