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Laon et la sculpture rémoise des années 1180

Depuis les travaux de Sauerländer en 1970, la cathédrale Notre-Dame de Laon est unanimement considérée comme la première manifestation en sculpture monumentale du style antiquisant.36 Le chercheur germanique avait quelques années auparavant tenté de démontrer, dans une étude consacrée à la sculpture pré-gothique, que la sculpture de Laon dérive directement de la porte romane de la cathédrale de Reims (Fig. 155), qu’il date vers 1180 par comparaison avec les consoles et la façade de l’église Saint-Remi de la même ville.37 La porte romane proviendrait du tombeau de l’archevêque Henri de France, mort en 1175 dont un fragment fut récupéré au début du XIIIe siècle lors de la reconstruction de la cathédrale de Reims.38 Or, on sait désormais que la datation de la porte romane doit être avancée au début du XIIIe siècle. Irene Plein a en effet parfaitement démontré que s’il s’agissait effectivement d’une récupération d’une niche de tombeau (celui de l’archevêque Guillaume de Champagne mort en 1202). La proximité des rinceaux de vignes s’apparentant directement à ceux de Sens au trumeau du portail central de la façade occidentale datés entre 1194 et 1204 et le lien entre les arcs-boutants du baldaquin et la sculpture de la cathédrale de Chartres après 1194 obligent à situer la porte romane peu après 1200.39 Cette date tardive se confirme, à notre avis, par la comparaison avec le tympan de l’église paroissiale de Germigny-l’Exempt, daté par Willibald Sauerländer de 1215‒1220 (Fig. 156).40 La similitude de la composition s’établit au regard de la Vierge à l’enfant sous un baldaquin trilobé et de la voussure aux figures angéliques. L’église de Germigny-l’Exempt traduit le style 1200 en vogue tout en conservant un hiératisme figé pour la Vierge et répercute la porte romane de Reims antérieure de quelques années.41 Ainsi, la cathédrale de Reims ne peut représenter le berceau du courant antiquisant dont dérive Laon. Nous verrons que la cathédrale laonnaise est la première manifestation sculptée du style

36. W. SAUERLÄNDER 1972.

37. W. SAUERLÄNDER 1956, suivi par L. GRODECKI 1957 ; réédité in Le Moyen Âge retrouvé, p. 339‒406.

38. W. SAUERLÄNDER 1972, p. 96.

39. I. PLEIN 2005, p. 292‒294.

40. W. SAUERLÄNDER 1972, p. 103.

41. Elle-même fait écho au tympan de la porte Sainte-Anne à Paris, vers 1150.

1200, conjointement avec les consoles de Saint-Remi de Reims datées par Anne Prache de 1188‒1190.42

Une monographie récente sur la cathédrale de Laon est désormais disponible grâce au travail de doctorat effectué par Iliana Kasarska.43 Cette étude a le mérite de combler une lacune importante et d’offrir une documentation photographique excellente tout en définissant clairement les étapes de construction. Il ressort de ses recherches la mise en évidence d’une homogénéité architecturale acquise par la rapidité de construction, débutée dès 1155 et achevée vers 1190. Malgré la fluidité du déroulement du chantier, quatre campagnes de construction peuvent être déterminées, d’est en ouest.44 Le rôle de l’évêque Gautier de Mortagne définit de façon décisive l’avancée des travaux, en particulier par son implication financière et son engagement personnel. Son successeur, Roger de Rozoy (1175‒1207), a vu l’édifice terminé, sculptures de la façade occidentale comprises. Illiana Kasarska distingue deux sculpteurs (A et B) ayant travaillé conjointement à la réalisation du décor et estime la durée de la réalisation de l’ensemble des éléments sculptés à près de dix-neuf ans : la façade occidentale, composée de trois porches, était donc achevée vers 1190.45 Elle résout judicieusement le problème du tympan du Jugement dernier, sur le portail sud, stylistiquement différent et nettement antérieur au reste de la façade occidentale. Ce tympan, ainsi que les deux premières voussures, daterait selon elle vers 1150 au plus tard, par comparaison stylistique avec le portail du Mans et avec le tympan de la porte Sainte-Anne de Notre-Dame de Paris, tous deux datés vers 1150. De plus, la référence iconographique au Jugement dernier de Saint-Denis et les relations amicales entre l’abbé Suger et l’évêque laonnais Barthélemy de Joux (1113‒1150) suggèrent que le tympan est imputable à l’initiative de ce dernier. Celui-ci a dû voir le portail de Saint-Denis peu après son achèvement vers 1140. Le tympan du portail sud et les deux voussures furent donc remployés au moment du montage de la façade occidentale vers 1190 et complétés par un linteau et trois autres voussures.46

Bien entendu, Iliana Kasarska ancre la sculpture laonnaise dans le mouvement antiquisant de la fin du XIIe siècle en évoquant les rapports avec Nicolas de Verdun et avec le psautier d’Ingeburge. Elle tente de comprendre l’origine stylistique de la cathédrale de Laon, en faisant, comme Sauerländer,47 appel à la sculpture rémoise des années 1180, celle de la porte romane (en n’intégrant pas les recherches sur la datation d’Irene Plein) et des consoles de l’église Saint-Remi. Après des comparaisons détaillées entre ces groupes d’œuvres, elle conclut que l’un des deux sculpteurs de Laon est également l’auteur des consoles de Saint-Remi. Elle évoque également le vitrail de la Crucifixion de l’abbatiale d’Orbais duquel Marie Harrison Caviness avait rapproché les vitraux de Saint-Remi.48 En rejetant la datation habituelle vers 1200, Iliana Kasarska opte pour une date avant 1180, considérant qu’il devait être en place lors de la consécration de l’église en 1180 – les similarités avec l’art mosan de peu antérieur à Nicolas de Verdun le confirment effectivement – et en attribue le dessin au sculpteur de Laon.49 Ainsi, un même artiste aurait dessiné le vitrail d’Orbais, sculpté les consoles de Saint-Remi pour passer ensuite plusieurs années à Laon, où il achève son œuvre au plus tard en 1190 et serait également responsable, nous le verrons plus loin, de la sculpture de l’église Saint-Yved de Braine. Les similitudes stylistiques entre Saint-Remi et Laon sont indéniables. Le traitement des drapés, leur rapport aux corps, la solide présence de ceux-ci et leur mouvement dans l’espace procèdent manifestement de la même conception artistique. Les consoles présentent

42. A. PRACHE 1978, p. 88.

48. I. KASARSKA 2008, p. 219 ; M. H. CAVINESS 1990, p. 124, Fig. 213. Le vitrail était daté vers 1200, à la suite du travail de doctorat réalisé par Kline, The stained Glass of the abbey Church at Orbais, Ph.D. dissertation, Boston University, 1983. L. GRODECKI (1977) 1983, cat. no 70, p. 286, le situait vers 1190.

49. I. KASARSKA 2008, p. 219.

certainement les ressemblances les plus proches avec Laon. Toutefois, à Reims, on dénote un mouvement plus fébrile qui s’écarte quelque peu de la sérénité et de la forte présence plastique de Laon. Les plis des manteaux de Daniel et de Jérémie (Fig. 159, 160) s’apparentent en effet à ceux de certaines figures des voussures des portails de Laon (Fig. 157, 158). Mais faut-il vraiment y voir la même main, comme le suggère Iliana Kasarska ? Tout en acceptant une relation de dépendance entre Laon et Saint-Remi de Reims, une source commune à l’origine de ces sculptures n’est pas à exclure. Cette source commune pourrait être l’orfèvrerie, medium innovant de la deuxième moitié du XIIe siècle.

Bien que l’influence déterminante de l’orfèvrerie sur la sculpture des cathédrales de la fin du siècle, et celle de Laon en particulier, soit supposée depuis longtemps,50 elle a été peu démontrée. L’examen des voussures de Laon et des consoles de Reims évoque irrésistiblement l’art de Nicolas de Verdun. Cependant, la châsse de Cologne est strictement contemporaine aux œuvres sculptées considérées ici et des différences stylistiques majeures empêchent de voir une filiation directe de celle-ci à la sculpture. Le style de Nicolas de Verdun est en effet plus élaboré ; les vêtements sont plus amples, retombent abondamment aux pieds, les anatomies possèdent un naturalisme plus prononcé et la tridimensionnalité est davantage accentuée. C’est l’ambon qui doit servir de comparaison. La Vierge de l’Annonciation au tympan du portail nord de Laon renvoie à la figure équivalente de l’ambon (Fig.  163,  92). La Sibylle de la quatrième voussure du même portail (Fig. 164) évoque la Vierge de la Crucifixion (Fig. 95) par les plis de la tunique et de la robe. Fides de la deuxième voussure (Fig. 165) rappelle la reine de Saba (Fig. 55) par le port du même type de manteau et surtout par le mouvement diagonal des plis sur la jambe droite et la tension du vêtement sur la jambe gauche. Finalement, la nouvelle Eve du portail de l’Incarnation (Fig. 166) s’apparente à la femme dans la scène du passage de la mer Rouge de l’ambon (Fig. 52).

Outre les liens évidents avec l’ambon de Klosterneuburg, les sculptures de Laon et de Reims possèdent d’autres antécédents orfévrés. Il s’agit d’œuvres issues de la région mosane des années 1160‒1170. Si le Moïse de Saint-Remi présente des similarités étroites avec le Salomon de la châsse des rois mages de Cologne (Fig. 167, 168), en particulier par le manteau attaché au milieu de la poitrine et par le mouvement du drapé sur les jambes, il partage surtout le même procédé stylistique avec la figure de Paul du reliquaire de saint Servais (Fig. 169), conservée dans l’église du même nom à Maastricht et mis en parallèle par Otto von Falke avec le reliquaire de Cologne.51 La manière dont le corps est façonné à travers le vêtement et le système de plis du drapé est très proche. De plus, le mouvement du corps de Paul se répercute sur la figure d’Ezéchiel à Reims (Fig. 170). De manière générale, le même procédé stylistique est employé par le sculpteur ; le rapport corps-vêtement est comparable, les étoffes suivent des lignes sinueuses épousant les anatomies et la tension du vêtement aux saillies du corps rend ce dernier visible à travers le tissu. Les figures de Jean et de Barthélemy attestent, elles aussi, de la proximité avec les consoles de Saint-Remi (Fig. 171). Le sculpteur des consoles connaît indubitablement les expériences orfévrées de la région mosane, les assimile et les adapte dans la pierre. Il en va de même pour le sculpteur de Laon, bien que les rapports soient moins directement évidents. La comparaison entre Paul du reliquaire de saint Servais (Fig. 169) et l’élu de la voussure du portail sud de la façade occidentale (Fig. 158) illustre la similarité de conception plastique des figures, du rapport corps-vêtement et de la souplesse des drapés. Un second reliquaire permet d’appuyer la dette des sculpteurs envers les orfèvres dans la mise en place du style assoupli avant la fin du siècle. La châsse de saint Héribert (Fig. 172‒174), conservée dans le trésor de la cathédrale de Cologne, annonce en effet la sculpture de Laon et de Saint-Remi. Réalisée dans les années 1160, elle est le fruit d’une collaboration entre un artiste colonais et un artiste mosan.52 Contemporaine du reliquaire de saint Servais, elle

50. Voir par exemple, W. D. WIXOM 1970, p. 93‒99. Récemment, I. PLEIN 2008, p. 278, note l’influence de l’orfèvrerie de la région entre le Rhin et la Meuse pour la mise en place du style antiquisant à Laon et I. KASARSKA, p. 213 développe les rapports entre Laon et l’ambon.

51. O. VON FALKE 1911.

52. H. SCHNITZLER 1962 ; Rhein-Meuse 1972‒1973, p. 277‒278.

présente une même conception générale que les groupes de sculptures envisagés ici. Sans témoigner toutefois d’une filiation directe, elle permet de saisir que le style mis en place dans le domaine sculpté dans les années 1180 succède aux apports des orfèvres. Par ailleurs, les importants reliquaires de saint Maurin (vers 1170) et de saint Albin (vers 1186), tous deux conservés dans le trésor de l’église Saint-Pantaleon de Cologne, ont perdu l’ensemble de leurs figures en haut-relief, nous privant par conséquent de témoignages précieux sur l’orfèvrerie rhénane des années 1170‒1180. Il en est de même pour le reliquaire de saint Annon (vers 1183, Siegburg, abbaye Saint-Michel), dont il ne reste plus que la décoration émaillée et les figures en buste des écoinçons. Les apôtres en haut-relief et les scènes en bas-relief de la toiture furent ôtés entre 1803 et 1812, mais une peinture de 1764 nous en conserve le souvenir.53 La présence physique, l’imposante posture des figures assises sous des arcatures trilobées séparées par des doubles colonettes – formule identique à celle choisie par Nicolas de Verdun pour le reliquaire des rois mages – dépassent les figures des reliquaires précédemment mentionnés et témoignent de l’antériorité de ce style en orfèvrerie.

Laon est donc, tout comme Saint-Remi de Reims, le berceau du style 1200 dans le domaine de la sculpture. Nous avons vu que l’origine de ce style était l’orfèvrerie des années 1160 à 1180. Malgré cela, ces sculptures entretiennent-elles un lien direct avec l’art antique ? En effet, les rapports avec l’Antiquité sont toujours évoqués dans la littérature secondaire.

Irene Plein, en dernier lieu, les mentionne en précisant qu’il ne s’agit pas d’un rapport direct mais indirect, via des œuvres byzantines, l’enluminure et l’orfèvrerie.54 Afin de préciser le lien qu’entretiennent les sculpteurs de la cathédrale Notre-Dame de Laon avec le passé, nous avons procédé à une étude comparative entre la sculpture de Laon et les œuvres antiques. Il en résulte qu’aucun lien direct ne peut être confirmé.

Les comparaisons les plus proches qu’il est possible d’établir sont les suivantes. Tout d’abord, le procédé stylistique des figures des voussures assises suit celui du groupe d’Apt (Fig. 59), évoqué précédemment en relation avec Nicolas de Verdun. La figure de l’Arithmétique (Fig. 175), sur la fenêtre nord, illustre l’analogie dans la manière de creuser les plis, de restituer les étoffes sur les jambes par de larges plis arrondis et de rendre apparents les genoux. Il est difficile dans un tel cas de comprendre si le sculpteur a étudié ou non une statue antique de ce type ou s’il a assimilé une manière de faire auprès d’artistes qui sont passés par une étude directe des œuvres antiques. Nous n’avons pas trouvé d’œuvres antiques qui présenteraient rigoureusement le même système stylistique qu’à Laon, ni même un motif identique. De manière globale, la sculpture de la cathédrale présente un foisonnement de plis plus important que dans l’Antiquité, classique ou tardive, moment où les plis des vêtements étaient plus organisés que ce que nous pouvons observer à Laon. Prenons l’exemple de l’ange de l’Annonciation au linteau du portail nord (Fig. 163) et comparons-le avec deux personnages sur un sarcophage de la famille Pignati à Ravenne qui se trouvait au XIIIe siècle dans l’église San Lorenzo in Cesarea (Fig. 176).55 Le mouvement d’avancée des personnages et l’aspect général des drapés sont proches : le manteau tend sur la jambe arrière en raison du mouvement des figures. Mais, le système choisi pour l’ange de Laon, avec une double compartimentation triangulaire des plis du vêtement, est anti-naturaliste et se réfère encore au « damp-fold style » dérivé de l’art byzantin en vogue au milieu du XIIe siècle. De même, un byzantinisme accusé ressort de l’examen du groupe des rois mages au tympan du même portail. La posture du roi debout au premier plan, avec une jambe fléchie et une autre totalement tendue, ainsi que l’envolée du manteau, renvoie effectivement à des prototypes byzantins.

Bien que de manière globale, la sculpture de Laon évoque immédiatement la sculpture antique, très peu de parallèles peuvent véritablement être établis. Tout porte à considérer que les innovations mises en place dans la sculpture dès les années 1180, à Laon mais aussi à

53. P. LASKO (1972) 1994, p. 241.

54. I. PLEIN 2005, p. 278.

55. Die Sarkophage der westlichen Gebiete des imperium romanum 1979, cat. B1, p. 54‒55.

Saint-Remi de Reims, résultent du fruit d’une interaction entre les orfèvres et les sculpteurs et ne passe pas par une confrontation directe avec des œuvres du passé. Les sculpteurs actifs sur les deux chantiers assimilent et adaptent les innovations stylistiques contemporaines de l’orfèvrerie.

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