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PROJET, SE DECALER ET CHOISIR SA TRAJECTOIRE

« QUATRO VARAS »

3.2. Méthode d’enquête

3.2.2. Choix d’une méthode qualitative

La recherche en psychiatrie peut être de plusieurs types. Elle s’est au départ constituée sur un modèle médical et biologique grâce à l’apport des neurosciences. La démarche hypothéticodéductive qu'elle utilise alors, est à la base de la « médecine par les preuves ». Elle a par exemple permis de grands progrès quant à la description des composants élémentaires du cerveau, les marqueurs biologiques de certains états mentaux etc… Mais les sciences humaines (philosophie, politique…) et sociales (anthropologie, sociologie…) ont toujours critiqué la naturalisation du psychisme en y opposant une complexité irréductible aux lois de la biologie. En explorant les subjectivités et les contextes d’interaction des personnes, les résultats de leurs recherches viennent enrichir celles des neurosciences d’un point de vue clinique et épistémologique. Les sciences humaines et sociales peuvent en effet « développer

des dispositifs méthodologiques afin d’atteindre une connaissance objective et vérifiable d’une structure de signification subjective » (Schütz, Noschis-Gilliéron, Noschis, Caprona, &

Maffesoli, 2008).

Ainsi, l’anthropologie et la sociologie, dans le domaine de la santé s’interrogent sur les conditions historiques, sociales, économiques, politiques et culturelles, de l’existence des troubles mentaux.

La phénoménologie psychiatrique propose, quant à elle, non pas d’expliquer ou de comprendre les symptômes mais d’appréhender l’essence d’un tableau symptomatologique et ses conditions de possibilité. La méthode développée par Edmund Husserl, privilégie une attitude de l’investigateur permettant d’accéder aux structures essentielles de l’expérience humaine et de l’existence (Cermolacce, Martin, & Naudin, 2015).

La santé mentale des personnes dans leur interaction avec un dispositif communautaire est une question dont les déterminants sont ancrés dans le social (ressources, profession, liens sociaux…) mais aussi dans la subjectivité de chacun (sensation de bien-être, autonomie…). Le choix d’une méthode des sciences humaines et sociales apparait alors essentiel.

Les méthodes des sciences humaines et sociales sont préférentiellement qualitatives, inscrites dans une démarche empirique et inductive. La démarche inductive procède par inférence probable, c’est-à-dire en déduisant des hypothèses de l’observation empirique de faits particuliers. Elle est le contraire d’une stratégie déductive, consistant à établir des conclusions spécifiques à partir d’une hypothèse générale.

Parmi les méthodes utilisées, l’ethnographie vise à décrire en profondeur un phénomène tel qu’il est vécu et perçu au quotidien par les acteurs. Elle analyse les facteurs

37 externes qui influencent les émotions, les comportements et les réactions individuels (Corbière & Larivière, 2014).

Cette méthode est basée sur une enquête de terrain, c’est-à-dire sur l’observation intensive d’un groupe humain, l’implication de l’observateur dans le quotidien du groupe observé et la prise en compte d’une série de matériaux non quantifiés (documents, photos, conversations informelles…). Ces observations peuvent être complétées par des entretiens plus formels, individuels ou collectifs, souvent enregistrés. Le séjour prolongé sur le terrain permet d’observer de manière fine et complexe une situation donnée et d’assurer la constance de l’analyse. L’ethnographe adopte une posture qui lutte contre les préjugés et les évidences de sens commun (Corbière & Larivière, 2014; Olivier de Sardan, 2008), se rapprochant alors de la démarche phénoménologique Husserlienne de mettre de côté toute théorie ayant cours, pour procéder au processus de recherche (Cermolacce et al., 2015; Corbière & Larivière, 2014). En outre, une démarche réflexive, inhérente à la recherche qualitative, devra prendre en compte le contexte de production des résultats, c’est-à-dire expliciter les processus interactionnels en jeu entre l’observateur et les sujets enquêtés (Corbière & Larivière, 2014; Olivier de Sardan, 2008; Sakoyan, 2009)

A la différence de la phénoménologie, plus centrée sur le vécu des personnes et la dimension narrative de l’expérience, l’approche ethnographique permet de cerner des contextes larges et des situations d’interaction variées, proposant un regard systémique sur une réalité donnée (Corbière & Larivière, 2014). Je choisis la méthode ethnographique sans me départir complètement d’une approche phénoménologique dans ce qu’elle peut apporter de créatif à une sorte de coopération méthodologique : une attitude qui suspend les évidences de sens commun pour se laisser surprendre par la réalité, et la souscription à l’analyse d’une activité narrative « mode privilégié de description de l’expérience humaine », permettant aux interrogés de se redéfinir (Davidson et al., 2008; Pachoud, 2012).

Le projet Quatro Varas de Fortaleza se prête à une enquête ethnographique dans le domaine de la santé mentale. Son dispositif est novateur et complexe : il est mis en œuvre par un contexte historique, une interaction permanente avec ses usagers, une diversité de propositions de prise en charge de la santé mentale et un public hétérogène. En outre, le contexte culturel dans lequel je m’aventure n’est pas le mien et sa culture psychiatrique peut en être éloignée : il faut une méthode qui cerne ce contexte.

Pour ces raisons « objectives », le choix d’une méthode qualitative exploratoire s’impose. Elle va également permettre d’extraire de ce terrain lointain des hypothèses de recherche plus généralisable à un contexte français.

38 D’autres raisons à ce choix, plus personnelles, peuvent être explicitées pour donner du sens à ma démarche. La méthode de l’ethnographie m’était connue d’un précédent travail de master en anthropologie autour de la question de la place des familles en psychiatrie. J’avais alors envisagé une immersion dans plusieurs services hospitaliers, qui n’avait été que partiellement possible : l’effectif des familles de passage était insuffisant, et une observation participante sans fonction institutionnelle au sein d’un service s’était avérée trop souvent questionnée par les professionnels. J’avais alors principalement travaillé sur un matériau d’entretiens, depuis l’extérieur des services15

. Le fonctionnement communautaire du projet Quatro Varas, plaçant les professionnels du soin, les usagers formés aux différentes activités au même niveau que les usagers simplement bénéficiaires des activités, était adapté à une posture d’observateur, participant, tout en étant distancié des prises en charge psychiatriques, qui, elles se faisaient à l’extérieur du projet. Nous reviendrons sur cette posture dans une prochaine partie.

Une autre raison à ce choix méthodologique était de mieux saisir pour moi le sens d’une expérience professionnelle atypique, dans mon parcours de psychiatre et dans ma trajectoire de vie. En miroir de cette quête de sens, une recherche empirique sur l’expérience des personnes avec qui je travaillais et partageais le statut d’usager, allait apporter des réponses sensibles à la question de mon positionnement de psychiatre en formation.