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PROJET, SE DECALER ET CHOISIR SA TRAJECTOIRE

SE DECALER ET CHOISIR SA TRAJECTOIRE

5.1. Les limites de l’alternatif

5.1.1. Un accueil de tous ?

Dans le langage courant tel que l’explicite le petit Larousse, la notion d’alternative renvoie à l’existence d’un dilemme ou d’un choix entre deux possibilités, par opposition à un modèle unique qui se présenterait sous le signe de l’hégémonie. Avouer que l’on n’a pas d’alternative nous place sous le signe de la contrainte. Dans ce premier sens, l’alternative désigne la possibilité d’une certaine liberté. Dans un second sens, toujours selon le dictionnaire, la notion d’alternative implique davantage un jugement de valeur ; elle décrit alors une solution de remplacement se voulant davantage adaptée aux personnes et aux milieux que les pratiques dominantes. Ellen Corin parle de deux axes permettant d’aborder la question des ressources alternatives en santé mentale : l’axe horizontal, c’est-à-dire la diversification des options de traitement pour un accès à tous, et la possibilité pour chacun de choisir son traitement, et l’axe vertical, c’est-à-dire la revendication de proposer une ressource thérapeutique dont le paradigme de traitement est radicalement différent des solutions classiques « dominantes » (Corin, 2000).

Selon un axe horizontal, le projet Quatro Varas par son caractère communautaire propose une alternative pour tous au système unique de santé (SUS) représenté par les postes de santé et les CAPS, en se plaçant comme une extension au système en place. Il offre alors, nous l’avons vu dans les résultats, un accès gratuit, rapide et opérant à des stratégies de gestion des difficultés relationnelles du quotidien, de l’anxiété, de l’isolement, par la possibilité d’être ensemble dans un lieu d’accueil inconditionnel, par le partage d’expériences en thérapie communautaire et les activités psychocorporelles. Des conseils sur les traitements et certaines interprétations psychopathologiques peuvent également être donnés par le psychiatre lors de séances de groupes.

On discerne alors comment des usagers ont choisi de participer à certaines activités du projet pour s’apaiser plutôt que de prendre un anxiolytique ou de s’investir dans une thérapie pour éviter de payer un traitement médicamenteux. Une des personnes venue pour « douleurs », âgée de 71ans, m’explique qu’elle ne peut se payer ses traitements pour l’ostéoporose que les 15 premiers jours du mois. La massothérapie est une alternative, gratuite, qui soulage sur le moment, et qui pallie une défaillance du système de soin qui

78 n’assure pas au Brésil la gratuité de certains traitements. Une autre personne évoque ce problème : « je ne peux pas me payer 500 R$21 par mois de traitement, et je ne veux pas passer ma vie dépendante de traitement ». En ce sens, le projet milite dans le sens d’un accès

facilité à des ressources thérapeutiques de base.

Ces ressources ne sont pourtant pas adaptées pour tous. Les créneaux d’ouverture ne sont par exemple pas adaptés à un public de « travailleurs ». Les personnes que j’ai vues participer et que j’ai interrogées étaient alors principalement sans activité, retraitées, en arrêt maladie, ou en invalidité. Il y a quelques années, des enfants et des adolescents du quartier participaient à une petite école et à des ateliers d’art-thérapie sur leur demi-journée de libre (au Brésil, les enfants ne vont à l’école publique que la demi-journée). J’ai occasionnellement croisé des travailleurs ou étudiants sur les créneaux du midi. Que dit cette observation des véritables besoins en santé mentale de la communauté des « inactifs » ? A quel point met-elle de côté la santé des « actifs » ?

Une autre observation est que presque aucun usager de drogues ou d’alcool ne fréquente régulièrement le projet, alors même que cette problématique est au cœur des politiques de santé dans le pays (consommation de crack, cannabis, cocaïne). L’offre de santé classique dans le domaine des addictions est-elle suffisante ? Ou bien le projet a-t-il « sélectionné » ses usagers ? Sans intention préalable d’exclure un pan de la population en grande vulnérabilité psychique, le type d’activité ou d’accueil proposé, ou la présence d’usagers quasi-exclusivement non-consommateurs de toxiques ont-t-ils pu influencer au fil des années la texture du public accueilli ?

Je me pose ici la question des « absents » du projet. Dans le cas de mon enquête, un biais de sélection inévitable au regard d’un critère d’inclusion défini selon une présence régulière au projet depuis plus d’un mois, joue sur les résultats : on ne se rétablit pas forcément par un dispositif de santé mentale communautaire. Il faut être disponible et motivé pour s’engager dans un traitement de ce type.

Si la disponibilité renvoie à l’activité, notamment professionnelle, à quoi renvoie la motivation ? Probablement à une santé, une autonomie ou un accompagnement suffisants pour initier et maintenir la démarche. Beaucoup d’usagers interrogés parlent également d’identification au lieu et aux activités proposées. Or celles-ci ont été co-contruites par et pour les personnes de la communauté. Comment ce lieu met alors de côté un pan de la

79 communauté ? Par quels mécanismes le public d’un dispositif communautaire peut-il devenir majoritairement féminin, adulte, inactif et non consommateur ?

L’enjeu d’accès à la santé mentale pour tous est un pari que le projet se propose de relever en mettant cet espace à disposition, pour co-construire et participer à des activités qui ressembleraient à une communauté. Des études dans le champ de la sociologie ou de la santé publique permettraient de mieux comprendre la spécificité du public accueilli et les interactions entre le dispositif et la santé mentale d’une communauté.